1977 ! L’année du premier Star Wars, de l’ouverture du Centre Pompidou, de l’Apple II, du dernier voyage de l’Orient Express et de la mort de Charlie Chaplin. C’est dans ce monde-là — qui paraît si proche et si lointain à la fois — qu’est apparu le premier break « usine » de Mercedes, connu sous le nom de T-Modell et qui a non seulement permis à la firme allemande d’élargir sa clientèle potentielle, mais a également créé un marché à lui seul ; un marché dans lequel, par la suite, la concurrence s’est joyeusement installée, s’efforçant de reproduire, avec des fortunes diverses, le succès obtenu par Stuttgart avec cette série qui marqua son époque et que les amateurs de youngtimers commencent à s’arracher. On les comprend, étant donné le talent avec lequel cette carrosserie a su agréger élégance et polyvalence d’usage, le tout avec les qualités usuelles de l’étoile en termes d’ingénierie et d’endurance. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Cent ans de servitude
En ce temps-là, si vous vouliez une Mercedes, les choses étaient simples : vous aviez le choix entre les berlines et les coupés de la gamme dite « basse » (série 123, dont les héritières contemporaines se nomment Classe E), la Classe S (série 116), ou le roadster SL et son dérivé SLC à toit fixe (série 107). Rien à voir, donc, avec la luxuriance du catalogue actuel, fort de 18 modèles… Bien des segments de marché restaient alors à explorer pour la firme d’Untertürkheim, à commencer par celui des breaks familiaux. Certes, dans le passé, après quelques réalisations expérimentales basées sur la berline dite « Ponton », la Daimler-Benz avait autorisé son importateur belge, la société I.M.A., à tenter l’aventure des breaks « Universal », construits dès 1965 sur la base des berlines Heckflosse de la série 111 et intégrés au catalogue officiel, mais cette initiative n’avait pas connu de suite après la fin de carrière des modèles à ailerons. À partir de 1968, des carrossiers comme Binz ou Miesen avaient transformé plusieurs exemplaires des berlines « Strich Acht » en breaks ; cependant, il s’agissait là de créations artisanales assemblées en de très faibles volumes. Dans l’esprit de la plupart des gens, les breaks demeuraient alors étroitement connotés à des préoccupations essentiellement utilitaristes, qui concernaient la surface de chargement ou le fameux PTAC (poids total autorisé en charge) — le confort, la sophistication technique, les performances ou le luxe relevaient d’autres catégories. Jonction entre la berline et la fourgonnette, le break était-il pour autant condamné à un rôle d’humble serviteur et aux tâches laborieuses accomplies dans l’ombre ?
Les paradoxes du break chic
Que non pas, décidèrent les responsables du projet 123, même s’il leur a fallu du temps pour convaincre les dirigeants de Mercedes du bien-fondé de leur idée. Le récent ouvrage d’Antoine Grégoire, La Mercedes W123 de mon père (éditions E.T.A.I.) apporte sur ce point des informations décisives : loin d’être intervenue de façon fortuite, l’introduction d’une variante à cinq portes de la future berline a été envisagée dès les prolégomènes de l’étude du modèle, mais validée très tardivement, à l’automne de 1975. Cela n’a pas nui à la qualité du design de l’auto, avec une intégration du volume arrière particulièrement harmonieuse. Bien sûr, la série T n’a pas été le premier break joliment dessiné de l’histoire : la Chevrolet Nomad ou la Simca Marly avaient, en leur temps, démontré que l’on pouvait fort bien associer praticité et distinction — sans parler des Aston Martin Shooting Brake dues à Harold Radford. Néanmoins, qu’un constructeur de l’importance de Mercedes prenne le risque d’investir une catégorie aussi roturière, voilà qui envoyait un signal dépourvu d’ambiguïté à la clientèle comme à la concurrence : désormais, les familles nombreuses, les architectes ou les amateurs de nautisme, mais aussi les professions manuelles allaient pouvoir s’extraire de la plèbe des Opel Rekord Caravan et des Peugeot 504 ! C’est en tout cas ce que laissaient entendre les photographies de la première brochure de l’auto ; datée du mois d’octobre 1977, celle-ci s’appuyait sur des mises en scène soigneusement élaborées. En la parcourant, tout le monde pouvait comprendre que le break étoilé avait été aussi bien conçu pour transporter des clubs de golf que le matériel de peintres en bâtiment ; la fiche technique ne laissait apparaître aucun compromis, tandis que la finition et les aménagements intérieurs équivalaient à ceux des berlines. De la sorte, la suspension à quatre roues indépendantes était conservée avec, bien entendu, des flexibilités adaptées pour l’essieu arrière, doté en série d’un correcteur d’assiette hydropneumatique. De surcroît, le client avait tout le loisir de feuilleter un épais catalogue d’options, conforme aux traditions de la marque et lui permettant de confectionner sa S123 « à la carte » : si ses moyens l’y autorisaient, il pouvait par exemple commander une 280 TE, animée par le six-cylindres en ligne double arbre de 177 chevaux identique à celui des berlines et coupés, agrémentée d’une sellerie en cuir, de jantes en alliage d’aluminium, d’un toit ouvrant électrique ou encore d’un climatiseur, aboutissant ainsi à une machine extrêmement séduisante, capable d’atteindre les 200 km/h chrono dans le plus grand confort et en silence, tout en bénéficiant d’une appréciable capacité d’emport, allant de 523 à 879 litres selon la configuration choisie.
