Il n’est jamais facile de succéder à un chef-d’œuvre et, parmi les modèles auxquels cette tâche ingrate a incombé au fil du temps, le coupé Mercedes de la série C140 constitue sans doute l’un des cas les plus emblématiques. La malheureuse auto a en effet eu droit à une longue litanie de reproches qui n’ont guère varié depuis sa présentation il y a trente-deux ans : trop lourde, trop volumineuse, trop ostentatoire, trop arrogante, la variante à deux portes de la S-Klasse des années 1990 a logiquement suscité les mêmes critiques que la berline correspondante. Exemple même d’une forme de surenchère technique et de course à la puissance très en vogue en ce temps-là, cette auto à peu près veuve de tout défaut objectif n’a cependant jamais pu effleurer l’aura de sa devancière. Pourtant, il suffit de séjourner à son bord quelques kilomètres durant pour que sa séduction opère… Quelle place peut-elle occuper aujourd’hui dans le cœur des collectionneurs ?
Une succession délicate
Avec le coupé C126 présenté à Francfort en 1981, l’équipe de stylistes dirigée par Bruno Sacco a indéniablement livré l’une de ses plus grandes réussites, sublimant l’élégance intemporelle de la berline Classe S pour en dériver une carrosserie plus exclusive dans son format, tout à la fois opulente et harmonieuse, suggérant la puissance mais sans tapage, incarnant dans une quasi-perfection un luxe de bon aloi associé à une fiche technique ambitieuse et aboutissant de la sorte à un compromis idéal entre performance, confort et sécurité – sans oublier la proverbiale qualité de fabrication des voitures à l’étoile. Tout aussi capables de rivaliser avec une Porsche 928 qu’avec une Jaguar XJ-S ou une BMW 635 CSi, voire même avec une Ferrari 400i, les coupés SEC (pour Sonderklasse Einsprintzung Coupé, c’est-à-dire « coupé de classe supérieure à injection ») sont rapidement devenus la référence absolue d’un segment de marché aussi étroit que rémunérateur et, en dépit de tarifs particulièrement élitistes – mais justifiés – sont parvenus à séduire plus de 74 000 clients en dix ans de production. Pour autant, un triomphe de cet acabit engendre toujours un défi consubstantiel que l’on pourrait résumer par une question un peu triviale : comment faire mieux ? Pas de quoi, toutefois, impressionner les ingénieurs de la toute-puissante Daimler-Benz qui, à cette époque, sont déjà installés depuis belle lurette au firmament de la construction automobile, ce que la communication de la firme ne se prive d’ailleurs pas de rappeler !
Le premier V12 Mercedes
« Quand on travaille dix heures par jour, on a bien le droit de se faire plaisir », proclament les brochures commerciales dédiées à la S-Klasse série 140 dévoilée au printemps 1991 ; la cible du modèle est donc clairement définie dès l’abord, d’autant qu’elle est de plus en plus courtisée. Car au cours des années 80, la suprématie de la W126 a été durement contestée, d’abord par BMW avec une très aboutie Série 7 E32, puis, de façon plus inattendue, par Toyota, dont la toute fraîche division Lexus a ouvert les hostilités en 1988 avec une caricature de Classe S dénommée LS 400 – et l’impressionnante maîtrise technique de l’engin, qui va immédiatement remporter un grand succès outre-Atlantique, n’est pas passée inaperçue à Stuttgart. La future S-Klasse devra donc impérativement frapper un grand coup, histoire de rappeler qui est le patron. Ce qui explique le retard pris dans la concrétisation du projet, l’ingénieur en chef Wolfgang Peter – qui finira d’ailleurs viré comme un malpropre – n’ayant pas seulement voulu concevoir une voiture, mais se livrer par surcroît à une authentique démonstration de force, d’où une machine outrageusement overengineered, comme on dit en bon français. De fait, la liste des innovations et des équipements inédits de la W140 donne le tournis : double vitrage, suspension active ADS, climatisation bizone équipée d’un filtre à charbons actifs, fermeture assistée des portières et du coffre, antipatinage ASR, blocage automatique du différentiel ASD, sièges multicontours, etc. Mercedes annonce fièrement que de nombreux brevets ont été déposés dans le cadre du développement de ce seul modèle, qui reçoit par ailleurs, au faîte de la gamme, le tout premier V12 maison destiné à une voiture de série !
