Porsche : de 901 à 911, les vraies raisons de la colère de Peugeot
Demandez à n’importe quel amateur de voitures aujourd’hui les raisons du nom 911 pour désigner la remplaçante de la Porsche 356, il vous répondra tout de go. C’est d’ailleurs écrit noir sur blanc sur le site même de Porsche, invoquant le “véto de Peugeot” pour l’utilisation d’un zéro central. À force de le lire, on finit par n’y voir qu’un conflit mineur alors qu’en réalité, il s’agissait d’une douce vengeance de la part du constructeur français qui ne fit pourtant pas d’esclandre quand d’autres marques utilisaient un zéro central. Retour sur une inimitié qui créa la légende.
Revenons au début des années 60. Le 12 septembre 1963, le désormais mythique constructeur allemand de voitures de sport, Porsche, présente à la presse sa toute nouvelle création, destinée à prendre la relève d’une 356 vieillissante. Plus moderne, plus puissante (avec un flat six en lieu et place du flat four), plus chère, la nouvelle voiture porte, comme toujours chez le constructeur, le numéro de son projet : 901. Les 13 premières voitures arborent donc ce nom simple. Pourtant, un an plus tard, le 10 novembre 1964, la firme allemande annonce le changement de nom, passant de 901 à 911, invoquant les amicales pressions de Peugeot pour renommer la voiture. La raison ? Peugeot aurait déposé, depuis 1929 et le lancement de la 201, tous les numéros disposant du fameux zéro central.
D’autres constructeurs utilisèrent le zéro central sans réaction de Peugeot
On aurait pu en rester là : cela arrive, les changements de nom, pour ce genre de raisons. Bien des années plus tard, en 2003, Fiat dû renoncer au nom Gingo pour reprendre celui de Panda suite aux protestations de Renault, considérant ce dernier trop proche de celui de sa Twingo. Mais en réalité, quelque chose cloche dans cette histoire trop simple. Comment expliquer alors que BMW ait pu nommer ses voitures 501, 502, 503 ou le roadster 507 dans les 50’s sans protestations de la part de Peugeot ? Et Bristol alors ? Du début des années 50 à la fin des 70’s, ses modèles portèrent les noms de 401, 402, 403, 404, 405, 406, 407, 408, 409 et 603 : ça commence à faire beaucoup de zéros au centre ! Dois-je enfin rappeler, dans les années 70, les 208 et 308 de chez Ferrari ? Comment expliquer alors que seule Porsche fut menacée par les voitures Peugeot quand tant de concurrents ne se privaient pas de telles numérotations ? Et comment expliquer l’acceptation si facile du constructeur sans même aller jusqu’au procès ?
L’un des 13 prototypes de la 901, de 1963 avant que la 911 n’advienne en 1964Cette obstination de Peugeot à viser la marque Porsche, et seulement elle, s’explique tout simplement par l’Histoire, avec un grand H. Car au sein de la famille Peugeot, on n’a pas vraiment oublié ce qu’il s’est passé pendant la guerre… Et chez Porsche non plus, qui n’avait vraiment pas envie de voir resurgir de vieux démons du passé dans leur génération. Peugeot n’avait rien contre BMW, Bristol ou Ferrari, mais une vieille vengeance à assouvir contre Ferdinand Porsche (le fondateur) et son gendre, Anton Piëch (le père de Ferdinand Piëch).
Depuis 1929 et la 201, Peugeot nomme ses autos avec un zéro central, sans pour autant embêter les constructeurs (BMW, Ferrari, Bristol) qui font de même…La mainmise sur Peugeot organisée par Piëch et Porsche
Comme tous les fabriquants français, Renault et Citroën en tête, Peugeot fut contraint de passer sous la coupe allemande dès la fin juin 1940. Sous la responsabilité de Paul Von Guilleaume, un cadre issu des automobiles Adler, à Francfort, l’entreprise sochalienne se voit dans l’obligation de servir l’effort de guerre allemand. Comme bien des firme, la famille Peugeot s’y plie tant pour protéger l’outil productif du pillage que pour maintenir en activité les salariés encore présents dans l’entreprise (beaucoup sont prisonniers en Allemagne). La mise sous tutelle de Peugeot par Adler peut paraître étonnante, mais elle résulte d’une lutte d’influence entre Daimler-Benz et Auto Union. Le premier se voit attribuer la tutelle de Renault, le second celle de Citroën. Mais Auto Union a aussi des vues sur Peugeot et c’est pour maintenir l’équilibre et l’équité entre les deux que Peugeot fut confié à la petite firme Adler. A partir de décembre 1940, la firme de Sochaux commence donc la production pour le compte du Reich de 6 500 véhicules, puis de nombreuses pièces détachées.