Tourismus und Transport
Car la partie arrière de l’habitacle témoignait d’une réflexion approfondie quant à l’évolution des styles de vie, en cette seconde moitié de la décennie 1970. « Aucune voiture de travail ne se transforme aussi vite en voiture de loisirs » proclamait le catalogue spécifiquement dédié à la série T (cette lettre signifiant tout aussi bien « transport » que « tourisme ») et, de fait, l’étendue des possibilités développées par Mercedes représentait une somme de réelles innovations pour l’époque. Qu’il s’agisse de la troisième banquette implantée dos à la route, qui pouvait entièrement disparaître dans le plancher (et qu’il convenait de réserver aux jeunes enfants ou aux masochistes), des espaces de rangement astucieusement conçus et disposés, de la fonctionnalité deux tiers/un tiers des sièges du deuxième rang, dont l’assise était démontable, ou des divers accessoires disponibles, la prestation d’ensemble ne souffrait pas la critique et découlait d’un concept maîtrisé de bout en bout. En dépit d’une longueur et d’un empattement similaires à ceux de la berline, la S123 — qui semble presque fluette de nos jours, avec ses 4,72 mètres de long —, s’avérait à peine moins logeable que la Volvo 245, à la robustesse indiscutable mais aux qualités routières moins convaincantes. En termes d’habitabilité, la Citroën CX faisait encore mieux, il est vrai, mais son architecture et ses particularismes la destinaient à une autre clientèle, davantage soucieuse d’avant-gardisme que de standing. Opel et Ford fermaient le bal avec des voitures dont la solidité faisait toute la réputation, même si la Granada 2,8 litres à injection constituait une proposition digne d’intérêt pour les amateurs de conduite rapide. Pourtant, le T-Modell ne se vouait pas exclusivement aux happy few, mais aussi aux travailleurs et aux familles de la moyenne bourgeoisie. À cet égard, la gamme Diesel, qui s’étendait d’une très poussive 240 TD (72 chevaux pour 1500 kilos à vide !) à une 300 TD Turbo à 5 cylindres dont les 125 chevaux ne connaissaient aucun équivalent à ce moment-là, a représenté une part appréciable des ventes, surtout après le second choc pétrolier de 1979. Il ne faut pas oublier que Mercedes a écoulé un grand nombre de ses 123 Diesel en Europe, mais aussi en Amérique du Nord ; et, de Dallas à Pour l’amour du risque, la version break a fréquemment incarné le luxe made in Germany dans les séries de l’époque, fort loin de l’expert-comptable berlinois qui avait durement travaillé et longuement économisé pour s’offrir son break…
Nous finirons ensemble
La gamme essence n’était pas en reste et, en dehors des mélodieux mais gourmands six-cylindres, le meilleur choix, en l’espèce, demeure la 230 TE introduite en 1980 et dont la mécanique ressemble beaucoup à un compromis idéal, ses 136 chevaux et sa rondeur lui conférant un agrément d’utilisation toujours valable à l’heure actuelle, sans pour autant vous ruiner en carburant. Tout au long de ses huit années de production, le modèle connut les mêmes évolutions que le reste de la gamme 123, c’est-à-dire que celles-ci furent modérées et, sur le plan esthétique, à peu près invisibles. La voiture n’a subi aucun restylage digne de ce nom et, mis à part la généralisation des optiques rectangulaires à l’automne 1982, sa physionomie n’avait pas changé lorsque les derniers exemplaires tombèrent des chaînes de l’usine de Brême. Bien que relativement peu produite si l’on prend en compte les 2,7 millions de 123 fabriquées au total (Mercedes n’a construit qu’environ 200 000 breaks sur cette base), l’auto est peu à peu devenue iconique, ce que traduit une cote en sensible augmentation depuis quelques années. On la croise aussi bien dans les rassemblements d’automobiles anciennes que dans les shootings des magazines de mode — c’est définitivement la Mercedes à la cool, pas sophistiquée pour deux sous, presque rustique, à peu près dépourvue d’électronique et que tout le monde croit indestructible (à tort : la corrosion a tué de nombreux exemplaires). Habitable, pratique, facile à entretenir, toujours prête à démarrer et à vous emmener dans la ville d’à côté ou à cinq mille kilomètres de chez vous, d’une classe folle, elle a aussi le bon goût de fuir tout snobisme et il est facile de s’en faire une amie fidèle, compréhensive et accueillante. Prenez garde : si vous cédez à ses charmes, ce sera, très probablement, pour le reste de votre vie !
Texte : Nicolas Fourny