Un Panzer pour égoïstes
Il s’agit là aussi de répondre à BMW, dont le douze-cylindres présenté en 1987 a quelque peu déçu la presse spécialisée par la relative modestie de ses prestations. Rien de tel chez Mercedes dont, par ses seules caractéristiques, le V12 va faire couler beaucoup d’encre : avec ses 6 litres de cylindrée, ses 408 ch et ses 570 Nm de couple, l’appareil ne distance pas la concurrence, il l’atomise ! Si la 600 SEL est alors considérée comme la meilleure berline du monde par certains (en août 1991, L’Automobile Magazine titre « La beauté d’une Rolls-Royce, la puissance d’une Ferrari » en présentant la Mercedes en compagnie d’une Silver Spur et d’une Testarossa), chacun s’attend à ce que le futur coupé en fasse de même dans sa propre catégorie. Las, quand l’auto est dévoilée officiellement au Salon de Paris 1992, les réactions s’avèrent plutôt mitigées. Puissamment charpentés, les nouveaux SEC sont plus longs de quinze centimètres et plus larges de sept centimètres que ceux qu’ils remplacent ; les lourdeurs de style que l’on peut à la rigueur pardonner à une grande berline patricienne passent nettement moins bien lorsqu’il s’agit d’un coupé, variante récréative censée suggérer un certain dynamisme – on n’ose parler de sport, l’engin pesant jusqu’à 2240 kilos à vide. Or, le coupé C140 ne s’émancipe pas suffisamment de sa matrice et en reproduit pesamment le typage, avec des proportions moins heureuses que celles du modèle sortant. Sous tous les angles, l’auto ressemble à une sorte de C126 empâtée et se voit par-dessus le marché affublée de projecteurs au style incongru, manifestement dessinés sous la funeste influence du bio-design alors naissant. En comparaison, la BMW Série 8 semble presque fluette…
La puissance ne fait pas tout
Bien sûr, les motorisations sont à la hauteur du pedigree de l’auto, de ses ambitions et de son poids : les 500 et 600 SEC ne retiennent que les moteurs les plus puissants de la berline et, pour ceux qui peuvent supporter de vivre sans démarrer un V12 chaque matin, le V8 5 litres de 319 ch déplace lui aussi très honorablement cette lourde carrosserie, prévue pour accueillir confortablement quatre occupants et leurs bagages. Les apparences sont trompeuses : le plus encombrant coupé européen n’oublie pas d’être véloce. Face au chronomètre, limitées par construction à 250 km/h, les deux SEC ne se distinguent que par leurs accélérations. La 500 réalise le 0 à 100 km/h en 7,3 secondes, la 600 descend à 6,6 secondes. Ce sont là des temps dignes d’une Bentley Continental R, ce qui démontre l’absence totale de complexes du constructeur allemand vis-à-vis des blasons les plus prestigieux. Et ses tarifs le confirment : à l’automne 1994, le coupé V12 exige ainsi 862 500 francs (environ 209 000 euros d’aujourd’hui), versus 722 500 francs pour la BMW 850 CSi et 652 000 francs pour la Porsche 928 GTS. Il faut aller chercher du côté de la Ferrari 456 GT (1 233 000 francs) ou de la Bentley susnommée (1 746 978 francs) pour trouver plus cher – mais pas forcément mieux, du moins si l’on examine le rapport prix/prestations avec une froideur clinique. Et c’est là que le bât blesse : pour émouvoir à ce niveau, les prestations chiffrées ne suffisent pas ; si le design du roadster SL R129 recueille à juste titre tous les suffrages, le coupé issu de la S-Klasse suscite pour sa part bien plus de réserves et, tout comme la berline dont il est issu, semble en décalage avec son temps en raison d’un gigantisme mal vu alors que la récession frappe à la porte et que certains assimilent à une forme de condescendance.
Sans identité
Sa carrière sera d’ailleurs bien plus courte que celle de la série C126, et sa fabrication s’arrêtera dès septembre 1998, à peine six ans après sa commercialisation. Figé sur le plan technique (hormis l’apparition d’un V8 4,2 litres en entrée de gamme à partir de 1994), le coupé C140 n’a pas subi le moindre restylage, mais il a en revanche connu trois désignations commerciales successives, ce qui ne lui a sans doute pas facilité la tâche (seules 26 000 unités seront produites). Reprenant à sa naissance le suffixe « SEC », il est rebaptisé dès 1993 en reprenant la même nomenclature que la berline (S 420, S 500 et S 600), ce qui rend difficile sa distinction au sein de la gamme. Les responsables de Mercedes en sont conscients et, à partir du millésime 1996, l’auto est dénommée « CL » – une appellation qui perdurera jusqu’en 2014. Cette errance identitaire et cette absence d’évolutions ont contribué à marginaliser un modèle mal-aimé, aux substrats duquel Mercedes tournera résolument le dos avec la génération suivante, plus aérienne dans son dessin et pesant 200 kilos de moins. Néanmoins, et justement quand on examine les prestations de ses descendantes, la C140 tient peut-être sa revanche ; on commence à redécouvrir ses vertus – qualité de construction et de finition, performances toujours dignes de respect, comportement routier impérial, confort de référence, très bonne fiabilité d’ensemble –, ce d’autant plus que la firme souabe aura toutes les peines du monde à retrouver un tel niveau de qualité par la suite. À cette aune, serait-ce le dernier « vrai » coupé Mercedes ? Nous nous garderons bien de formuler une conclusion aussi définitive, mais gageons que si vous en prenez le volant, vous aurez du mal à ne pas chercher à acquérir l’un des exemplaires d’une auto bien plus attachante qu’il n’y paraît !
Texte : Nicolas Fourny