Ah, la 300 SL ! Depuis ce jour de 1952 où le fantasmatique papillon de Stuttgart a déployé ses ailes pour la première fois, on ne compte plus les articles, livres, monographies, expositions et autres multiples hommages à l’une des automobiles les plus marquantes de son siècle. Convoquant un imaginaire que se disputent la poésie de la création et les impératifs de l’ingénierie, la plus célèbre des Mercedes s’est très profondément ancrée dans la mémoire collective, jusqu’à inciter son constructeur à des citations pas forcément heureuses survenues plusieurs décennies après sa naissance, sans parler des initiatives d’hurluberlus capables de greffer des portes « papillon » à tout ce qui roule, de la Peugeot 205 à l’Alfa 2000 GTV… Statufiée dès son apparition, la 300 SL de route n’aura, en définitive, connu que peu d’évolutions au fil de sa courte carrière, mais les deux exemplaires de sa variante « R » — qui est, en réalité, bien plus que cela — méritent indéniablement le détour !
J’aimerais pas crever un dimanche
C’est une photo qui a fait le tour du monde et qu’en France L’Automobile a publiée à l’automne de 1957. On peut y voir un sémillant quadragénaire, dont l’élégance vestimentaire rappelle celle de Cary Grant dans North by Northwest et qui se trouve nonchalamment assis sur le longeron d’un coupé au style saisissant que son étoile de calandre et la porte papillon relevée dans une posture familière rattachent spontanément à la famille des Mercedes-Benz de route. Quoique… de route, dites-vous ? C’est peut-être aller vite en besogne car, à la vérité, la 300 SLR attribuée à l’ingénieur Rudolf Uhlenhaut en guise de voiture de fonction (je sais, la vie est injuste) tenait davantage du bolide de compétition que de la GT calibrée pour les longues randonnées transeuropéennes. La légende de la photo nous apprend que le dimanche, l’heureux homme, une fois ses devoirs religieux accomplis, ne dédaignait pas se lancer sur l’autobahn au volant d’un engin qui, aux dires de sa fiche technique, pouvait tutoyer les 290 km/h dans les meilleures conditions. Rappelons qu’à la même époque, la berline Mercedes de série la plus puissante — la 300 S — ne dépassait pas les 180 chrono… Il fallait au minimum une Ferrari 410 Superamerica pour espérer suivre (de très loin) le train d’une SLR mais, au demeurant, un tel antagonisme routier demeurait très hypothétique, cette dernière n’ayant été construite qu’à deux exemplaires !
Une pièce de musée (mais pas seulement)
Si Daimler a choisi de se séparer de l’une des deux autos au profit d’un collectionneur privé (pour la bagatelle de 135 millions d’euros) lors d’une vente aux enchères organisée en 2022 par RM Sotheby’s, celle d’Uhlenhaut figure toujours parmi les collections du constructeur, qui l’expose avec un orgueil compréhensible dans le merveilleux écrin que constitue le Mercedes-Benz Museum de Stuttgart. Même pour ceux qui — à l’instar de votre serviteur — y passent environ le tiers de leur existence, retrouver cette longue carrosserie grise sous l’éclairage subtil d’un hall où ses voisines se nomment 300 SL roadster ou, plus modestement, une berline Ponton — suscite une émotion chaque fois renouvelée. Si la firme allemande a pu écrire une légende irréfutable, c’est en partie grâce à cette auto, pourtant peu présente dans une mémoire collective phagocytée par la 300 SL « classique » (pas exactement un véhicule de grande diffusion mais construit tout de même à 1400 unités de 1954 à 1957) dont elle diffère toutefois à bien des égards. Elle nous rappelle fort opportunément que la première Sport Leicht de l’histoire de Mercedes a d’abord et avant tout été pensée pour la course, la version routière s’apparentant presque à un accident de l’histoire. Près de soixante-dix ans plus tard, sans doute éprouve-t-on quelques difficultés à imaginer le choc que produisit l’apparition de cet engin moins d’une décennie après la guerre et, qui plus est, conçu dans un pays dont l’outil industriel, pour les raisons que chacun connaît, avait été en grande partie détruit !
