Mercedes-Benz 280 SE 3.5 (W108) : les joies (anciennes) de l’upsizing
Deux cents chevaux ! De nos jours, il s’agit d’un niveau de puissance devenu banal, accessible à n’importe quelle GTi un peu ambitieuse. C’est aussi une valeur que l’on retrouve couramment dans les fiches techniques de familiales ou de routières de milieu de gamme. Néanmoins, ce n’était pas encore le cas en 1971 et c’est la raison pour laquelle l’apparition de la 280 SE 3.5 (W108) a contribué à installer la firme à l’étoile au pinacle de la construction automobile — du moins lorsqu’il s’agit de concevoir des voitures aussi puissantes que confortables, capables de traverser l’Europe dans des conditions optimales de vélocité et de sécurité. Évidemment coûteuse aujourd’hui comme hier, plus sophistiquée qu’elle en a l’air, construite durant peu de temps, elle incarne l’aboutissement d’un style tout en préparant l’avenir, son moteur lui ayant survécu jusqu’en 1991 ! Nous vous invitons à un émouvant voyage au volant de l’une des plus désirables Mercedes de l’après-guerre…
Des chiffres (et des lettres)
Observons attentivement la gamme de la Mercedes Classe S sortante (série W222) et, en particulier, la S 400, c’est-à-dire la motorisation d’accès. Jadis, dans l’esprit de tout petrolhead qui se respecte, une telle dénomination évoquait spontanément les pâmoisons spécifiquement associées au V8, architecture connue à Stuttgart depuis 1963 et qui a longtemps constitué la motorisation sommitale de la marque. Las ! Il faut bien se rendre à l’évidence : en termes de rendement, les progrès ont été suffisamment significatifs, ces dernières années, pour qu’un matricule aussi prometteur soit désormais associé à un six-cylindres en ligne que nous n’oserions qualifier de banal — faut pas pousser, quand même… — mais dont les 2999 cm3 semblent tout à coup manquer un peu de charisme lorsque l’on songe à « notre » 280 SE.
Du strict point de vue de la nomenclature maison, l’appellation « 280 SE 3.5 » n’est pas logique. Pourquoi pas « 350 SE » ? En ce temps-là en effet, et à quelques exceptions près, les choses étaient simples à Untertürkheim, où l’on avait l’habitude de désigner les modèles par le dixième de leur cylindrée. De la sorte, une 200 correspondait à un moteur d’environ deux litres, une 250 à un 2,5 litres, et ainsi de suite… Pour autant, depuis l’automne de 1969, le moteur 3,5 litres équipait déjà la 300 SEL 3.5, exclusivement disponible en châssis long et dotée d’une suspension pneumatique dont la maintenance s’avérait exigeante et la fiabilité discutable. La greffe du V8 dans une 280 un peu moins bien équipée, plus classiquement suspendue et proposée aussi avec le châssis court, prenait dès lors tout son sens…
D’une manière générale, la série W108 était apparue durant l’été de 1965. Dans un entretien publié par Auto Retro en 1994, Paul Bracq expliquait que, pour dessiner la 108, son idée de départ avait consisté à « transformer le coupé de la génération antérieure en berline à quatre portes ». Dont acte : sur la base de la carrosserie Heckflosse (comprenez à ailerons), le styliste bordelais a dessiné une berline qui, si elle conservait un visage proche de sa devancière — les phares verticaux structurant une physionomie devenue familière —, s’est débarrassée de toute ornementation superflue. Aux orties, donc, les fameux ailerons, tandis que l’abaissement de la ceinture de caisse, au profit des surfaces vitrées, autorisait une luminosité exceptionnelle. En toute subjectivité, ce design est certainement l’un des plus aériens que la S-Klasse (qui ne s’appelait pas encore officiellement ainsi) ait connus. Son dépouillement et sa simplicité se situent aux antipodes d’un panzer arrogant comme la W140. Elle parvient à exsuder le luxe et la puissance, mais ceux-ci ne s’apparentent pas à un besoin puéril et vulgaire d’écrabouiller l’adversaire.
Deviens ce que tu es
Toujours est-il que la série 108 a commencé sa carrière sous la forme d’une 250 nantie d’un six-en-ligne à carburateur (S) ou à injection mécanique Bosch (SE), développant la puissance tranquille de 130 à 150 chevaux. En janvier 1968, apparaissait la première 280 SE de l’histoire avec, à la clé, dix chevaux supplémentaires et une souplesse sensiblement améliorée. Néanmoins, déjà considérables étaient les ambitions de la Daimler-Benz qui, quelques années plus tôt, n’avait pas hésité à affronter Rolls-Royce au moyen d’une 600 dont les aptitudes générales et la fiche technique se trouvaient en mesure d’expédier la Silver Cloud au musée. Toutefois, cette limousine de grand prestige, produite au compte-gouttes — environ 2600 exemplaires en dix-huit ans ! — ne pouvait conserver l’exclusivité du V8, dont les capacités permettaient tous les fantasmes. Ce d’autant plus que le constructeur souabe a alors instauré une culture mécanique inédite sur le Vieux Continent. Les V8 américains exprimaient un typage propre et, en Europe, des tentatives isolées avaient eu le mérite d’exister depuis l’après-guerre, comme les BMW 503 ou 507 par exemple ; pour sa part, le groupe dévoilé par Rolls-Royce en 1959 demeurait d’inspiration très yankee. Mais, au-delà de ses caractéristiques de puissance ou de couple, le huit-cylindres stuttgartois frappa les esprits par le caractère inédit qu’il recelait. De la souplesse, certes, et même du velours en bas de la courbe ; mais aussi une forme d’éloquence sui generis, avec une tessiture qui n’empruntait rien à personne.
