Plan Pons : histoire d’une relance automobile française !
J’entends régulièrement les amateurs d’automobiles regretter amèrement l’absence de l’industrie française dans le haut de gamme, la disparition de nos prestigieuses marques automobiles (Voisin, Delahaye, Delage, Bugatti par exemple), la « spécialisation » de nos constructeurs dans les petites voitures, ou l’absence de gros moteurs ! Bien entendu, toutes leurs critiques vont vers nos 3 constructeurs nationaux, Peugeot, Citroën et Renault qui, à leurs yeux, auraient loupé bien des virages par des décisions stratégiques contestables.
Si la situation actuelle peut leur être imputée pour partie, il ne faut jamais sous-estimer le contexte économique et surtout historique de ces 60 dernières années, ni oublier l’intervention de l’Etat dans les décisions stratégiques. Aussi ai-je décidé, au travers de ce papier, de rappeler un petit peu certains faits : il n’est pas possible d’analyser une situation sans avoir une vision historique de l’affaire. Enfin, si on peut regretter la disparition de Panhard, Simca/Talbot et d’une multitude de petits constructeurs et artisans, n’oublions pas que nous avons pu conserver deux groupes généralistes, PSA et Renault, pour 4 marques désormais (Peugeot, Citroën, DS et Renault), et que notre ex-régie nationale fait désormais partie d’une Alliance de poids, Renault-Nissan. Regardez bien en Angleterre : ils ne restent que quelques artisans qui soient encore anglais, tandis que Jaguar, Rolls Royce, Aston Martin, Bentley, Land Rover, Lotus (et j’en oublie) sont tous passés sous pavillon étranger. Quand à MG Rover, le groupe n’existe plus ou presque (lire aussi : MG à la reconquête de l’Angleterre). En Italie, tous les constructeurs sont passés sous pavillon Fiat, et certaines marques (Lancia, Alfa Romeo) sont dans un état proche de la mort clinique ! Aux Etats-Unis, les big Three ont subi durement la crise de 2008, sont passés proche de la faillite, et ont du se séparer ou supprimer certaines marques pourtant centenaires (Oldsmobile par exemple). En Suède, Volvo est devenu chinois, tandis que Saab a disparu. Reste l’Allemagne, que tous les bagnolards regardent avec envie, avec 3 groupes (BMW, Mercedes et Volkswagen) dont l’un (VW) est un ogre de plus en plus décrié. Bref, la situation française n’est pas si terrible que cela.
L’usine de Javel au début des années 30 !Pour bien comprendre les choix faits après-guerre pour l’industrie automobile française, il faut revenir… avant-guerre. Et même en 1929 pour être exact ! Cette année-là, la finance américaine dévisse et plonge le monde entier dans une crise économique sans précédent. Pourtant, c’est l’âge d’or de l’automobile française, alors premier producteur européen ! Mais cette crise va frapper durement les nombreux petits constructeurs (il en reste pourtant près de 50 en 1939, à l’aube de la guerre) et fragiliser les grands : Citroën, pourtant l’une des marques les plus solides, déposera même le bilan en 1934 ! Les années 30 seront des années noires pour l’industrie automobile français. En 1939, la production est inférieure à celle de 1929, et la France pointe au 3ème rang européen derrière l’Allemagne et la Grande Bretagne. Autant dire que la Guerre ne va pas arranger une situation déjà compliquée et parsemée de mauvaises décisions : ainsi, en 1934, l’état avait mis en place la « coordination rail-route » obligeant les constructeurs automobiles à payer pour les déficits du chemin de fer : une décision asphyxiante pour une industrie déjà mal en point !
Dès les années 30, l’Etat déplore la multitudes de petits constructeurs. Les experts estiment que ce morcellement de l’industrie automobile française nuit à l’efficacité des investissements, freine la production de masse et empêche d’avoir des prix compétitifs ! Il faut donc bien comprendre que dès cette époque, la disparition d’un certain nombre de marque est envisagée dans une logique de rationalisation de la production et de compétitivité ! D’une certaine manière, l’idée n’est pas idiote, même si cela implique que ceux que nous considérons comme des fleurons aujourd’hui (Delage, Delahaye, Voisin, Amilcar, Hispano Suiza, Bugatti entre autres) disparaissent à terme (c’est qui adviendra, avant ou après guerre).
