Peugeot 304 S : le bal d’une débutante
Chez Porsche, chez Ford, chez Peugeot et tant d’autres, la lettre « S » a longtemps correspondu à une série de promesses alléchantes : moteur plus ambitieux, performances accrues et, le plus souvent, châssis au typage plus sportif. A priori, on pourrait même croire que c’est justement ce que signifie ce fameux « S », comme une façon d’annoncer qu’il va y avoir du sport… Hélas, la réalité est souvent moins enthousiasmante et, en particulier chez les constructeurs généralistes, la lettre magique a couramment été utilisée afin de désigner des variantes qui survendaient quelque peu un niveau de performances plutôt quelconque. Tel n’était cependant pas le cas des 304 éponymes, qui s’inscrivirent gaiement dans le vaste interstice qui, au début des années 1970, séparait les sportives authentiques des déplaçoirs sous-motorisés. Près de cinquante ans après leur apparition, quel regard le collectionneur d’aujourd’hui doit-il porter sur ces autos aussi imparfaites qu’attachantes ?
Un constructeur sort une griffe
Rappelons tout d’abord que la 304, apparue en octobre 1969, n’est rien d’autre qu’une 204 plus puissante et copieusement restylée, avec une proue très largement inspirée de celle de la 504 — arborant les fameux yeux de Sophia Loren — et une partie arrière allongée, un peu à la façon de ce que Renault avait réalisé avec sa R10, version embourgeoisée de la R8 et affublée de porte-à-faux longs comme un article du Monde Diplomatique. Moins loupée que la Renault mais esthétiquement discutable dans sa version berline, la 304 avait perdu l’essentiel de la gracilité de son aînée, l’épaississement de sa physionomie étant censé convaincre une clientèle un peu plus cossue et davantage soucieuse de performances comme de représentativité sociale. Conservant la cellule centrale de la 204, l’auto n’offrait donc pas une meilleure habitabilité à ses passagers mais gagnait en revanche un coffre un peu plus logeable, tandis que le break, le coupé, le cabriolet et la fourgonnette offraient rigoureusement le même volume habitable, leurs dimensions étant demeurées semblables.
De fait, c’est sous le capot que les choses sérieuses se passaient. Le petit quatre-cylindres à arbre à cames en tête, tout en alu, et qui avait fait couler beaucoup d’encre lors de sa présentation au printemps de 1965, avait suivi une cure tonifiante en passant de 1 130 à 1 288 cm3, sa puissance avait accompli un bond tranquille jusqu’aux 65 chevaux qui renforçaient l’agrément de conduite mais ne permettaient toujours pas à la Sochalienne d’engager la conversation avec une Simca 1100 Special très appréciée des amateurs de conduite dynamique, et dont les 75 chevaux restaient hors de portée. C’est la raison pour laquelle le trio de 304 S dévoilé dans le courant de 1972 résonna comme une véritable déclaration de guerre à la voiture de Poissy !
Dix chevaux qui changent tout (ou presque)
Nous parlons de trio car, si, de nos jours, les amateurs se disputent plus volontiers les faveurs du coupé et du cabriolet ainsi gréés, la 304 S a aussi existé en berline, représentant même une part appréciable des ventes d’icelle. Mais pas d’emballement excessif, n’est-ce pas, nous parlons du Peugeot du début des années 1970 — le concept de la GTi n’existe pas encore et du reste, tout au long de la décennie précédente, la firme franc-comtoise a soigneusement évité de rivaliser avec les R8 Gordini ou les NSU TTS. À Sochaux, en ce temps-là, on n’accepte que du bout des lèvres de répondre, de façon embryonnaire, aux attentes des amateurs de conduite dynamique. Les clients de la marque se recrutent très majoritairement dans les rangs de la petite et de la grande bourgeoisie — des gens sérieux qui n’envisagent de s’encanailler que très épisodiquement, un peu comme ils tolèrent un verre de cognac millésimé à la fin d’un dîner en ville.
