Renault Espace : la vérité sur ses origines anglo-américaines ?
Une fois n’est pas coutume, ce que je vais vous raconter n’est absolument pas prouvé, et doit être pris pour ce qu’il est : une élucubration d’un fan de bagnoles. Pourtant plus j’y pense, plus je me dis que je ne dois pas être loin de la vérité. Car je me méfie toujours des belles légendes qui servent un peut trop une entreprise ou un modèle, comme une opération de communication bien orchestrée. Aujourd’hui on appellerait ça un buzz, à l’époque, c’était des RP. Voici donc la légende « officielle » suivie de ma version de l’histoire du Renault Espace !
Commençons par la légende officielle, que je vais vous raccourcir ici ! Chez Matra, dit la fable, on est tous des génies, et on a pensé avant tout le monde à une nouvelle génération de voiture, une « voiture à vivre », pleine d’espace et de petits trucs ingénieux, au look de TGV bien dans l’air du temps. Loin de la voiture à Papa des années 70 et du vieux break pas pratique, l’idée géniale serait de proposer aux familles une voiture modulable, avec 7 places, véloce malgré tout, bien dans son époque et dont le conducteur n’aurait pas honte. La légende continue par le fait que Philippe Guédon, officiant chez Matra, cherchait à tout prix à faire tourner les chaînes de Romorantin, et donc un successeur au Rancho. Il fait donc plancher ses ingénieurs sur l’idée du siècle (que bien entendu, ils ont eu tout seuls) qui, c’est sûr, révolutionnera l’automobile des années 80.
Le Matra P16, très proche du concept Supervan de Rootes !Prenant son bâton de pèlerin, Philippe Guédon s’en va alors convaincre les constructeurs d’investir dans « l’espace ». Chez ces idiots de Peugeot, on le renvoie dans ses cordes d’un « ça ne marchera jamais », tandis que chez Renault, on est large d’esprit et on accueille comme le Messie le patron de Matra. Emballé c’est pesé, le losange signe l’affaire du siècle, et lance l’Espace en 1984. Cocorico, les français venaient d’inventer le monospace, occultant volontairement le lancement 6 mois plus tôt du Chrysler Voyager. Peu importe, la légende était en marche, et on loue encore aujourd’hui dans les salons le génie français, inventeur du TéGéVé et du Renault Espace !
Après le P17 (photo de couverture) le P18 est encore très marqué Peugeot/Talbot !Mais cette histoire m’a toujours parue trop belle et trop lisse. Alors, comme un complotiste écoutant les Beatles à l’envers pour y découvrir des versets sataniques, rembobinons le film et repassons le au ralenti ! Pour bien comprendre ce qui a pu se passer, il convient de rappeler certains points !
Le premier dessin de Matra en 1978, qui rappelle lui aussi les traits du Supervan de Chrysler !Courant des années 70 (c’est à dire avant 1979), le monde européen de l’automobile est organisé de façon différente : Chrysler Europe est propriétaire de Rootes en Grande Bretagne, Simca en France et dispose d’un bureau de design à Coventry ! C’est là qu’une idée nouvelle va naître : le Supervan. Aux States, le Van remplace parfois la familiale, et l’idée vient à Fergus Pollock (à l’époque membre de l’équipe des Chrysler Design Studios basés en Angleterre) de développer une sorte de fourgonnette familiale destinée à l’Europe. Le Supervan aura droit à sa maquette dès 1978 !
Les premiers protos, destinés à Peugeot !Si l’histoire avait suivi un autre cours, c’était le groupe Chrysler qui sortait le premier un monospace en Europe. Mais les difficultés financières de l’américain le conduisirent à revendre toutes ses activités européennes à Peugeot, dans les conditions que l’on sait (lire aussi : Le rachat de Chrysler Europe). C’est alors que le mécano industrialo-financier devient marrant ! Simca, partenaire de Matra notamment pour la Bagheera et la Rancho (lire aussi : Matra Rancho), est aussi l’un des actionnaires (minoritaire) de la firme de Romorantin. Participation qui tombe dans l’escarcelle de Peugeot lorsque celui-ci rachète Chrysler. Vous commencez à voir où je veux en venir : Matra était indirectement liée à Chrysler Europe, et à son bureau de design de Coventry qui avait dessiné et pensé le Supervan. D’ailleurs, il avait été demandé à Philippe Guédon (et à Antoine Volanis, designer attaché à l’entreprise solognotte) de réfléchir à l’amélioration du concept. Ce n’est donc pas la révélation divine qui conduira Matra à réfléchir à l’Espace, mais bel et bien une « commande » anglo-américaine !
