Renault Laguna GT : pour vivre heureux, vivons cachés !
Au fil du temps, les lettres « GT » ont revêtu des significations très diversifiées. Initialement réservées à l’élite mécanique des bolides transalpins, elles ont vite été récupérées par les constructeurs de masse qui s’en sont servi à tort et à travers pour désigner des variantes qui n’avaient de « grand tourisme » que le nom. Néanmoins, il arrive parfois que, lorsqu’il concerne une brave familiale généraliste, a priori aussi douée pour la performance qu’Aya Nakamura pour la poésie, ce logo corresponde à un contenu technique réellement digne d’intérêt. C’est, entre autres, le cas de l’une des Renault les plus vilipendées qui soient, nous avons nommé la Laguna !
Philosopher, c’est apprendre à mourir
La Laguna est morte un jour de 2015, principalement tuée par la piètre fiabilité de sa deuxième génération ; en dépit de ses qualités de fond, regrettablement dissimulées sous une carrosserie à peine digne d’une Daewoo de la pire époque, le troisième opus aura donc été le dernier et c’est l’infortunée Talisman qui, dans peu de temps, aura le triste privilège de clore la longue série des Renault familiales. On peut bien entendu s’interroger quant à la pertinence d’une stratégie qui vise à remplacer une berline et un break, qui auraient pu mieux se vendre s’ils avaient été mieux motorisés, mieux finis et davantage soutenus, par une énième version d’un Koleos à la destinée encore plus pathétique — mais là n’est pas notre sujet. Figurez-vous, chers lecteurs, qu’il se trouve que les Laguna II et III ont existé en version GT. « Ça me fait une belle jambe », ne manquera pas de ricaner l’amateur d’allemandes pour qui, hormis BMW, Audi ou Mercedes-Benz, point de salut, et surtout pas du côté des constructeurs français, il est vrai abonnés aux promesses non tenues en matière de montée en gamme et d’ambitions technologiques.
Sauf qu’en termes de qualités routières comme de motorisations, les Laguna GT n’ont pas grand-chose à voir avec une R18 Turbo dont l’habillage certes suggestif abritait un châssis de R12 et un moteur à carburateur, ni avec une Renault 21semblablement gréée, aussi jouissive à conduire qu’approximative à certains égards… Quelles qu’aient été leurs vertus, ces modèles ont contribué à renforcer l’image d’une firme avant tout populaire et comme imperméable à toute velléité de prestige. Renault en paie encore le prix aujourd’hui et, à cette aune, on peut saluer la persévérance de l’ex-Régie à proposer, de temps à autre, des berlines confortablement motorisées et dont, à l’usage, les prestations se révèlent à la hauteur de certains blasons autrement renommés.
L’être et le paraître
Bien d’autres constructeurs généralistes ont subi le même ostracisme de la part d’une clientèle souvent grégaire dans ses choix ; rouler en Laguna GT ou, pour ne prendre que quelques exemples, en Ford Mondeo ST200 ou ST220, en Citroën Xantia V6 ou en VW Passat R36, suppose une certaine indépendance d’esprit et, par-dessus tout, de ne pas se préoccuper de l’image que l’on renvoie. Woody Allen racontait qu’un jour, il avait entendu le message suivant sur le répondeur téléphonique d’un couple d’amis : « Bonjour, nous ne pouvons vous répondre pour le moment, nous sommes occupés à gravir l’échelle sociale. » C’est là une préoccupation manifestement très répandue et il ne faut pas chercher ailleurs les raisons pour lesquelles, dans certains milieux, il est d’usage de tordre le nez ou de sourire narquoisement dès qu’une calandre frappée du Losange apparaît dans le paysage. C’est la raison pour laquelle, alors qu’à Billancourt ce chapitre semble définitivement clos, il nous semble opportun de rappeler qu’il y a quelques années encore, ceux qui recherchaient une familiale d’environ 200 chevaux pouvaient trouver leur bonheur chez Renault. Un bonheur fait de substance, et non d’apparence…
Une GT, pour quoi faire ?