La Traction sera l’une des rares voitures de grande diffusion à survivre à la guerre, grâce à son avance technologique !La guerre va porter le coup de grâce à notre industrie automobile. Certains « petits » ne peuvent y survivre, pour des raisons économiques ou parfois raciales (Rosengart). Les « grands » souffriront des réquisitions, des obligations de production au service de l’Allemagne (au détriment de leurs propres produits et des investissements en recherche et développement), et des destructions, allemandes d’abord (notamment des pillages à la fin de la guerre, comme à l’usine Peugeot de Montbéliard), mais surtout alliées ensuite (l’usine Simca de Poissy souffrira beaucoup des bombardements, comme l’usine de Billancourt de Renault d’ailleurs, ou les usines Mathis à Strasbourg). A la libération, il ne faut pas se leurrer : l’industrie automobile est exsangue, voire quasiment anéantie. La situation dramatique explique l’intervention de l’Etat dans la reconstruction et la réorganisation de la filière automobile en France, et cela ne se fera pas sans heurts !
Bombardement des usines Renault à Billancourt à la fin de la guerre !Ce qui va désormais régir l’automobile au lendemain de la guerre, c’est ce qu’on appellera le Plan Pons (du nom de son instigateur), en fait le Plan Quinquennal de l’automobile. Ce premier plan sera ensuite reconduit par Jean Monnet sous le nom de Plan de Modernisation et d’équipement. L’Etat a décidé de s’occuper de cette industrie qui n’a pas su se moderniser dans les années 30. Surtout, l’administration a conscience de l’importance de la motorisation dans la reconstruction de la France, et entend organiser au mieux la production de véhicules utilitaires (on a besoin de camions pour se développer) et de véhicules particuliers (pour motoriser la France, mais aussi exporter et rapporter des devises essentielles pour le pays ! Si l’entreprise privée n’a pas réussi à s’organiser, c’est donc à l’Etat de prendre les choses en main.
Panhard DynaLa première pierre de cette reconstruction va passer par l’organisation autour de 7 grands pôles (Renault, Peugeot, Citroën, Panhard, Berliet, Ford-SAF et Simca), notamment pour la production d’utilitaires et de poids lourds. Renault et Citroën sont assez grands et encore puissants pour produire seuls, mais les autres vont regrouper autour de leurs pôles d’autres constructeurs plus petits. Peugeot va s’allier avec Hotchkiss, Latil, et Saurer ; Berliet lui regroupera Isobloc et Rochet Schneider ; Simca prend la tête de la Générale Française Automobile (Delage-Delahaye, Unic, Bernard et Laffly), tandis que Panhard organise l’Union Française Automobile (Somua et Willeme). Ces « groupements » ne sont pas des unions capitalistiques, mais des « pôles de compétences » auxquels sont assignés des missions et des objectifs par le Plan Pons à partir de 1946, essentiellement pour la production utilitaire et poids lourds.
Renault 4CVLe Plan Pons va plus loin dans le domaine de la voiture particulière, puisqu’il va assigner à chaque constructeur un ou deux créneaux commerciaus : Simca et Panhard pour la voiture populaire, Renault et Peugeot dans la voiture « moyenne » et Citroën dans le haut de gamme. Bon, malgré l’incitation étatique, ce plan ne se passera pas comme prévu : Renault fera le forcing pour lancer sa petite populaire (la 4CV), Simca fera tout pour ne pas être cantonné dans les petites voitures, laissant Panhard seul lancer sa Dyna. Peugeot quant à lui est ravi de se retrouver seul sur le créneau de la voiture moyenne, créneau dans lequel il restera jusqu’au lancement de la 204 en 1965. Citroën aussi n’en fera qu’à sa tête : s’il occupe bien le haut de gamme assigné, il se permettra de lancer sa 2CV en 1948 au mépris du plan.
Citroën 2CVSi le plan Pons doit composer avec les exigences et objectifs des constructeurs, le paysage automobile commence à se dessiner pour de longues années. Seuls 4 marques s’en tirent correctement : Peugeot, Citroën, Renault et Simca. Panhard survit tant bien que mal, mais la marque doyenne est sous-capitalisée, pas assez grande et trop seule. Sa disparition semble programmée. Le plan Pons signe aussi l’arrêt de mort des petites marques ayant survécu à la guerre. Il impose aussi aux constructeurs français des objectifs à l’export afin de ramener les devises indispensables à la reconstruction.
Peugeot 203On l’a vu, malgré l’intervention de l’Etat et la ré-organisation de l’outil industriel, il sera difficile d’imposer trop de choses à des constructeurs farouchement indépendants. Cependant, en cette fin des années 40, force est de constater que la France retrouve une place automobile intéressante en Europe. Surtout, le plan Pons aura pour conséquence d’insuffler un nouveau dynamisme qui va conduire l’ensemble de l’industrie automobile à innover. Contrairement aux autres pays européens, qui à cette époque se contentent de relancer les modèles d’avant guerre, les constructeurs français vont lancer eux toute une série de modèles modernes, intelligents et novateurs : la 4CV chez Renault, la Dyna chez Panhard, la 2CV chez Citroën ou la 203 chez Peugeot. Ces succès intelligents vont sans doute inscrire dans leurs gènes le culte de la petite voiture salvatrice ! Ces projets sont aussi le fruit d’une certaine « résistance » française : la plupart ont été initiés pendant la guerre, en cachette de l’occupant, tout un symbole.
