Mercedes-Benz SL 65 AMG Black Series (R230) : ainsi meurent les civilisations
Les fans des Beatles savent que Revolution (morceau écrit et composé par John Lennon en 1968) a existé en plusieurs versions, dont les deux plus connues se situent aux antipodes l’une de l’autre. Sur le Double Blanc, en figure en effet une exécution lente, sensuelle et presque grasseyante, tandis que son auteur enregistra en parallèle une variante bien différente, sur un rythme accéléré, les guitares se trouvant à la limite de la saturation et s’efforçant d’inscrire cette chanson dans une forme de sauvagerie conceptuelle. On pourrait en dire autant de la Mercedes SL de la génération R230 (2001-2011) : cette auto a assumé plusieurs identités successives, du paisible cabriolet de plaisance pour octogénaires fortunés au roadster surpuissant mais difficile à maîtriser. Cependant, il faut croire que les 612 chevaux de la SL 65 AMG originelle, qui couronnait pourtant très honorablement la gamme, n’étaient pas suffisants car les ingénieurs d’Affalterbach décidèrent, eux aussi, de saturer leurs instruments et de pousser la plaisanterie un peu trop loin — juste pour voir. Et devinez quoi : il se trouva, quelque part au sein de la direction générale de Daimler, des décideurs assez cinglés pour donner une suite industrielle au résultat de leurs fantasmes ! La Black Series était née…
Une succession délicate
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la littérature publiée par ou en association avec Mercedes est abondante. Brochures commerciales, monographies, ouvrages rétrospectifs consacrés à une époque ou à un modèle en particulier, le matériau ne manque pas et, dans la plupart de ces documents, résonne complaisamment une notion en forme de leitmotiv : la rationalité ! Qu’on se le dise une bonne fois pour toutes : les ingénieurs de la maison ne sont pas là pour rigoler ; il ne faut pas compter sur eux pour se livrer à des excentricités gratuites et, à titre d’exemple, les ergonomes employés chez Alfa Romeo durant les années 1980 n’auraient probablement eu aucune chance d’être embauchés à Stuttgart, où les tableaux de bord façon Star Trek, les mallettes amovibles intégrées au mobilier et les commandes de lève-vitres implantées au plafond ont dû susciter bien des rictus de commisération.
C’est la raison pour laquelle, lorsqu’une entreprise aussi sérieuse — il aurait été facile d’ajouter désespérément, mais nous ne tomberons pas dans le piège — se vautre avec concupiscence dans un exercice de style aussi furieusement déconnecté de toute logique, le résultat vaut le déplacement mais, avant de l’examiner en détail, nous vous convions à un bref rappel historique. Lancée à l’automne 2001, la R230 prenait la suite de la R129 et il ne s’agissait pas là d’une tâche facile, tant cette dernière avait fait flamboyer l’admiration unanime des observateurs. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas, c’est entendu ; néanmoins, en succédant à l’un des chefs-d’œuvre réalisés sous la férule de Bruno Sacco, la première SL du XXIème siècle risquait fort de décevoir, et ce fut partiellement le cas. Les phares en forme de paires de cacahuètes ressemblaient vraiment beaucoup à ceux des CLK de seconde génération — encore à naître —, alors que la poupe, molle et rebondie, payait cash l’intégration du toit en dur puisque la voiture était devenue l’un de ces coupés-cabriolets tellement en vogue il y a vingt ans, comme Pierre vous le narre par ailleurs. Ce design relativement mièvre abritait toutefois un éventail de mécaniques à la hauteur de la légende et dont les puissances, durant la vie du modèle, varièrent pratiquement du simple au triple, les heureux clients ayant le choix entre trois architectures, à six, huit ou douze cylindres, toutes en V.
