Ferdinand Piëch : de Porsche à Volkswagen, l’ascension d’un homme pressé
Le lundi 26 août 2019, Ferdinand Piëch, figure incontournable de l’industrie automobile depuis 50 ans, s’éteignait à l’âge de 82 ans, brusquement. Après avoir bâti l’empire Volkswagen, l’héritier Porsche avait quitté le groupe en 2015 par la petite porte et était resté silencieux durant l’affaire du Dieselgate : un homme ambitieux, fascinant, visionnaire, mais controversé jusque dans sa propre famille.
Il le disait lui-même : il était né dans la “mauvaise branche de la famille”, celle qui ne porte pas le nom de Porsche. Cette descendance par les femmes (sa mère Louise, était la fille de Ferdinand Porsche) lui semblait être un handicap par rapport à ses cousins, bien qu’il fut un grand ingénieur. Peut-être payait-il aussi le passé trouble de son propre père, Anton Piëch ?
Anton Pïech, personnage controversé, gendre de Ferdinand Porsche et père de Ferdinand PiëchFils de Pïech mais petit-fils de Porsche
Car si Ferdinand Porsche, bien qu’impliqué dans la déportation de cadres de chez Peugeot, entreprise qu’il administrait pendant la guerre, fut interné en France entre la fin 1945 et 1947, il put rejoindre Gmünd (libéré grâce à la caution de Piero Dusio, ancien président de la Juventus et fondateur de Cisitalia) et continuer ses travaux sur la Porsche 356 sans qu’on lui renvoie son passé trouble à la figure. Habilement, il réussit à redorer son blason en se faisant passer pour l’ingénieur ne faisant pas de politique. Seule sa passion de la mécanique l’habitait lorsqu’il proposait la KdFWagen à Hitler, ou lorsqu’il travaillait sur les chars Panther, du moins c’est ainsi que sa légende fut à nouveau réécrite. La nouvelle Allemagne avait besoin de nouveaux héros, et la petite 356 « Gmünd », habile, légère et séduisante suffisait à refaire une virginité au patriarche (mort en 1951).
Pour Anton Piëch, le père de Ferdinand Piëch, l’histoire gardera une toute autre image. Cet avocat qui rencontra Ferdinand Porsche dans les années 20 (il fut son avocat lors d’un procès contre Daimler) rentra dans la famille Porsche en 1928 en épousant Louise, dont il aura 4 enfants : Ernst (1929), Louise (1932), Ferdinand (1937) et Hans-Michel (1942). Autrichien, il adhère au parti nazi local, alors illégal, dès 1933 : autant dire que ses convictions étaient déjà bien ancrées. Une fois l’Anschluss opéré et l’Autriche réunie au Reich en 1938, il adhéra au NSDAP allemand. Pire, il adhéra à la SS en 1944 alors que la guerre semblait déjà perdue pour l’Allemagne. Difficile dès lors de croire à une vague adhésion opportuniste au nazisme : d’ailleurs son comportement durant la guerre le prouvera.
Trois Ferdinand sur cette photo : le grand père Porsche, Ferdinand III Porsche et Ferdinand PiëchEn 1941, il devenait le directeur de l’usine Volkswagen de KdF Stadt (future Wolfsburg) tandis que son beau-père prenait la direction de Volkswagen. Il allait, dans un premier temps, adapter l’usine à la production d’armement, mais surtout user et abuser d’une main d’oeuvre de plus de 20 000 travailleurs forcés, prisonniers de guerre, prisonniers politiques et déportés. Parallèlement, il assistait son beau-père dans la direction des usines Peugeot (avec à la clé, on l’a vu, 8 déportations de cadres français). Emprisonné comme Porsche en 1945, il finira “blanchi” des accusations françaises, mais ne profitera jamais de l’aura de son beau-père. Décédé en 1952, il paraîtra toujours plus impliqué que Porsche avec les nazis (alors que ce dernier n’ignorait rien de ce qui se tramait à KdF Stadt). Le nom de Piëch, moins prestigieux, restait souillé quand celui de Porsche paraissait immaculé.