Le P23, dernier proto de la série, est déjà proche de ce que sera l’Espace, et se base sur une Renault 18, abandonnant toute référence Peugeot/Talbot !A laquestion : « pourquoi Matra a-t-il proposé le projet P17 (id est le premier proto de l’Espace) à Peugeot en premier » et pourquoi, jusqu’au proto P19 tout semble venir de chez Peugeot et Simca/Talbot, il est évident de répondre : parce que Matra était lié par des contrats industriels (lire aussi : Matra Murena), et par son actionnariat, au groupe naissant PSA (Peugeot en possèdait à l’époque 35 % et Talbot 10 %) ! A la question : « pourquoi Peugeot n’a-t-il pas sauté sur l’occasion ? », il est aussi facile de répondre. Ce n’est pas par aveuglement ou par suffisance que Peugeot refusa les avances de Matra, mais par manque de moyens financiers. Peugeot était très intéressé, au point de faire réaliser plusieurs prototypes, mais se trouvait dans une situation délicate : une faillite probable dès 1979. Après avoir racheté Citroën, puis Chrysler Europe, et s’être pris en pleine gueule (peut-être plus durement que les autres vus les investissement financiers consentis) la crise du pétrole de cette année là, la firme Franc-comtoise n’avait pas les moyen de se lancer dans l’aventure.
L’un des premiers protos Espace !En effet, dès 1977 avaient été lancés deux projets majeurs mobilisant toutes les ressources du groupe (hors rachat de Chrysler) : la 205 et la BX ! On peut regretter que PSA n’ai pas saisi l’opportunité « Espace », mais le groupe français jetta l’éponge par manque de cash et de ressources et non par manque de motivation. La participation dans Matra sera revendue, et la filiale chérie de Jean-Luc Lagardère se retrouva sans commandes (la production de la Murena ne suffisait pas, alors que la Rancho finissait sa carrière) et donc obligée de rebondir. Puisque Peugeot n’avait pas les moyens, autant proposer à l’autre constructeur national, Renault.
Bernard Hanon, PDG de Renault, est lui aussi conquis par le projet ! Les prototypes évolueront vers la dernière mouture ou presque, le P23, qui ressemble fortement à l’Espace, qui se base sur une plate-forme de Renault 18, et qui a perdu tous ses attributs Peugeot/Talbot (notamment les poignées de portes issues à l’origine d’une Peugeot 305, lire aussi : Peugeot 305). La suite, on la connaît, of course…
Lee Iaccoca fait le malin devant le Voyager, qui sortira 6 mois avant l’Espace… qui tire ses origines d’un projet Chrysler: ironie du sort !
Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est qu’une légende (le monospace franco-français) s’effrite avec une réalité moins glorieuse : un projet anglo-américain de chez Chrysler-Rootes qui atterrit sur la table de Matra par le hasard des participations et partenariats. Un nouvel actionnaire qui ne sait que faire du projet par manque de ressources (Peugeot) et un constructeur présenté comme audacieux (Renault) qui recueille les fruits bien mûrs d’un projet innovant ! Etrangement, Chrysler ne revendiquera jamais la paternité du projet, se contentant de lancer son Voyager aux States, tandis que Peugeot acceptera de passer pour le loser pendant des années, avant de lancer le 806 presque dix ans plus tard !
Cette histoire n’est peut-être qu’une spéculation, mais elle permettra de se poser les bonnes questions : qu’en est-il de la légende, et de la vérité ? Vous avez deux heures !