Walt White vs Charles Ingalls
Comme chacun sait, la critique est aisée mais l’art est difficile et il va de soi qu’une fois gréée en version 55 AMG, l’auto correspondait davantage au scénario de Breaking Bad qu’à celui de La Petite Maison dans la Prairie. Parfois, des jantes de 19 pouces, un jeu de boucliers plus agressifs agrémentés d’écopes suggestives, des bas de caisse spécifiques et, naturellement, une sonorité moteur soigneusement travaillée peuvent transfigurer une voiture — surtout lorsque son niveau de puissance suit le mouvement et, aujourd’hui encore, les 500 chevaux de l’engin demeurent impressionnants. Ce n’était pourtant que le premier étage de la fusée et, dès 2004, le V12 maison, lui aussi retravaillé chez AMG, vint se blottir sous le capot du roadster, s’astreignant ainsi à combler le vide laissé par les SL 70 et 73 de la génération précédente. Bien sûr, la puissance brute ne fait pas tout et, à partir de ce moment-là, des remarques acides commencèrent à fuser depuis les bureaux de l’autre grande maison stuttgartoise, les responsables de Porsche ne se privant pas de faire remarquer qu’en raison de son poids, la SL ne serait jamais une authentique sportive, fût-ce avec un moteur de 1000 chevaux…
De fait, en ce temps-là, les Mercedes-AMG V8 ou V12 intéressaient davantage les amateurs de rodéo que les férus de pilotage et ces machines, superfétatoires à bien des égards, distribuaient les sensations avec autant de générosité que d’approximation — c’est sans doute ce qui les rendait si attachantes. Leur concept ne connaissait aucun équivalent, ni en Europe, ni aux États-Unis, ni au Japon ; cette agrégation entre un héritage historique monumental, une ingénierie de pointe et un joyeux déferlement de puissance digne d’un muscle car a abouti à une série de voitures prodigieusement paradoxales, puisque tout à la fois germaniques et imparfaites, à de longues encablures du remarquable équilibre d’une AMG GT actuelle. À cette aune, on aurait pu croire que la « 65 » représentait un sommet indépassable de déraison mais, en l’espèce, les limites sont faites pour être pulvérisées et c’est ainsi qu’en 2008, on apprit avec un émerveillement mêlé de stupeur et d’effroi que la SL 65 AMG Black Series allait être commercialisée !
La revanche du V12
« Les modèles SL ne sont pas des voitures de sport inconfortables. Elles ne sont pas de bruit et on n’y est pas à l’étroit. Leur équipement et leur confort de conduite correspondent en effet à ceux des grandes berlines Mercedes-Benz. » À la lecture de ces quelques lignes, qui datent du mois d’août 1978 et sont issues du catalogue consacré à la gamme SL de cette année-là, on peut mesurer le gouffre qui sépare ce discours infatué et soporifique des motivations de ceux qui ont commis — il n’y pas d’autre mot — la Black Series. Établie par l’AMG Performance Studio sur la base de la version la plus puissante de la gamme, cette dernière en reprenait donc le moteur, mais celui-ci avait subi un certain nombre de modifications, lesquelles méritent d’être détaillées.
En guise de préambule, rappelons-en les caractéristiques de base : nous nous trouvons en présence d’un douze-cylindres en V, ouvert comme il se doit à 60 degrés. L’alésage et la course, respectivement de 82,6 et 93 mm, donnent une cylindrée exacte de 5 980 cm3 (sans rapport clairement défini, donc, avec le nombre « 65 » retenu pour la désignation commerciale du modèle). Bénéficiant d’une distribution à trois soupapes par cylindre (deux pour l’admission, une pour l’échappement), le groupe reçoit le renfort de deux turbocompresseurs. Le bilan chiffré laisse songeur : aux 670 chevaux dorénavant délivrés par le V12, s’ajoutent les 1000 Nm de couple — valeur inchangée afin de préserver la boîte de vitesses, mais était-il nécessaire d’aller plus loin ? Par rapport au SL 65 de base (sic), la puissance progresse de 58 chevaux, obtenus désormais à 5400 tours/minute au lieu de 4800, ce qui renforce encore la rage exprimée par ce moteur aux multiples vocations, capable de déplacer sereinement une Maybach comme de catapulter une sportive biplace d’un virage à l’autre…
La comparaison de ces valeurs avec celles du supercar Mercedes contemporain, c’est-à-dire la SLR McLaren, peut donner lieu à une certaine perplexité. Plus puissante de 44 chevaux et sensiblement plus coupleuse, la SL Black, dont le rapport poids/puissance s’avère un peu plus favorable, peut incarner une forme de revanche du douze-cylindres. Elle exprime sa sophistication d’une façon très différente, plus brutale en un sens ; là où la SLR convoque sans vergogne les références historiques pour les associer à un exotisme technique poussé à son paroxysme, la « 65 » a accompli sa mue avec, en ligne de mire, une seule obsession : la puissance. Les turbos sont plus mafflus, les processus de circulation d’air, l’admission et la ligne d’échappement spécifiques se chargeant de contribuer à l’accroissement des ressources.