Écoutez la différence
Réglons immédiatement le cas de la 300 SEL 6.3 : il s’agit, substantiellement, d’un cas à part, avec son moteur de 600 autorisant un niveau de puissance bien plus redoutable encore — et qui fera prochainement l’objet d’un article à elle tout entier consacré. La « 3.5 », c’est une sorte de juste milieu entre les six-cylindres forcément moins démonstratifs et la « 6.3 » qui, en dépit d’une apparence très similaire, évoluait résolument dans un autre monde…
C’est donc en mars 1971 que la 280 SE 3.5 fut présentée, un an et demi après que la 300 SEL 3.5 ait fait son apparition. De l’extérieur, rien ne pouvait laisser croire que le traditionnel Reihensechszylinder-Triebwerk avait cédé la place à un V8. Il fallait remarquer le logo « 3.5 » situé à l’arrière droit pour commencer à suspecter la radicalité des changements opérés sous le capot. D’une cylindrée exacte de 3 499 cm3, l’appareil, codé M116 en interne, n’avait guère de leçons à recevoir en matière de raffinement. Culasses en alu, un arbre à cames en tête par rangée de cylindres, injection électronique, on était loin de la rusticité des groupes GM, Ford ou Chrysler contemporains et, par rapport à la 280 SE à six cylindres, les progrès étaient nets : 40 chevaux de plus, une vitesse maximale dépassant les 200 km/h, alors que le couple passait de 24,5 mkg à 4250 tours/minute à 29,2 mkg, valeur obtenue 250 tours plus bas.
Au volant, les deux 280 révèlent des identités moins dissemblables qu’on eût pu le croire a priori. Dans la bonne tradition de la firme, l’augmentation de puissance n’a pas dénaturé une voiture dont les qualités routières continuent de se caractériser par une quête permanente — sinon obsessionnelle — de l’équilibre et de la stabilité. La sonorité du moteur est bien sûr fort différente de celle du six-cylindres mais c’est avant tout la douceur de la mécanique que le conducteur appréciera, hier comme aujourd’hui. Laissons quelques instants la parole aux poètes échevelés à qui incombait la rédaction des brochures Mercedes de l’époque : « Une voiture n’est vraiment rapide que si le train de roulement est conçu pour des vitesses supérieures à celle que permet le moteur. Les Mercedes-Benz sont rapides et sûres, car leur train de roulement autorise des vitesses élevées même sur route mouillée ou mauvaise. » Amen !
Un moteur, quatre visages
Bien sûr, de nos jours, des quatre carrosseries disponibles (berline à châssis court, berline à châssis long, coupé, cabriolet), c’est la décapotable qui séduit le plus — et, comme on pouvait s’y attendre, ses prix de vente s’en ressentent. Selon la cote établie par La Vie de l’Auto, il faut prévoir un minimum de 240 000 euros pour pouvoir associer l’agrément du huit-cylindres aux plaisir de la conduite cheveux au vent, le coupé semblablement motorisé pouvant prétendre à environ la moitié de cette valeur. Il n’empêche que, lors de la vente organisée par Artcurial dans le cadre de Rétromobile 2016, un cabriolet de 1970 a dépassé les 345 000 euros ; de son côté, Mercedes-Benz Classic, dans le cadre du programme All Time Stars, propose actuellement à la vente un coupé bleu métallisé entièrement restauré, au prix de 360 890 euros…
Cependant, les berlines SE et SEL (cette dernière étant plus longue de dix centimètres, au bénéfice exclusif des passagers arrière) naviguent à des altitudes bien plus raisonnables et constituent de très jolis lots de consolation, une enveloppe de 20 000 euros pouvant permettre d’acquérir un bel exemplaire — sur le marché français du moins car les prix pratiqués outre-Rhin sont souvent supérieurs. Si les coupés et cabriolets furent arrêtés dès le mois de juin 1971, les berlines ont perduré jusqu’à l’été 1972, à la veille de la présentation de la Classe S W116. Il convient de noter que, sur le marché américain, les 280 SE/SEL ont été proposées en version 4,5 litres dépolluée, ne développant que 195 chevaux en dépit de son surcroît de cylindrée ; plusieurs exemplaires de cette variante ont, par la suite, retraversé l’Atlantique et, pour les amateurs d’exotisme, il est assez facile de s’en procurer une, en particulier sur le marché allemand.
Si vous craquez pour l’une de ces merveilleuses machines, et comme pour n’importe quel modèle de cette période, la corrosion sera votre principal ennemi ; en l’espèce, les ailes avant autour des phares, les bas de caisse et les ailes arrière sont les zones les plus vulnérables, ainsi que la traverse inférieure avant. Nous ne saurions donc trop vous conseiller de privilégier un exemplaire aussi sain que possible ou restauré dans les règles de l’art… De leur côté, le moteur comme la transmission réjouissent les amateurs par leur solidité — à condition, naturellement, que leur entretien ait été correctement suivi… À l’heure actuelle, les 280 SE et SEL 3.5 représentent de très belles opportunités, sans réelle équivalence sur le marché ; il n’existe en effet aucune autre berline européenne animée par un huit-cylindres d’une telle modernité, tout en ayant su préserver une esthétique aussi délicieusement vintage. Méfiez-vous : en essayer une suffit généralement pour se retrouver ensorcelé à tout jamais !
Texte : Nicolas Fourny