Dès lors, lorsqu’au mois de mars 1972 Peugeot commercialise le coupé et le cabriolet 304 S, personne ne s’attend à des chronos mirobolants ; il s’agit bien davantage d’améliorer l’ordinaire que de concurrencer Lancia ou Alfa Romeo. Néanmoins, le travail accompli sur le moteur XL3 S mérite un examen détaillé. Par la grâce d’une tubulure d’échappement retravaillée, de bielles renforcées, de soupapes plus grosses et d’une alimentation confiée à un carburateur double corps Solex, le 1,3 litre maison développe 74,5 chevaux à 6000 tours/minute, soit quasiment dix de plus que la 304 « normale ». À présent, les 160 réels sont à la portée des nouvelles venues et c’est là une performance appréciable à un moment où les 130 km/h qui vont bientôt devenir la vitesse maximale autorisée en France sont de toute façon inaccessibles à une bonne partie du parc roulant…
Timide et sans complexe
Dans un premier temps, c’est surtout à l’extérieur que les nouvelles 304 révèlent l’amélioration de leur tempérament. Une assiette abaissée de quinze millimètres, une calandre noir mat et des jantes à 20 trous circulaires, nanties d’enjoliveurs inédits, signalent à l’observateur attentif que les modèles les plus récréatifs du Lion s’efforcent de tourner le dos à la mièvrerie qui, jusqu’alors, caractérisait leur mécanique. Néanmoins, l’austérité quasi maladive de la firme se mesure à la taille des pneumatiques, qui n’ont pas changé d’un pouce et, de la sorte, les « S » demeurent perchées sur des roues de 145 qui, même pour l’époque, suscitent davantage d’amusement que de considération. À l’intérieur, le meuble de bord en plastique noir et faux bois pathétique va subsister jusqu’à l’automne suivant — il restait certainement des stocks à écouler —, le brio du nouveau moteur n’étant suggéré que par la pose d’un compte-tours, greffé à la va-vite à gauche du combiné, le tachymètre restant tristement horizontal.
C’est à ce moment-là que les appuie-tête avant complètent l’équipement et qu’un volant moussé se substitue à son homologue en bakélite. Dans l’Auto-Journal du 1er juillet 1972, André Costa prend le volant du cabriolet S et ses conclusions sont plutôt positives : « En premier lieu, la voiture est plus légère et docile à manier ; elle répond aux sollicitations de son pilote plus rapidement tout en manifestant en ligne droite une meilleure stabilité de trajectoire et virage un équilibre plus grand. Quoique prédominante, la tendance à sous-virer s’exprime plus progressivement et d’une façon moins désordonnée que naguère ; les virages sont pris plus à plat, avec une moindre tendance au roulis et, dans tous les cas, l’adhérence est meilleure. » Afin de faire plus « sport », tous les coupés et cabriolets 304 ont remplacé la commande de boîte au volant des 204 par un levier situé au plancher mais, paradoxalement, la tringlerie alambiquée qu’implique ce dispositif aboutit à une commande moins précise et moins agréable à manier que l’ancienne formule, et la « S » ne fait hélas pas exception à ce constat.
Elle aurait pu naître en Bavière
Cet été-là, il faut débourser 15 410 francs pour s’offrir un cabriolet S (et 320 francs de plus si vous préférez le coupé). Peugeot n’a jamais bradé ses hauts de gamme mais, au demeurant, les deux 304 sommitales bénéficient d’un tarif étudié ; elles voisinent avec des modèles aussi différents que les Renault 15, Triumph Spitfire ou Fiat 128 Sport. Les puissantes mais rustiques Opel Kadett Rallye ou Ford Escort Mexico s’avèrent légèrement plus accessibles, mais elles ne s’adressent pas à la même clientèle et, surtout en décapotable, la petite lionne n’a alors pas d’équivalent réel dans la production européenne… À l’automne qui suit, la berline rejoint la gamme « S ». Dans son discours publicitaire, Peugeot la destine à ceux qui « aiment les chevaux » (c’est probablement pour cela que la firme exprime la puissance des 304 selon la norme SAE, plus optimiste que la DIN !).