On ne peut pas dire que la Laguna de première génération ait laissé des souvenirs impérissables aux amateurs de conduite dynamique. Dès la présentation de l’auto, les orphelins de la 21 Turbo ont été priés d’aller voir ailleurs ; ni les V6, ni les RTi — versions fort attractives au demeurant, nous y reviendrons — n’étaient en mesure de lui succéder et, lorsque le modèle fut renouvelé, ce fut la même chanson, en dépit du maintien dans la gamme du six-cylindres étudié avec PSA et, comme on s’en doute, sensiblement moins diffusé que les calamiteux moteurs Diesel maison. Chacun se souvient de cette triste séquence au cours de laquelle il était fréquent de pouvoir observer, sur le bas-côté des autoroutes comme des départementales, des familles en détresse et dans l’attente d’un dépanneur pour leur Laguna (série B74), en général parce que, d’une manière ou d’une autre, sa mécanique avait rendu l’âme. La réputation de l’auto ne s’en remit jamais et la sanction du marché fut sévère, avec une production globale qui n’atteignit même pas la moitié de celle de sa devancière.
Pourtant, à l’épreuve du désastre, les dirigeants de Renault ne restèrent pas les bras croisés et fourbirent, en 2005, une phase 2 dont les progrès n’étaient pas niables mais qui arrivèrent bien trop tard pour sauver la carrière de la voiture. C’est cependant à ce moment-là que surgit la variante la plus désirable de cette série, c’est-à-dire la GT qui nous occupe aujourd’hui et dont, de prime abord, la raison d’être ne sautait pas aux yeux : au préalable, il existait une 2.0T de 170 chevaux, discrète représentante de la catégorie des light pressure turbo, plaisante à mener mais dont l’existence n’était connue que de quelques initiés et qui, c’est peu de le dire, n’avait pas bouleversé la donne, ni techniquement, ni commercialement ; tandis que, pour sa part, la 3 litres V6 se chargeait de satisfaire les quelques hurluberlus fermement décidés à ne pas céder au conformisme ni aux sarcasmes de leurs voisins de palier, intarissables quant aux mérites de leur BMW E46…
Le moteur F à la rescousse
Renault doit vraiment beaucoup au moteur F qui, de 1982 à 2016, a vaillamment animé sa gamme, équipant des modèles aussi disparates que les Supercinq Diesel ou les Clio Williams, l’éphémère Spider ou l’Espace. Ce groupe polymorphe aux multiples destinations a achevé son glorieux parcours sur les 73 virages de la Nordschleife, que les coupés Mégane R.S. poussés à 275 chevaux parcouraient en moins de huit minutes. Naturellement, tel n’est pas le terrain de jeu favori de la Laguna GT, calibrée pour l’autoroute et la vélocité tranquille, tout en ne rechignant pas, de temps à autre, à la négociation de virages plus ou moins vicieux… Codée F4Rt, l’évolution du quatre-cylindres 1998 cm3 blotti en travers de ses roues avant propose 205 chevaux et un couple de 300 Nm à 3000 tours/minute. C’est là que réside l’essentiel de sa pertinence : nous sommes en présence d’un smooth operator dont la tessiture demeure quelconque et n’égale pas la musicalité du six-cylindres, mais qui le surpasse principalement en termes de souplesse même si, de leur côté, les accélérations de l’engin n’appartiennent pas à la catégorie du mou de veau : avec 27,5 secondes sur le kilomètre et 7,5 secondes sur le 0 à 100 km/h, l’auto a bien vieilli et, quinze ans après, il faut déjà viser relativement haut sur le marché du neuf pour tutoyer de telles valeurs. Par surcroît, comme les ingénieurs de la firme ne sont pas exactement des manchots lorsqu’il s’agit de définir des liaisons au sol susceptibles de transmettre correctement une telle puissance, l’on n’est pas déçu non plus lorsqu’on s’avise d’aller quérir les limites du châssis. Le compromis trouvé entre la préservation du confort postural et une sportivité contenue mais bien présente n’est pas très loin de l’idéal, la qualité de l’amortissement étant par exemple très supérieure à celle d’une Audi A4 contemporaine. De nos jours, le fait que cette réjouissante synthèse soit planquée sous une robe aussi anodine et dépourvue de tout charisme peut devenir un atout, si toutefois vous n’appartenez pas à la tribu des frimeurs invétérés.
