Simca Ariane : un miraculeux accident
À quand remonte la toute première automobile adepte de la formule « un petit moteur dans une grande caisse » ? Pour répondre précisément à cette question, il faudrait probablement se plonger dans la collection du « Fanatique de l’Automobile » ou dans les archives de René Bellu. Il n’en demeure pas moins que, dans la mémoire collective, c’est bien la Simca Ariane qui aura inauguré ce procédé, certes discutable d’un point de vue conceptuel mais souvent ratifié par une certaine clientèle peu soucieuse de performances, avant tout en quête d’habitabilité généreuse et de grandes capacités d’emport. Opportuniste dans l’âme, l’Ariane fut concomitamment engendrée par les soubresauts de l’histoire et par un marketing particulièrement habile. Étrange destin que celui de cette grande carrosserie qui, en huit ans de carrière, du prestige républicain aux transhumances les plus plébéiennes, aura véritablement fait feu de tout bois !
Guy Mollet et les Égyptiens
Jacques de La Palice aurait pu l’écrire : avant 1973 et la guerre du Kippour, il y eut 1956 et la crise de Suez qui, avec le recul du temps, ressemble à une sinistre répétition du premier choc pétrolier — bien que ses conséquences aient été sensiblement moins durables. Pour les Français, l’impact n’aura pas été négligeable avec, jusqu’à l’été de 1957, un très sévère rationnement des volumes de carburant distribués dans les stations-service du pays. Rappelons brièvement les faits : la nationalisation du canal de Suez par le gouvernement égyptien, en juillet 1956, fit l’objet d’un conflit bref et qui s’acheva assez piteusement pour la très hasardeuse coalition franco-israélo-britannique mise sur pied pour l’occasion. En corollaire, la France se vit pratiquement privée de tout approvisionnement en carburant, ce qui déstabilisa son économie. Brutalement, la pénurie de produits pétroliers mit en péril la plupart des secteurs d’activité et affecta fâcheusement la vie quotidienne, notamment pour ceux qui, séduits par le velouté du huit-cylindres, avaient choisi de rouler en Simca Vedette ; difficile en effet de continuer à rouler sereinement au volant d’une auto aussi gourmande à partir du moment où le gouvernement de Guy Mollet eut décidé de limiter la dotation en carburant à trente litres mensuels !
En ce temps-là et très schématiquement, la gamme Simca était subdivisée en deux familles, commercialisées par deux réseaux commerciaux distincts : d’un côté, les Aronde, fabriquées à Nanterre depuis 1951 et, de l’autre, les Versailles, Trianon ou Régence, originellement conçues par Ford et construites à Poissy. La firme à l’hirondelle en avait hérité lors du rachat de la filiale française du constructeur américain, à l’automne de 1954 et, depuis lors, s’efforçait de concurrencer les autres berlines tricolores — Citroën DS ou Renault Frégate — en jouant à fond la carte de l’américanisme et du « populuxe ». Seule voiture française de grande diffusion à moteur V8, la Simca sommitale pouvait, certes, faire illusion sur les Champs-Élysées ou la Nationale 7 mais, lorsqu’il examinait attentivement sa fiche technique, l’amateur ne pouvait réprimer un sourire de commisération en mesurant le gouffre qui séparait la souffreteuse mécanique de l’engin des « vraies » américaines…
Boire ou conduire, il faut choisir
Comme nous l’avons relaté dans l’article consacré à la Ford Vedette initialement présentée en 1949, le V8 Ford, que Simca rebaptisa pompeusement « Aquilon », n’avait rien d’un foudre de guerre. D’une cylindrée exacte de 2 351 cm3, il ne dépassa jamais les 84 chevaux, soit un niveau de puissance honorable dans l’environnement concurrentiel de l’époque, mais que l’utilisateur devait abreuver en généreuses rasades d’une essence devenue subitement très onéreuse. De surcroît, aux retombées directes de la fermeture du canal de Suez s’ajouta l’une de ces flambées de taxes dont les pouvoirs publics français s’étaient déjà fait une spécialité, au premier rang desquelles on pourra citer la trop fameuse vignette annuelle, abusivement présentée comme un impôt destiné à améliorer le sort des personnes âgées et qui perdura tout de même jusqu’en l’an 2000 !
Dans ces conditions, la série des Vedette devint soudainement à peu près invendable et Henri Théodore Pigozzi, le très entreprenant patron de Simca, dut s’appuyer sur l’inépuisable créativité de ses équipes pour trouver une solution rapide, dans le but d’éviter une déconfiture qui s’annonçait d’ores-et-déjà tragique. Celle-ci ne tarda pas émerger et constitue sans doute un authentique cas d’école dans la série des bricolages ingénieux ayant abouti à un succès qu’à bon droit, chacun pouvait croire improbable…
Car, en l’occurrence, les ingénieurs de Simca accouchèrent d’une proposition à laquelle aucun être raisonnable n’aurait pu croire. « Tout le monde savait que c’était impossible à faire. Puis un jour quelqu’un est arrivé qui ne le savait pas, et il l’a fait » — ce propos attribué, entre autres, à Winston Churchill résonne singulièrement lorsqu’on découvre le résultat de leurs cogitations ; en toute simplicité, leur idée consistait à transplanter le quatre-cylindres de l’Aronde dans la caisse de la Trianon, qui correspondait alors à l’entrée de gamme des modèles V8 !
