Mercedes 300 SL : « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée »
Elle fut une reine de la route, une voiture de course remportant toutes ses courses, puis une voiture de route élitiste et rare. N’en retenir que l’effet de ses portières estompe sa finesse constructive. La 300 SL FlügelTüren disqualifie tout contempteur de la chose automobile. Elle n’aurait pas de descendance, si ce n’est la SLR Uhlenhaut de 1955 hors normes. Comme comparer un Mirage III et un Mirage IV.
Le commissaire Marceau Leonetti rentre de service, au petit matin, dans sa 404 noire de la PJ. Il raccroche le téléphone de bord au moment d’aborder un rond-point à l’entrée de Boulogne-Billancourt. Fin de nuit, fin de partie, un véhicule gris, sale et quelque peu défraîchi, 183 BE 75, fait des voltes, portières ouvertes. Oui, mais ces portières-là sont dressées et l’équipage, fait d’une rousse flamboyante jupée de tartan et d’un jet-setteur alcoolisé, laisse l’impression d’un avion au roulage, sur la piste, cockpit ouvert. Le véhicule arrêté, le conducteur verbalisé par Marceau heurte la portière gauche levée. Fin de la scène d’exposition. Le hâbleur, fort de son entregent et de son impunité, fait tomber Marceau en disgrâce. La portière en aura eu raison. On ne reverra plus la Mercedes Benz 300 SL de tout le film de José Giovanni, Dernier domicile connu (1970). La suite est entre les mains de Lino Ventura (Marceau), Marlène Jobert (Jeanne Dumas) et la musique de François de Roubaix.
Evolution : du W194 proto n°8 au proto n°11 Transaxle
On ne voit qu’elles, et pourtant
En 1970, la 300 SL était une voiture déjà ancienne, à l’allure désuète, datée. Cette année-là, d’autres portières « papillon » allemandes, qu’on ne verrait jamais sur la route, emportent la première de ses deux victoires historiques mancelles : celle de la Porsche 917 n° 25 pilotée par Vic Elford-Kurt Ahrens. « Vérité en deçà… erreur au-delà », voilà Pascal convoqué pour parler d’une automobile. On ne se prive de rien. Mais, comme la partie vaut pour le tout, ces portières sont la 300 SL, on ne sait jamais trop comment les désigner. En français, on y va de la légèreté des lépidoptères, ce sera des portes papillon. Au reste, pour désigner les portières des automobiles superlatives actuelles ouvrant verticalement vers l’avant, on se paie d’entomologie, signifiant à tout-va des portières en élytres. En anglais, les ouvrants de la 300 SL sont des Gullwing, ailes de mouettes, de quoi voyager aussi loin que le bien-nommé Gulliver. Mais peut-être vaut-il mieux retourner à la source allemande, FlügelTüren, littéralement “portes en ailes”, mais aussi “portes battantes”. Quoi qu’il en soit, ainsi gréée, cette voiture était pensée aérienne parce qu’après tout, il n’était pas commun d’entrer dans un véhicule par un hayon latéral. La généalogie du dispositif reste à établir. On l’aurait dit imaginé chez Bugatti pour une version du type 64 (1939) et dont la collection californienne Peter Mullin entreprend une construction apocryphe à partir de bleus de « Monsieur Jean » sur le châssis n° 64 003. La facilité voudrait associer, dans la concaténation, la figure de Hanns Trippels, gestionnaire occupant de l’usine de Molsheim pendant l’Occupation et déposant d’un brevet de FlügelTüren. On s’en gardera bien. Friedrich Geiger (1907-1996), responsable du dessin de la 300 SL, avait participé au tracé des considérables et si « duesenbergiennes » W 29/500 K(1934-1936) et W 24/540 K (1936-1939). La 300 SL en est l’antithèse, réduite, contenue, homogène et légère comme son presque acronyme l’indique, Sport Leicht. Elle est faite de légèreté (voire de facilité) pour la course. Voilà donc bien une filiation envisageable, sinon évocable, la référence aéronautique habite le dessin et l’ingénierie automobile du mitan du XXème siècle. Il faudra bien un jour ou l’autre aborder aussi la question des rapports de l’hydraulique entre aéronautique et automobile.
Le prototype W194 n°11 TansaxleLes portières de la 300 SL, ouvrant comme un sabord, laissent accroire à une forme aéronautique quand les chasseurs disposaient depuis une vingtaine d’années de verrières coulissantes. La référence serait donc un leurre et la solution présentait des inconvénients faute d’une mise au point de ce niveau. En effet, une auto aussi profilée, voulue fluide et lisse, attend des ouvrants une étanchéité irréprochable, au risque d’infiltrations intempestives ou, pis encore, d’arrachement par l’engouffrement de l’air. De toute façon, cette automobile est architecturée en diable et toute sa noblesse et la justesse de sa plastique viennent de sa construction, des choix structurels qui ont prévalu et à sa définition technique. L’habillage est, encore une fois, dans le domaine de la course, la conséquence de la fonction, celle de la célérité efficiente et de la réponse apportée aux contraintes physiques en situation.