Un sleeper archétypal
La production de cette première GT aura fait long feu : dès l’automne de 2007, la Laguna III vint mettre fin à son supplice. L’un des premiers rejetons de l’ère Ghosn — l’homme qui préférait les voitures à vendre aux voitures à vivre — débarqua sur le marché en proclamant à qui voulait l’entendre que les viles plaisanteries sur les Renault perpétuellement en panne, c’était terminé, comme en témoignait la garantie de trois ans offerte d’office aux heureux acheteurs du modèle qui, selon les responsables de la marque, était censé leur octroyer la même sérénité d’esprit qu’une Toyota Avensis. On l’aura compris, avec une référence aussi désopilante l’heure n’était plus à la rigolade, mais ce n’était tout de même pas une raison pour accoucher d’une berline aussi fade, dont le regard éberlué se trouva affublé, à mi-parcours, de paupières de phares dans le plus pur style « tuning à la Mimile », ce qui ne contribua guère à en améliorer les résultats commerciaux… Les deux autres carrosseries disponibles s’en sortaient mieux, en particulier le coupé, directement inspiré par le très réussi concept-car Fluence de 2004, malgré une calandre dont l’agressivité quelque peu candide se matérialisait par une imposante grille en coupe-frites derrière laquelle, toute honte bue et en désespoir de cause, le marketing de Billancourt finit par glisser le très roturier 1.5dCi, littéralement mis à genoux par le poids de la voiture et dont la nervosité ferait se tordre de rire un conducteur de R20 TX.
Fort heureusement, dans ses premières années, la Laguna troisième du nom s’astreignit à poursuivre l’effort entamé par son prédécesseur et c’est ainsi qu’aux côtés du V6 3,5 litres d’origine Nissan, le F4R turbo reprit du service, dans une définition identique à la GT sortante, la nouveauté majeure concernant le châssis, désormais doté du système 4Control à quatre roues directrices, aussi performant que tragiquement ignoré par les clients potentiels. Il suffit pourtant d’avoir conduit cette auto sur n’importe quel itinéraire sinueux pour avoir du mal à en revenir ; son agilité s’avère d’autant plus bluffante qu’elle n’implique aucun sacrifice vis-à-vis du confort de marche. C’est tout à l’honneur de Renault que d’avoir su mettre au point un tel dispositif, qui constitue un gain sensible pour l’utilisateur, du point de vue de la sécurité active comme de l’agrément de conduite ; et il est d’autant plus navrant de constater qu’une fois de plus, le constructeur n’aura pas été capable de le valoriser. Il faut en convenir, la Laguna III n’était pas armée pour faire rêver l’acquéreur lambda, que la tiédeur de ses compétences au volant laissèrent en général indifférent quant aux bénéfices concrets du 4Control, dont le badge ne signifiait pas grand-chose pour le grand public. Comme d’habitude en France, on a fini par baisser les bras et par écouler, sans grande conviction, des berlines Diesel couramment sous-motorisées mais dont les faibles consommations pouvaient ravir les gestionnaires de flottes que BMW ou Audi n’avaient pas encore réussi à circonvenir.
À présent qu’elles naviguent dans les eaux troubles du marché de l’occasion, les deux Laguna GT successives s’adressent définitivement à l’intellect d’amateurs aptes à s’extraire des sentiers battus et à délaisser des références parfois surestimées. Comme tant d’autres réalisations comparables, elles ont beaucoup à vous offrir, si vous faites l’effort de ne pas vous arrêter à la superficialité des opinions usuelles. Rouler au volant d’une auto dont personne ou presque ne se souvient, ça ne manque déjà pas de sel ; mais lorsque l’étendue de ses talents n’est connue que de vous seul et vous éblouit au quotidien, le plaisir devient jubilatoire, d’autant qu’en l’espèce, il ne vous coûtera vraiment pas cher !
Texte : Nicolas Fourny