Fugue de mort
Avant-guerre, les flèches d’argent avaient déjà brillé sous l’égide de l’un des plus fameux directeurs de course de l’histoire en la personne d’Alfred Neubauer et, déjà, avec la précieuse contribution d’Uhlenhaut ; aux mains de Rudolf Carracciola ou de Hermann Lang, les W125 et W154 avaient ainsi remporté plusieurs épreuves de légende, à Berlin, Monaco ou Tripoli. Bien entendu, au lendemain du conflit la course ne faisait pas partie des priorités mais le premier championnat du monde de Formule 1 se courut néanmoins dès 1950 — Fangio remportant le titre pour Mercedes en 1954 et 1955 — tandis que les premières 24 Heures du Mans de l’après-guerre eurent lieu en 1949. C’est d’ailleurs dans la Sarthe que la marque à l’étoile stoppa brutalement son engagement en compétition après l’accident de Pierre Levegh, qui entraîna 81 personnes dans la mort. Ce jour funeste de juin 1955, Levegh pilotait une 300 SLR de course dont les caractéristiques tutoyaient — et pour cause — celles du coupé Uhlenhaut. L’architecture des deux autos s’avérait identique et se basait sur la W196 de Formule 1 : à l’avant d’une structure tubulaire se blottissait un huit-cylindres en ligne de 2982 cm3 à double allumage et alimenté de surcroît par une injection directe mécanique, laquelle constituait une première mondiale. Issue d’un programme avorté consistant à élaborer un modèle hybride entre la 300 SL et la SLR de course, la carrosserie fermée de la SLR de route visait à en rendre possible l’usage courant et, si elle reprenait les formes générales de la 300 SL, elle s’en différenciait à maints égards, aboutissant à une physionomie sensiblement plus racée.
Ce n'est pas une 300 SL !
En premier lieu, la proue reproduisait très fidèlement la forme de la voiture de course, avec des projecteurs sous globes — aucun risque, cette fois, de la confondre avec celle de la 190 SL. Le reste de la carrosserie (réalisée en alliage d’aluminium et de magnésium) présentait mêmement des spécificités qui la distinguaient du coupé de série, telles que les ailes arrière au profil plus agressif ou le traitement des vitrages, les custodes ayant disparu, noyées dans une lunette arrière devenue panoramique. Mais ce sont sans doute les deux monumentales sorties d’échappement faisant irruption sur le flanc droit de la voiture qui fascinaient le plus ; elles annonçaient un ouragan mécanique absolument insurpassable en son temps. Avec 310 chevaux pour 1100 kilos à vide, le rapport poids/puissance impressionne aujourd’hui encore, mais les rares journalistes qui ont pu prendre le volant de l’engin en ont unanimement témoigné : contrairement à une 300 SL largement civilisée, la SLR présente un catalogue d’attachantes brutalités qui la rattachent sans ambages à son typage originel : il s’agit bien là d’une authentique machine de course égarée sur route ouverte, les vociférations sauvages du huit-cylindres étant à peine atténuées par l’énorme silencieux installé à la demande d’Uhlenhaut pour rendre plus tolérables ses déplacements à bord. Sans aucun équivalent dans la production Mercedes qui s’ensuivit — la SLR McLaren apparaissant presque pâlichonne en comparaison —, la 300 SLR, semblant sans cesse hésiter entre la piste et la route, est peut-être, d’un certain point de vue, la grand-mère spirituelle des quelques Porsche 962 adaptées bien plus tard pour une utilisation « civile ». Arrêté en plein élan et dorénavant bien à l’abri dans son musée, le papillon le plus impétueux de l’univers se tient cependant toujours prêt à se déchaîner…
Texte : Nicolas Fourny