Contrairement aux idées reçues, la nationalisation de Renault ne fait pas partie du plan de reconstruction du secteur. C’est en quelque sorte une nationalisation accidentelle et symbolique, pas du tout une vision stratégique. D’ailleurs, d’autres constructeurs auraient pu subir le même sort, mais c’est Renault qui va servir d’exemple à toute la nation. Louis Renault, personnage complexe et mysanthrope, est l’homme à abattre, et la nationalisation de l’entreprise est une façon de faire « semblant » d’une épuration économique qui n’aura jamais lieu. L’Etat ne voit d’ailleurs en réalité pas d’intérêt à nationaliser l’ensemble du secteur automobile : il s’agit d’un marché concurrentiel difficile à gérer, contrairement aux « services publics » comme l’eau, l’électricité ou le gaz dont on peut faire des monopoles étatiques.
En fait, le statut d’entreprise d’état de Renault servira surtout comme valeur d’exemple ! Entreprise pilote, elle doit montrer la voie au reste du secteur, en matière industrielle ou sociale. Pour le reste, les nouveau statuts de la Régie Nationale des Usines Renault lui offre une grande latitude par rapport aux pouvoirs publics ! Citroën et son actionnaire, la famille Michelin, voient d’un mauvais œil la nationalisation de Renault, et le plan Pons en règle général, considérant que l’Etat fait tout pour permettre à ses concurrents de revenir à hauteur de la firme aux chevrons qui, en 1939, caracolait en tête des ventes en France largement devant Peugeot et Renault. C’est d’ailleurs l’objectif du plan Pons : permettre l’émergence d’entreprises puissantes et organisées ! Peu importe qui trustera le haut du tableau, ou la disparition des plus faibles, pour peu que la France retrouve sa puissance et un outil industriel performant.
Salon de Paris 1948D’une certaine manière, la vision du plan Pons est une vraie réussite puisque la France a réussi à préserver un outil industriel en France, deux groupes et désormais quatre marques avec la renaissance de DS. On peut bien entendu regretter la disparition de marques prestigieuses d’avant-guerre, puis celle de Panhard (1965) ou de Simca/Talbot (1978/1986). Mais malgré la présence de Nissan au capital de Renault (compensée par une présence encore plus forte de Renault au capital de Nissan) ou de Dongfeng au capitale de PSA, l’industrie française a su rester indépendante jusqu’à aujourd’hui, sans doute grâce à cette impulsion donnée par le plan Pons.
On peut aussi regretter que nos constructeurs se soient enfermés dans leurs réussites (les voitures populaires ou moyennes) tout au long des 30 glorieuses, profitant d’une croissance qui ne se reproduira plus jamais sans investir dans d’autres créneaux (haut de gamme, fortes motorisations, luxe, 4×4) au contraire des marques allemandes qui pourtant partaient avec un lourd handicap au lendemain de la guerre. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que toutes les décisions et les stratégies n’ont pas toujours été le fait de nos constructeurs, qui ont du se plier avec plus ou moins de bonne volonté à des décisions publiques, créant pour longtemps des automatismes et des façons de penser. Il faudra attendre les années 60 pour que nos marques quittent leurs « spécialités » pour tenter de devenir généraliste, et elles n’iront jamais jusqu’au bout de leurs idées pour concevoir un « haut de gamme » à la française, malgré des tentatives intéressantes (lire aussi : Citroën SM). Les initiatives nouvelles, comme celle de Jean Daninos avec Facel Vega (lire aussi : Facel Vega III) ne seront jamais soutenues (elles sortaient trop du cadre fixé par l’Etat), voire torpillée pour des raisons chauvines (on forca Facel à utiliser un moteur français Pont à Mousson à la fiabilité désastreuse qui ruina l’entreprise). Jean Tastevin, qui tenta de lancer la Monica (lire aussi : Monica 560), ne fut jamais vu autrement que comme un fou dingue. Enfin, chacune des crises pétrolières des années 70 (1973 et 1979) fut l’occasion de reculade, comme ce moteur V8 qui ne vit jamais le jour, donnant naissance à un V6 PRV un peu bancal, gourmand et peu performant. Quant à Alpine, elle préféra s’allier à Renault pour survivre, sans se douter qu’elle courait à sa perte !
Mais tout cela est une autre histoire. A ce sujet, je vous conseille la lecture de « L’industrie automobile française, un cas original ? » de l’excellent et toujours passionnant Jean-Louis Loubet, qui m’a servi de base pour cet article !