Ferdinand Piëch, FA Porsche et Hans Michel Piëch posant derrière le bijou familial, la Porsche 911.Des débuts chez Porsche à l’éclosion chez Audi
Voilà sans doute le poids qui pesait sur les épaules du jeune Ferdinand Piëch : un père au passé obscur, pièce rapportée de surcroît, et une filiation Porsche par sa mère et donc moins légitime dans la société de l’époque. Malgré son prénom, il sentira toujours sa différence avec ses cousins Porsche. Après des études d’ingénieur, ce fut naturellement dans l’entreprise familiale qu’il fit ses débuts, en 1963, au département moteur. Il participa notamment au développement de la Porsche 911 et à son fameux 6 à plat de 2 litres. Il prendra aussi en main le département compétition, s’impliquant dans les programmes 908 et 917. Pourtant, Ferdinand Piëch allait rapidement se rendre compte qu’il lui serait difficile d’évoluer, tant son oncle Ferry Porsche se méfiait de son enthousiasme et de son énergie (et peut-être tout simplement de cette “branche” de la famille). Bien que directeur de la recherche et du développement à partir de 1969, Piëch finira par quitter l’entreprise pour entrer au sein du groupe Volkswagen en 1972.
D’une certaine manière, c’était un retour au source pour ce petit-fils du créateur de la Käfer (le nom de la Cox en Allemagne). Ce fut cependant dans une filiale du groupe, Audi, que Piëch fit ses armes, devenant le directeur technique de la marque aux anneaux. Ce fut lui, qui, intelligemment, imposa les moteurs 5 cylindres mais aussi la technologie Quattro (transmission intégrale) comme signes techniques distinctifs pour la marque aux anneaux. Devenu membre du directoire d’Audi en 1978, il réussira aussi à imposer la participation de la marque en compétition, avec l’Audi Quattro. Dix ans plus tard, il accédait enfin à la présidence d’Audi pour en accélerer la mutation en véritable concurrent de BMW et Mercedes avec la V8 mais surtout l’A8 en 1994.
A la tête de Volkswagen AG
Le travail effectué par Piëch pour transformer Audi était une réussite mais le groupe Volkswagen allait mal au début des années 90. Après les rachats de Seat et Skoda, le groupe était à l’agonie, et Piëch fut appelé à redresser la barre après ses succès à la direction d’Audi. Pour tout dire, le groupe était à deux doigts de la faillite et Piëch allait apporter avec lui un plan ambitieux axé autour des 4 marques de l’époque. Chacune aurait son positionnement, mais toutes devraient partager le maximum de composants en commun afin de diminuer les coûts. D’une certaine manière, il devenait l’inventeur du concept de plateforme commune, aujourd’hui la norme dans l’industrie automobile. Il imposa aussi une très grande rigueur de gestion, allant jusqu’à supprimer les chauffeurs des nombreux directeurs. Pour lui, chacun devait montrer l’exemple afin d’augmenter la productivité toute entière, du directeur à l’ouvrier.
Il réussit aussi à convaincre Gerhard Schröder, alors ministre président du Land de Basse-Saxe (actionnaire à 18 % du groupe), de le suivre dans son plan audacieux. Seul maître à bord, il mit alors toute son énergie et son autorité à redresser les comptes et les gammes, pour retrouver rapidement la rentabilité et les moyens de ses ambitions. Car si jusque là on avait pu admirer les capacités de Piëch à innover et à diriger, son côté mégalomane était resté discret. Avec le redressement de VAG, il allait pouvoir laisser libre cours à ses ambitions dévorantes. Il fit alors rentrer le groupe dans une boulimie d’acquisitions : Lamborghini, les cendres de Bugatti après la faillite de Romano Artioli et Bentley.
