Porsche 911 Carrera 3.2 : partir quand même
De nos jours, la Carrera 3.2 est certainement l’une des Porsche les plus populaires. Séduisant aboutissement de la série « G », reconnaissable à ses caractéristiques pare-chocs à soufflets et qui demeure, aujourd’hui encore, la génération la plus durable du modèle, cette version rassemble bien des suffrages et cela s’explique par les substrats de sa personnalité. À la fois vintage dans sa conduite comme dans ses archaïsmes techniques et flamboyant acmé d’une lignée, proposant de la sorte une très attractive synthèse entre tradition et modernité, la dernière 911 « à l’ancienne » continue d’exercer une fascination particulière sur les amateurs. Voici pourquoi…
Il faut que tout change pour que rien ne change
Un jour de 1989, Porsche s’est résolue à tuer pour de bon sa 911. Naturellement, l’infanticide fut soigneusement dissimulé et l’on présenta le Typ 964 comme une évolution profonde de sa devancière — alors qu’il s’agissait, en réalité, d’une voiture nouvelle à 85 % et qui, conséquemment, n’avait plus grand-chose en commun avec la première « Onze » commercialisée un quart de siècle plus tôt. Mais les légendes sont d’autant plus solides que le public visé éprouve le désir viscéral d’y croire et cet épisode crucial dans l’histoire de la firme a matérialisé, avec une savoureuse ironie, les divergences stratégiques entre le professeur Ernst Fuhrmann, qui avait dirigé l’entreprise de 1972 à 1980, et son successeur, Peter Schutz. Là où le premier s’était évertué à occire l’ancêtre sans dissimuler le moins du monde ses intentions, notamment en échafaudant une gamme de modèles à moteur avant destinés à le remplacer dès la fin des années 1970, le second agit de façon incomparablement plus subtile ; contrairement à son prédécesseur, Schutz avait compris que l’ADN de Porsche reposait avant tout sur la 911 et qu’il était à la fois vain et dangereux de tenter de la supplanter sans respecter ses fondamentaux — c’est-à-dire sa silhouette et son architecture mécanique. Il ne s’agissait plus de se débarrasser du mythe, mais de réaffirmer sa pertinence en l’actualisant, mais sans le dénaturer, ce qui constitua, à n’en pas douter, une démarche extraordinairement complexe dans laquelle le bureau d’études sis à Weissach s’investit dès l’orée des années 1980. En parallèle, et en attendant que la 964 soit prête, il fallut bien parvenir à maintenir la série « G » à flot. Apparue en 1974, celle-ci avait été peu à peu abandonnée à son sort, si bien que six ans plus tard, la gamme ne comptait plus que deux modèles : une 3 litres atmosphérique désignée « SC » de 180 chevaux et, bien entendu, la fantasmatique Turbo. Or, il suffisait d’examiner la gamme des « PMA » disponibles simultanément pour découvrir que la 924 Turbo et la 928 S affichaient des niveaux de puissance comparables aux deux 911 survivantes, avec un confort et des facilités de pilotage sensiblement plus adaptés au commun des mortels…
L'histoire de la Porsche 911 Carrera qui ne voulait pas mourir
Le message implicite était donc clair : en définitive, la 911 n’était alors plus produite que pour satisfaire une petite tribu de puristes et de gardiens du temple qui méprisaient les modèles à moteur avant, leur trop grande civilité, leur refroidissement liquide et leur transmission transaxle ! Néanmoins, dès son arrivée à la direction de Porsche, Peter Schutz réorienta sans équivoque les priorités du constructeur : l’idée consistait, désormais, non plus à maintenir la 911 sous perfusion en attendant que ses derniers clients l’abandonnent mais, bien au contraire, à reprendre avec une ardeur renouvelée le cours de son évolution. Dans cet esprit, la puissance de la SC progressa de 188 à 204 chevaux dès le millésime 1981, tandis qu’à l’IAA de la même année, la firme de Zuffenhausen exposa un prototype rassemblant la totalité des innovations qui allaient marquer la carrière de l’auto dans les années à venir : comme sa dénomination l’indiquait, la Turbo 4×4 Cabrio Studie regroupait, en une seule voiture, deux solutions encore inédites dans la vie du modèle. Cependant, ce concept-car ne connut aucune suite commerciale en tant que tel et c’est à l’été de 1983 que la série « G » connut sa véritable apothéose, avec la présentation de la Carrera 3.2 !