Heureusement, il y a le Citan Tourer
De surcroît, le personnel de chez AMG ne s’était évidemment pas contenté de retravailler la mécanique et, ceci expliquant le modeste supplément d’une centaine de milliers d’euros demandé par la firme, il n’est pas exagéré d’affirmer que la Black Series, plus légère de 250 kilos que la « 65 » normale, était en grande partie inédite, jusque dans sa structure. La fibre de carbone avait remplacé l’acier dans plusieurs des composants de la carrosserie ; le toit escamotable (ainsi que son complexe dispositif de repli) avait été supplanté par une unité fixe, significativement plus légère et améliorant la rigidité de la coque ; le spectaculaire élargissement des voies avait dicté un surdimensionnement presque caricatural des ailes ; et un aileron amovible (il surgit à partir de 120 km/h) était venu renforcer l’efficacité aérodynamique de l’ensemble. Enfin, profitant du radical face-lift intervenu au printemps 2008, la SL Black arborait à présent une physionomie nettement moins affable que la R230 originelle, en cohérence avec des performances en forte progression : 320 km/h en pointe et le 0 à 100 km/h en 3,8 secondes — voilà de quoi rendre fiers les conducteurs de Citan, qui ne manqueront pas d’arguments pour expliquer la filiation technique entre les deux voitures… Douze ans plus tard, le moins que l’on puisse dire, c’est que, sur ce plan, l’auto présente de beaux restes, mais ce n’est pas là que réside l’essentiel.
Construite jusqu’en 2009 à 351 exemplaires, notre « 65 » apparaît, avec le recul du temps, comme un exercice à peu près gratuit et qui, contrairement à d’autres « récréations » de la firme à l’étoile, n’a connu aucun héritage direct. Comme nous l’avons vu dans un article précédent, le V12 Mercedes, c’est un peu comme le Parti socialiste : il existe encore, mais très peu de gens s’en souviennent et l’AMG GT ne saurait être considérée comme une suite à la SL Black qui, plus d’une décennie durant, aura été la Mercedes de route la plus puissante de l’histoire. C’est peut-être avec ce modèle que les feux ultimes du douze-cylindres souabe ont réellement scintillé dans un ciel de plus en plus encombré de normes, de contraintes environnementales et de rationalisation industrielle ; il faut à présent tendre une oreille plus qu’attentive pour pouvoir entendre le cri guttural du V12 AMG, le soir au fond des bois. L’avenir sourit aux V8 hybridés, voire aux V6 suralimentés et gorgés de couple mais dont le tempérament n’a que peu de semblance avec cette sauvagerie déclassée par l’histoire.
Il y a dix ans, on pouvait régulièrement croiser des SL Black devant le Plaza Athénée ou le Ritz ; sans doute plus fréquemment que sur la Nordschleife, persifleront les mauvaises langues. Laissez-les dire : depuis lors, la plupart de ces autos ont regagné le confort de garages soigneusement chauffés et font le bonheur de quelques âmes éclairées, qui ont les moyens et l’intelligence d’en prendre soin. Les transactions sont du genre ponctuel et ne concernent que modérément les smicards ; en 2019, un exemplaire de 2009 a été cédé chez Sotheby’s pour 224 250 livres sterling ; et, à l’heure où ces lignes sont écrites, moins de dix autos sont disponibles à la vente sur le marché allemand, pour une fourchette allant de 250 000 à 300 000 euros.
Alors que Mercedes a d’ores-et-déjà entamé le teasing de la prochaine génération de SL (R232) attendue pour le début de 2021, il est difficile de prédire la place que la future auto occupera dans l’histoire du roadster allemand. Pour autant, une chose est sûre : elle ne surpassera pas la folie décadente de la Black Series, son jusqu’au-boutisme, sa violence esthétique et mécanique, l’âpreté de sa nostalgie. Si vous écoutez, avec toute l’émotion qu’elle mérite, la bestialité inquiète de ses borborygmes et de ses halètements, vous pourriez croire que cette auto savait qu’elle serait la dernière de son genre ; ce n’est pas le moindre de ses sortilèges…