La revanche sur Porsche
Au cours d’une bataille épique contre son compatriote BMW, il allait récupérer la marque anglaise et l’usine de Crewe dans des conditions rocambolesques (lire aussi : la Bataille d’Angleterre) et avec pour principal adversaire Bernd Pischetsrieder qui l’impressionnera suffisamment à ce moment-là pour qu’il en fasse son successeur, en 2002, à la tête du groupe. Entre temps, il avait imposé la coûteuse relance de la marque Bugatti, dont le premier modèle, la Veyron et son W16, ne sortira qu’en 2005, ou bien l’incongrue Phaeton dans la gamme Volkswagen.
Après avoir laissé sa place à la direction opérationnelle du groupe, Piëch ne se rangeait pas pour autant des voitures : il prenait ainsi la présidence du conseil de surveillance, une manière de prendre du recul tout en imposant sa tutelle sur l’ensemble des dirigeants du groupe, reconnaissant virer “tout collaborateur commettant la même erreur deux fois”. Piëch était alors à l’apogée de sa splendeur, héros et héraut de l’industrie automobile allemande, mais l’homme n’était pas encore tout à fait satisfait : restait bien enfoui la blessure de n’être pas de la “bonne branche Porsche”. Ce furent pourtant ses propres cousins qui tendirent la bâton pour se faire battre.
Alors que Porsche engrangeait les bénéfices, grâce notamment au succès du Cayenne, Wolfgang Porsche imaginait placer ses liquidités en tentant un coup de force : racheter le groupe Volkswagen. Pour Piëch, c’était une vraie déclaration de guerre et mit tout en oeuvre pour empêcher un tel dessein. Son orgueil le poussa donc à toutes les manoeuvres possibles pour empêcher son cousin de lui rafler son bébé, tant et si bien que la situation finit par s’inverser. De proie, Volkswagen devint prédateur, Piëch retournant la situation à son avantage : il proposera aux actionnaires du groupe une augmentation de capital pour racheter Porsche. La marque de Stuttgart avait dû beaucoup s’endetter pour monter jusqu’à 49 % du capital de VW et la crise de 2008 fit le reste : Porsche était aux abois. Avec le soutien de la classe politique allemande et de ses actionnaires, Piëch s’offrait sur un plateau la marque de sport familiale, offrant à ses cousins une sortie honorable (actionnaires de VW) et à Volkswagen une prise de choix. En 2009, la fusion était actée et rendue effective en 2012 : la boucle était bouclée pour Piëch qui pouvait prendre sa retraite en 2015.
Retraite forcée mais dorée
Enfin, une retraite forcée. Piëch se croyait alors encore tout puissant, et n’hésitait pas à critiquer ouvertement Martin Winterkorn, président du groupe dont le principal soutien était… Wolfgang Porsche (devenu donc un actionnaire de poids) mais aussi le Land de Basse-Saxe. Péché d’orgueil tant Pïech croyait encore à son influence. Contraint de démissionner, ce fut pour lui un mal pour un bien, passant au travers des gouttes du Dieselgate alors qu’il ne pouvait pas ne pas être au courant de cette énorme supercherie.
Pour de bon retraité, Piëch n’en restait pas moins adepte de bagnoles, soutenant son fils Anton dans son projet de marque d’automobiles sportives électriques, Pïech Automotive, et longtemps présenté comme l’unique acheteur de la Voiture Noire présentée en février 2019 à Genève. Si tel était le cas, il n’aura jamais profité de sa belle Bugatti, décédant ce 26 août de façon brutale, en compagnie de sa dernière femme, Ursula.
Personnage controversé, Piëch n’en était pas moins une figure incontournable de l’automobile des cinquante dernières années, l’un des derniers à “personnifier” son groupe tant il resta longtemps à la barre ou à la manoeuvre de Volkswagen. Grâce à son parcours unique, il avait prouvé qu’à défaut d’être un vrai Porsche, il était un vrai leader.