Le métier, l’ouvrage, etc.
Pour une maison comme Porsche, la nomenclature revêt une importance spécifique et la réapparition du nom « Carrera », exprimé en toutes lettres — la SC l’ayant réduit à un morceau d’acronyme — et qui n’a d’ailleurs plus quitté la gamme depuis lors, confirmait, de façon éclatante, la renaissance inespérée d’une série tombée en déshérence. Ainsi, la 911 revendiquait de nouveau son identité en puisant dans l’historique déjà fourni de son constructeur ; l’indication de la cylindrée témoignait, quant à elle, d’une reviviscence du flat-six sur les détails de laquelle il importe de se pencher. Profitant de ses 3164 cm3, le nouveau moteur disposait dorénavant de 231 chevaux (sans catalyseur) et d’un couple de 28,6 mkg à 4800 tours/minute. Dans L’Auto-Journal, fin 1983, sous le titre « Un sacré vieux machin », André Costa passa la 3.2 au banc d’essai et se montra séduit par le comportement du six-cylindres : « Pas de turbo ni de quatre soupapes par cylindre ; mais la puissance ainsi que le couple disponibles à tous les régimes suffisent à combler les plus exigeants. » Le célèbre essayeur, qui n’avait jamais figuré parmi les fanatiques de la 911, se montrait moins laudatif au sujet des qualités routières de l’engin. « (…) le sourcil se froncera à l’entrée de la première courbe abordée à grande vitesse. La direction apparaît alors curieusement lourde, comme si les routes répugnaient à braquer. Sur le réseau secondaire au revêtement relativement médiocre, la situation se gâte. En ligne droite, soumis à des réactions mal prévisibles et quelquefois violentes, le volant s’agite et les écarts latéraux sont à craindre à grande vitesse. »
Sensiblement plus efficace
Ceux qui n’ont jamais conduit que des 911 « modernes » pourront être légitimement surpris à la lecture de ces quelques phrases, qui résument bien la tonalité générale de l’article : au mitan des années 1980, après quelque deux décennies, le comportement routier de l’auto n’était tout simplement plus au niveau de la concurrence et, dès 1985, l’irruption de la première 944 Turbo ratifia encore davantage la sénescence du concept. « Mort à la 911 ! » titra alors l’Auto-Journal, sous la même plume. Sensiblement plus efficace dans toutes les conditions d’utilisation — y compris sur circuit —, cette vulgaire quatre-cylindres dont le moteur était situé au mauvais endroit se permettait, de surcroît, de bafouer son aînée en termes de performances chiffrées, ce qui n’empêcha pas celle-ci de continuer à fort bien se vendre…
Suicide, mode d’emploi
À la vérité, tous les vieux porschistes vous le diront, les 911 d’avant la 964 réclament de leur pilote l’assimilation d’une technique de conduite très singulière que les conducteurs actuels ont parfois du mal à accepter. En substance, il faut à la fois combattre la tendance à sous-virer de la voiture en « balançant » celle-ci à l’entrée de la courbe, tout en guettant très attentivement le moment fatidique où, si votre concentration se relâche, l’auto va basculer vers un survirage aux proportions aussi fâcheuses que ses conséquences éventuelles… Dépourvue d’ABS comme de direction assistée, la 3.2 vous oblige aussi à composer avec un pédalier de Coccinelle articulé au plancher et — jusqu’aux modèles 1986 du moins — avec la boîte dite « 915 », dont la vétusté ne réjouira que les nostalgiques impénitents. Évidemment, si vous vous cantonnez à une conduite paisible, toutes ces considérations ne parviendront qu’à vous effleurer ; mais à quoi bon s’offrir une 911 si c’est pour la conduire comme une Cadillac Seville ? Pour autant, il faut bien reconnaître que la 3.2 recèle de quoi séduire les esthètes contemplatifs et pas seulement les stipendiés du contrebraquage. Tellement vilipendés, voire même accusés de défiguration lorsqu’ils furent greffés sur le dessin originel dû à « Butzi » Porsche, les pare-chocs à soufflets ont, au fil du temps, acquis un charme terriblement eighties et délicieusement daté, à l’instar de la bande réfléchissante située entre les feux arrière et à laquelle les 911 contemporaines font référence. Durant ses quinze années d’existence, la série « G » a autant évolué techniquement qu’elle s’est très vite figée sur le plan stylistique — dès lors que les ultimes chromes furent bannis de sa carrosserie — à tel point qu’il faut l’œil d’un spécialiste pour distinguer une SC d’une Carrera 3.2. Au demeurant, cette dernière ne connaîtra que des modifications mineures jusqu’à ce que la 964 Carrera 2 vienne mettre un terme à son glorieux parcours, sanctionné par près de 80 000 exemplaires ayant quitté les chaînes stuttgartoises.
La nostalgie n’a pas de prix (mais elle a un coût)
En mars 2002, Autoretro consacrait un essai/guide d’achat à la Carrera 3.2. La rubrique dédiée à la cote de la voiture laisse songeur lorsqu’on la parcourt aujourd’hui : le magazine mentionne, par exemple, une valeur de 19 900 euros pour une version équipée de la boîte « G50 » (montée à partir du millésime 1987 et sensiblement plus agréable que la « 915 » évoquée plus haut). Eh oui, mes amis, il y a vingt ans, c’était bel et bien le moment d’acheter : à l’heure où ces lignes sont écrites, CarJager propose plusieurs 3.2 à la vente, dont les prix excèdent systématiquement les 40 000 euros. Cette valeur doit être considérée comme un plancher, car certaines variantes peuvent exiger bien davantage ; il en va ainsi du très exclusif Speedster dévoilé à Francfort en 1987 et produit à un peu plus de 2000 unités (comptez environ 130 000 euros sur le marché allemand) ou bien des « Club Sport », très allégées et construites à seulement 340 exemplaires.
Les « Turbo Look », qui associent carrosserie et freins des 930 à la mécanique des 3.2, ont également leurs adeptes ; le regretté Paul Frère stigmatisait fréquemment l’illogisme ayant présidé à la définition de ces voitures, que leur moindre efficience aérodynamique rendait moins rapides que les versions « étroites » ! Mais que peuvent les arguments rationnels contre la sensualité exacerbée des ailes hypertrophiées héritées de la « vraie » Turbo et dont il est facile d’éprouver continûment la beauté, d’un coup d’œil dans le rétroviseur ? Quoi qu’il en soit, le choix est large dans les quatre carrosseries proposées, le cabriolet n’ayant pas eu la peau de la Targa, fabriquée, contre toute attente, en un volume équivalent. Pour notre part, nous jetterions volontiers notre dévolu sur un coupé « G50 », à ailes plates, sans l’aileron optionnel et doté du très agréable toit ouvrant qui figurait, entre beaucoup d’autres possibilités, dans l’annuaire de 652 pages faisant office de catalogue d’options. Au vrai, il n’existe probablement pas deux Carrera identiques, et c’est fort bien ainsi. Si vous cédez aux charmes de l’une d’elles, soyez sûr qu’il ne s’agira pas d’un achat, mais bien d’une authentique rencontre — avec les sortilèges de la 911, bien sûr, mais sans doute aussi avec vous-même : semblablement à une Citroën 2 CV ou à une Morgan Plus 8, cette Porsche est bien plus qu’une automobile, c’est, à soi seule, un art de vivre, qui transformera votre existence. Pour le meilleur ?
Texte : Nicolas Fourny