La 300 SL, c’est d’abord une affaire de structure
Comme la Jaguar C victorieuse au Mans en 1951, un assemblage de tubes formant une cage de 50 kg à forte rigidité fait le châssis. Ce bâti en treillis reçoit dans son berceau à l’avant un 6 en ligne de 2 995 cm3 issu de la limousine patricienne apparue W186 ou 300 au Salon de Francfort en 1951. Le moteur, M106, est muni des caractéristiques d’une auto à fort rendement et à usage énergique, animé d’un arbre à cames en tête et d’un carter sec abaissant d’autant son centre de gravité. Cependant, le choix initial de recherche d’un profil aérodynamique favorable conduit à renverser le moteur sur la gauche, selon un angle de 45°, à l’instar d’un demi-moteur en V. Enfin, on lui attribue les trains roulants et la boîte de vitesses de la 300. Ce parti pris technique est alors choisi par Fritz Nallinger (1898-1984) et Rudolf Uhlenhaut (1906-1989), l’ingénieur des W125 (1937) et W154 (1938-1939).
La W194 n°7 en coupeLe châssis est habillé d’une enveloppe hybride d’aluminium et de magnésium pour un poids de 1 060 kg. L’identité visuelle des FlügelTüren est consécutive du châssis tubulaire. Sa configuration pour la course empêche toute ouverture latérale et on ne peut y accéder que par le haut, ce qui obligerait de la décapsuler à l’instar d’une Jaguar Type C (1951) ou D (1954) munies de petits panneaux amovibles ne dépassant pas la ligne de caisse ou de ne disposer que de demi-portières à ouverture verticale. Onze châssis sont alors construits et dix affectés à la compétition pour l’année 1952. Le châssis n°11 de 1953, reconnaissable aussi à sa calandre proche du modèle de production, portait la version allégée de près d’un quintal, dont le moteur muni d’un arbre à cames en aluminium, d’une injection directe à la place des trois Weber initiaux, portant la puissance à 214 ch, soit un gain de 20,5 % par rapport aux dix W194 (170 ch), et de freins à disques. L’empattement avait été rapporté de 2,40 m à 2,20 m, gagnant en compacité et tenue de route. Cette voiture non alignée en course reste un aboutissement puisque la 300 SL commercialisée fut munie de cette mécanique avancée.
Le 19 février 1952, le service des Mines de l’Allemagne fédérale réceptionne les cinq premiers exemplaires de W194. Le 10 mars 1952, elle est annoncée en essai de roulage sur le circuit de Solitude, à l’ouest de Stuttgart et, en mai, la publication américaine Road and Track montre une première vue de l’auto.
La preuve par la compétition ou la première étape du retour au premier plan
Cette voiture vient du projet rationnel et méthodique de retour de Mercedes Benz dans l’univers de la compétition automobile. Une chronologie quasi métronomique distribue son histoire en deux temps avant le passage à la production sérielle. Le récit conventionnel veut que la firme présidée par Wilhelm Haspel (1898-1952) décida le retour en compétition à la mi-juin 1951, soit une décade avant les 24 heures mancelles auxquelles aurait assisté Alfred Neubauer (1891-1980). Daimler Benz évitait la période transitoire de la nouvelle formule 1, soumise au règlement de formule 2 en 1952 et 1953, mais la rejoindrait en 1954 avec la W196 au huit-en-ligne de 2,5 litres, pilotée par Juan-Manuel Fangio (1911-1995), Karl Kling (1910-2003), Hans Hermann (1928 – ) et Hermann Lang (1909-1987). Fangio, le champion du monde de l’année, avait quitté Maserati après deux victoires au moment du Grand Prix de France, le 4 juillet 1954, pour rejoindre Mercedes pour qui il emporta 4 des 9 grands prix de la saison. La W194 paraît donc une voiture du retour dans la course, assurant une sorte de régence avant l’apothéose en formule 1 et le championnat du monde des voitures de sport avec les Flèches d’Argent 300 SLR jusqu’au drame du 11 juin 1955 au Mans.
Acte 1. Trois 300 SL W194 sont alignées au départ de la 19ème édition 1952 des Mille Miglia, à l’époque de la domination de Ferrari, juste partagée avec Lancia en 1954, avant la victoire de Moss et Jenkinson sur 300 SLR en 1955. La n°623 (châssis n°4), pilotée par Karl Kling et Hans Klenk (1919-2009), atteignit la deuxième place à moins de cinq minutes de la Ferrari 250 S Berlinetta Vignale de Giovanni Bracco et Alfonso Rolfo. La n°613 (châssis n°5), pilotée par la figure de proue de l’avant-guerre si proche, Rudolf Caracciola (1901-1959), et Ernst Kurrle, vient s’intercaler à la quatrième place entre deux Lancia B20.