L’usine Peugeot de Sochaux-Montbéliard en 1939. Sa fonderie intéressera au plus haut point Porsche, Piëch et Volkswagen (Image : l’Est Républicain).À cette époque-là, l’entreprise Volkswagen n’est pas encore celle que nous connaissons, dédiée à l’automobile. Si la firme a bien été créée pour fabriquer la fameuse KdF-Wagen dans sa nouvelle usine de KdF-Stadt (qui ne deviendra Wolfsburg qu’après la guerre, sur décision des administrateurs anglais), la guerre a plutôt bouleversé ses plans. Dirigée par Anton Piëch, le gendre de Ferdinand Porsche qui se charge de la partie technique, Volkswagen ne produira quasiment pas de Type 1 avant et pendant la guerre (les Käfer ou Coccinelle d’après-guerre) : la production sera en réalité relancée par les Alliés, et notamment le major anglais Ivan Hirst. A cette époque, ce sont des Kübelwagen (véhicule militaire de liaison), des Schwimmwagen (des véhicules amphibies) et quelques Kommanderwagen (des Type 1 militarisés) qui sortent des usines. Et encore, cela ne représente que 28,5 % de la production, quand le reste se compose essentiellement de pièces pour l’aéronautique, notamment des avions Focke-Wulf et les fameux missiles V1.
Peugeot dut livrer des camions DMA à l’armée allemande !Peugeot obligé de travailler pour Volkswagen
Petit à petit, Piëch et Porsche vont s’intéresser de plus près à Peugeot. L’usine de KdF-Stadt manque cruellement d’une fonderie, toujours promise mais jamais construite. Or, Peugeot, elle, en possède une qui fait véritablement de l’œil à Volkswagen et à son duo de tête. Porsche et Piëch vont dès lors faire des pieds et des mains pour obtenir la tutelle de Peugeot en lieu et place d’Adler. Ils y parviennent en février 1943, lorsque les usines Peugeot sont provisoirement confiées à Ferdinand Porsche lui-même. Une décision qui devient définitive en novembre 1943, grâce à l’entregent du gendre Anton Piëch. Dès lors, les usines Peugeot se voient contraintes de fabriquer des pièces détachées pour les Kübelwagen produites à KdF-Stadt, mais aussi pour les avions Focke-Wulf eux aussi fabriqués en Basse-Saxe. Des prisonniers de guerre marocains sont même réquisitionnés pour renforcer les effectifs de la fonderie.
Anton Piëch, gendre de Ferdinand Porsche et père de Ferdinand Piëch.Cette production massive à destination de Volkswagen transforme l’entreprise en une véritable cible pour les Alliés : dans la nuit du 15 au 16 juillet 1943, 150 bombardiers de la RAF s’acharnent sur Sochaux, faisant 125 morts et 250 blessés. Dès lors, la famille Peugeot et une majorité des cadres ou d’ouvriers, déjà réticents à cette collaboration, vont rentrer dans une sorte de résistance passive, puis active, d’autant plus que Porsche et Piëch veulent fabriquer sur place les fameuses coques du missile V1 (ils n’arriveront jamais à leurs fins). À partir de septembre, les sabotages se font de plus en plus nombreux (notamment l’incendie du magasin de pneus, l’explosion d’une partie des forges ou de la fonderie). A la mi-mars 1944, il est toujours impossible de manufacturer réellement les pièces du Focke Wulf Ta-154.
Ferdinand Porsche au milieu de ses petits enfants, Ferdinand III Porsche et Ferdinand Piëch (oui on fait dans l’originalité pour les prénoms chez les Porsche).Le pillage des usines Peugeot
Le débarquement allié, en juin 1944, convainc les Allemands de la nécessité de déplacer l’appareil productif de Peugeot vers l’Allemagne. À partir du mois d’août, le transfert des machines en direction KdF-Stadt commence : 85 tonnes de matériel, plus de 1 500 machines-outils, prennent la route de la Basse-Saxe. À la libération de l’usine, il ne reste quasiment plus rien. Peugeot s’était fait littéralement dépouiller par Piëch, Porsche et ce qui restait du IIIème Reich. Vous comprenez dès lors la hargne de Peugeot à mettre des bâtons dans les roues de Porsche, d’autant qu’en 1963/1964, lors de la présentation de la version 901 puis 911, Jean-Pierre Peugeot, qui dirigeait l’usine pendant la guerre, est toujours à la tête de l’entreprise.
L’usine Peugeot après les bombardements alliésUne première vengeance avait été tentée juste après la guerre. Prétextant une invitation à venir voir la future Renault 4CV en 1945, les autorités arrêtèrent en zone française, à Baden-Baden, Ferdinand Porsche, son fils Ferry, et son gendre Anton Piëch, y voyant une bonne occasion. Ferry fut rapidement libéré, tandis que le père et le gendre furent accusés d’avoir organisé la déportation de cadres résistants de Peugeot, et le transfert d’ouvriers vers l’usine Volkswagen. Ils restèrent tous deux enfermés 22 mois avant d’être finalement libérés en 1947 (notamment grâce au paiement d’une caution de 1 million de francs par le meilleur ami de Ferry, Piero Dusio, fondateur des automobiles Cisitalia).
On comprend donc mieux le traitement particulier que subira le constructeur concernant le modèle 901 quand tant d’autres purent tranquillement exploiter un zéro central. On comprend aussi mieux pourquoi la marque céda si rapidement, préférant éviter de faire remonter le sombre passé familial pour une idiote histoire d’appellation. Ironie de l’histoire, le modèle 911 devint tout de même l’archétype de la voiture de sport européenne.