Un joli prénom, mais pas de moteur
Ne développant que 48 chevaux, le moteur, quoique dénommé « Flash » dans la terminologie toujours flatteuse du constructeur, ne risquait pas d’éblouir qui que ce soit, en particulier après avoir été greffé dans une coque bien trop lourde pour ses modestes aptitudes. Avec environ 250 kilos de plus à tracter par rapport à l’Aronde et un rapport poids/puissance rien moins que grotesque, il fallait un calendrier plutôt qu’un chronomètre pour mesurer les accélérations de la voiture, plaisamment prénommée Ariane, en dépit des astuces mises en œuvre pour doter la pauvresse d’un agrément de conduite plus ou moins acceptable par le conducteur moyen. De fait, avec une transmission plus courte issue de la Châtelaine — la version break de l’Aronde —, cette Simca conçue dans la précipitation pouvait faire illusion, du moins tant que l’on ne passait pas la troisième…
Dans le contexte décrit plus haut, ces piètres ressources n’empêchèrent toutefois pas l’Ariane 4 de rencontrer un succès inattendu : dès les premiers mois de commercialisation, le modèle a représenté près de 60 % des ventes totales de la gamme, confirmant la validité du concept et assurant, au passage, la pérennité des concessionnaires « Vedette ». Il existait bel et bien un vivier de clients potentiels pour une telle auto, prêts à supporter sa sous-motorisation autant que l’indigence de son équipement de base : le service commercial de Simca s’y entendait lorsqu’il s’agissait de limiter les coûts et d’afficher des prix de vente agressifs. Privée de phares antibrouillard, d’accoudoirs de portières, de serrure de boîte à gants ou de pare-soleil côté passager, l’Ariane des premières années conservait néanmoins les avantages d’un habitacle et d’un coffre relativement vastes, ce sur quoi la publicité insistait d’ailleurs complaisamment.
Une histoire française
Assemblée à Poissy jusqu’en 1963, la voiture survivra aux Vedette « classiques » durant près de deux ans et connaîtra de multiples développements, à commencer par la création de l’Ariane 8, une variante aussi dépouillée que la quatre-cylindres mais nantie du V8 (et qui se soldera par un cuisant échec commercial), tandis que l’Ariane 4 adoptera, pour le millésime 1961, le moteur « Rush Super » issu là encore de l’Aronde et fort de 62 chevaux. Un groupe dont les qualités se trouvèrent fort opportunément mises en valeur entre le printemps et l’été 1960, lorsqu’une Ariane 4 ainsi gréée battit non moins de 114 records sur le circuit de Miramas, dont le nom fut dorénavant ajouté à celui du modèle.
Il suffit d’étudier les chiffres de production des Vedette et des Ariane pour constater la pertinence de cette dernière : avec près de 160 000 exemplaires fabriqués, versus un peu plus de 60 000 pour la gamme V8, cet enfant de la crise témoigne à la fois des troubles politiques de son temps et de l’agilité intellectuelle de ses concepteurs. Avec ses moteurs chétifs, son design exotique, ses ailerons et l’attachante phraséologie de ses équipements (ah, les sièges « Autogalbe » !), elle incarne un chapitre de notre histoire, entre l’agonie de la IVe République et l’essor industriel du début des sixties. De nos jours, l’auto est devenue rarissime : pêle-mêle, les vicissitudes habituelles de l’abandon, puis les casseurs, puis les amateurs de stock-car, puis la vogue du custom ont successivement décimé l’espèce ; de la sorte, à l’heure où nous écrivons ces lignes, sur un site d’annonces bien connu, seuls cinq exemplaires étaient proposés à la vente. L’offre est faible et la demande n’est pas considérable non plus : si l’aventure vous tente, une enveloppe d’une dizaine de milliers d’euros devrait suffire pour vous procurer une auto en bel état, dont la mécanique fruste s’avèrera très facile à entretenir et dont le charme saura aussi bien épanouir votre chemin que le plus charmant des fantômes. André Malraux a écrit quelque part que le général de Gaulle avait, des années durant, dressé à bout de bras le cadavre de la France, en faisant croire qu’elle était vivante ; il est permis de considérer que reprendre le volant d’une Ariane, c’est une autre façon d’y croire encore un peu…
Texte : Nicolas Fourny