De surcroît, l’auto dispose d’un nouveau tableau de bord à trois cadrans circulaires, qui équipe également les coupés, les cabriolets et les berlines de base — le compte-tours y est donc enfin intégré proprement… Malgré son allure guindée, la berline « S » se montre amplement compétitive face à ses rivales et permet à Peugeot d’investir un sous-segment de marché dont le constructeur était jusqu’alors absent : celui de la familiale compacte susceptible d’offrir des performances dignes de la catégorie supérieure. En face d’elle, on trouve la R12 TS, l’Alfasud ou l’Opel Ascona SR. Par manque de capacité thoracique et en dépit des qualités routières de la Citroën, le flat-four de la GS 1220 n’est pas dans le coup et, tout bien considéré, la Peugeot n’est pas beaucoup moins rapide ou nerveuse qu’une BMW 1602 sensiblement plus onéreuse…
Vincent, François, Paul et les autres
Les choses vont rester plus ou moins en l’état jusqu’à l’été 1975, quand Peugeot stoppe la fabrication du coupé et du cabriolet, laissant la berline seule en lice, désignée « SLS » à partir de l’année-modèle 1977. Le moteur (qui deviendra XL5 S) va ainsi perdurer jusqu’à la disparition complète des berlines 304, au printemps de 1979, et le groupe poursuivra son évolution jusqu’à l’éphémère 305 S, poussée à 1 472 cm3 et tutoyant les 90 chevaux — une puissance dépassant manifestement les possibilités de ses trains roulants. Sochaux avait encore du chemin à parcourir avant de pouvoir rendre une copie réellement satisfaisante ; les fanatiques de la marque devront attendre la 305 « série 2 » pour pouvoir prendre le volant d’une familiale à la fois plus puissante que la moyenne et réellement aboutie. À cette aune, les 304 S et SLS apparaissent avant tout comme les premiers jalons d’une longue histoire. Quelle que soit leur carrosserie, leur conduite est plaisante, avec un moteur suffisamment nerveux pour s’insérer sans difficultés dans le trafic actuel. Toutefois, sur un itinéraire sinueux et si on les pousse dans leurs retranchements, les limites du châssis apparaîtront rapidement et inciteront à revenir à un style plus touristique qu’agressif.
Ces lointaines ancêtres des 309 GTi n’en ont évidemment pas les ressources mais, au vrai, cela n’a guère d’importance ; au volant d’une 304 « sportive », le plaisir est ailleurs. Devenue rarissime, car moins préservée que les versions de plaisance, la berline est plus difficile à trouver que celles-ci mais permet de se déplacer au volant d’un engin délicieusement décalé, capable, d’un tour de clés, de vous emporter très loin d’un XXIe siècle pas toujours fréquentable ; de leur côté, si la cote du coupé demeure raisonnable, le cabriolet s’est envolé vers des sommets (LVA fixe une valeur de 13 000 euros pour un très bel exemplaire). Un certain nombre de ces autos ont bénéficié de restaurations de qualité, indispensables étant donné leur propension à la rouille — étant donné la relative modicité de leur cote, les berlines et les coupés sont bien sûr moins concernés par ce type de démarche, mais une bonne surprise reste possible. Quittant tout doucement l’univers des youngtimers, ces voitures vont peu à peu devenir des classiques, incarnations mêmes de la France pompidolienne, de la consommation épanouie, des films de Claude Sautet, des week-ends à la campagne, des réunions de famille à Senlis ou Hardelot, des dernières années d’insouciance avant la crise. Et si c’était le bon moment pour goûter à leurs charmes ?
Texte : Nicolas Fourny