Acte 2. Au Grand Prix de Berne-Bremgarten 1952, le 18 mai 1952, trois des quatre W194 alignées occupent le podium, Karl Kling (n°18, châssis n°4, couleur verte), Hermann Lang (n°20, châssis n°3, voiture bleue), Fritz Riess (1922-1991) (n° 22, châssis n°6, voiture argent, portes longues) tandis que Caracciola (n°16, châssis n°6, voiture bordeaux), qui avait mené les neuf premiers tours de la course, abandonna par accident, freins bloqués, qui le laissa grièvement blessé. Sa carrière glorieuse s’acheva là.
L’acte 3 se tint les 14 et 15 juin 1952 au Mans où Daimler Benz avait engagé trois équipages : Hermann Lang-Fritz Riess (n°21, châssis n°7) qui emporta l’épreuve devant Théo Helfrich (1913-1978)-Helmut Niedermayr (1915-1985) (n°20, châssis n°9), mais Karl Kling-Hans Klenk (n°22, châssis n°8) abandonnèrent. Pour l’occasion, un aérofrein installé sur le pavillon au niveau des custodes fut essayé sans effet notable. Cependant, cet équipement serait repris sur la 300 SLR.
L’acte 4 européen eut lieu le 3 août 1952 au Nürburgring, en marge de la compétition de formule 2 tenant lieu alors de formule 1. Lors de la compétition dédiée aux voitures de sport, les quatre 300 SL alignées emportèrent les quatre premières places : Lang (châssis n°7, vainqueur au Mans), Kling (châssis n°10 à l’empattement rapporté à 2,20 m, mais sans le compresseur installé pour les essais), Riess (châssis n°9, deuxième au Mans) et Helfrich (châssis n°6, troisième à Berne).
C’est le moment où Alfred Neubauer annonça l’engagement dans le cinquième et ultime acte de l’écurie Mercedes pour 1952, la Carrera Panamericana, créée au Mexique en 1950 et dont la dernière édition de l’épreuve initiale se tint en 1954. La préparation très méthodique et rationnelle dans les Alpes autrichiennes, l’assistance routière et aérienne des quatre compétitrices seraient du type vu trois décennies plus tard sur le Paris-Dakar, les hélicoptères en moins. La cylindrée fut portée à 3,1 litres et la puissance à 180 ch. Deux coupés (n°3, châssis n°5, quatrième aux Mille Miglia, flamme bleue, Hermann Lang-Ewin Grupp, et n°4, châssis n°8, abandon au Mans, flamme verte, Karl Kling-Hans Klenk) et deux roadsters (n°6, châssis n°9, deuxième au Mans en version fermée, flammes jaunes, John Fitch-Friedrich [ ?] Geiger et le châssis n°7, vainqueur au Mans, à vocation de « mulet » cannibalisable, piloté par Günther Molter, futur biographe de pilotes, journaliste et attaché relations publiques de la firme). La n°3 de Lang heurta un chien dont il ne devait pas rester grand-chose, mais le bestiaire de la course fut renforcé d’une scène hitchcockienne lorsqu’un rapace, un condor ou un vautour selon les auteurs, traversa le pare-brise de la n°4, Klenk, le copilote réceptionnant le rapace. Fitch fut disqualifié pour faux-départ, la n°3 connut un ouragan dans la cellule par l’arrachage d’une portière, ce qui n’empêcha pas les deux autos de rouler à tombeau ouvert, au-delà de 200 km/h, y compris le roadster disqualifié.
De W194, la 300 SL deviendra W198La première voiture de grand sport ouest-allemande
La preuve par cinq, par la course, sur les deux continents où se trouvait le marché prometteur des Mercedes Benz, autorisait l’hypothèse de la mise en production d’une version civile de cette automobile « tout-terrain », l’emportant tant sur piste, à Berne, au Mans et au Nürburgring, que sur route ouverte, Mille Miglia et Carrera Panamericana, cette dernière en course extrême, et Le Mans constituant l’apothéose quand les Mille Miglia étaient déjà une épiphanie. L’Ancien et le Nouveau Monde convaincus, mais tous deux relevant de l’orbe états-unienne dans le contexte du New-Look eisenhowerien adaptant la doctrine du Containment. Or Mercedes Benz n’était pas une firme allemande, mais un constructeur d’Allemagne fédérale née en octobre 1949, une firme du bloc occidental dont la vitalité économique et sociale était véhiculable par les performances industrielles et sportives. La diplomatie du ping-pong anima aussi la scène publique des relations sino-américaines deux décennies plus tard comme le furent à la même période les tournois d’échecs internationaux, ne serait-ce que Boris Spassky-Bobby Fischer en 1972. On avait noté, lors de la Carrera Panamericana, la mention de Prat, l’importateur mexicain des Mercedes, sur les ailes des voitures. La tradition veut qu’à l’initiative de l’Autrichien Max Hoffmann, introducteur prospère du jeune constructeur Porsche aux États-Unis et devenu importateur pour Daimler-Benz en 1952, la W194 entra en production. À coup sûr, il dut