André Costa : un nom qui résonne familièrement aux oreilles de tous ceux qui, à l’instar de votre serviteur, s’intéressent peu ou prou à l’automobile. Pilier de l’Auto-Journal de sa création en 1950 jusqu’à l’orée des années 90, toujours prêt à se lancer dans les périples les plus improbables et familier, entre autres, des pistes des premières éditions du Paris-Dakar, l’homme a surtout inventé le métier d’essayeur automobile en France, mettant sa plume acérée et souvent caustique au service d’une approche rédactionnelle réfutant les idées reçues et dépourvue de complaisance. Et, parmi ses nombreuses aventures, il en est une particulièrement chère au cœur des citroënistes patentés – je veux parler du raid qu’il organisa en 1976 et qui le conduisit jusqu’à Kaboul en compagnie de deux GS de série ! L’une de ces deux autos a survécu et se trouve pieusement conservée au Conservatoire Citroën d’Aulnay-sous-Bois, où nous avons pu la photographier…
Deux Citroën à l’aventure
Ce voyage, entrepris à bord d’une berline et d’un break tous deux animés par le flat four de 1222 cm3 et 59 ch, fut relaté en deux épisodes publiés dans l’A-J entre la fin de 1976 et le début de 1977. Les deux GS, en finition Club – correspondant au milieu de gamme – sont des voitures dites « Grande Exportation », « blindées par-dessous, renforcées côté plateforme et attaches et légèrement rehaussées, telles qu’elles peuvent être obtenues sur commande auprès du constructeur ». En d’autres termes, des GS quasiment « normales », lancées sur des pistes et à l’assaut de cols parmi les plus hostiles du monde connu avec, il est vrai, le soutien bienvenu d’une Range Rover pour faciliter les passages les plus difficiles aux deux aventurières chevronnées, équipées par ailleurs de pneumatiques Michelin M+S aux flancs renforcés. André Costa précise cependant que « le chargement de chacune des Citroën – carburant, pièces détachées, provisions – leur permettait d’accomplir seules le trajet ». La balade, longue de 8500 kilomètres au départ de Paris, emmène les équipages à travers l’Allemagne, l’Autriche, la Yougoslavie, la Grèce, la Turquie, l’Iran puis enfin l’Afghanistan et la fameuse « piste du centre » dont, aux dires mêmes de l’auteur, il n’existe alors aucune carte fiable (cela a-t-il réellement changé depuis ?). Pourtant, en dépit des racontars plus ou moins sérieux rapportés par les guides, « en réalité (…) il semble que l’on puisse circuler librement au long des 1000 kilomètres éparpillés au hasard des crêtes et des vallées perdues du centre Afghanistan. »
L’époque de tous les possibles
« Librement » : le mot est lâché… Comme le monde a changé depuis lors ! Même si, comme on s’en doute, le périple de Costa et de ses compagnons d’aventure n’a pas été de tout repos, il suffit de consulter une carte contemporaine pour mesurer le fossé qui nous sépare de cette époque où, moyennant une préparation sérieuse, des ressources matérielles appropriées et une solide expérience au volant suffisaient à envisager des expéditions devenues tout bonnement impossibles aujourd’hui. Relire ce reportage laisse rêveur, à la fois par la splendeur des paysages – les éblouissants lacs de Band I Amir, par exemple, sis à près de 3000 mètres d’altitude –, l’âpreté de nombreux passages, les « trente cols, trois cents gués et les dix mille virages de l’incomparable piste du centre », et la résistance des vaillantes Citroën, de leur mécanique refroidie par air et de leur suspension hydropneumatique. « Il est vrai que la garde au sol réglable est un atout précieux sur cette piste car, même remorquée sur 1000 kilomètres, une voiture de tourisme « normale » aurait totalement arraché ses dessous sur les pierres, avec ou sans blindage… » Parmi les étapes les plus marquantes du voyage, il faut citer l’extraordinaire minaret de Jam, dont Costa décrit ainsi l’approche via le lit asséché d’un torrent : « Là, je crois que nous avons cédé à l’hypnose de la progression, oubliant littéralement toute idée de retraite, sans compter les mètres gagnés ni les heures perdues (…) dans un assaut machinal, au-delà de la fatigue et de la raison. »
La résilience hydraulique
Avant Jam, son minaret (daté de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle) et son col, les deux GS sont passées par Kaboul où un artiste local a décoré le break d’une série d’œuvres naïves – allant même jusqu’à reproduire le logo de la compagnie pétrolière Total, partenaire de longue date de Citroën –, lesquelles ont survécu jusqu’à aujourd’hui, les responsables successifs de la firme ayant eu la bonne idée de préserver cette auto, qui nous est parvenue intacte, telle qu’André Costa l’a restituée il y a quarante-huit ans à l’équipe de Jacques Wolgensinger, alors responsable de la communication de l’ex-Quai de Javel. Après l’avoir souvent contemplée au fil des années à l’abri du Conservatoire Citroën, l’émotion est forte lorsque je la découvre pour la première fois dans la lumière du jour. Un soleil déjà printanier éclaire la carrosserie beige vanneau (référence AC 083) du break Club, à la fois « dans son jus » mais étonnant de fraîcheur pour une auto revenue d’un tel raid par ses propres moyens et dont certains bélîtres persistent à dénoncer la soi-disant fragilité. Il est vrai qu’en comparaison de n’importe quelle citadine actuelle, celle qui assumait alors le rôle de petite familiale chez Citroën semblerait bien frêle ; mais au vrai, la vraie robustesse ne se mesure pas à l’épaisseur supposée des tôles ou à la densité des plastiques constituant le mobilier de bord. De fait, après la prompte réparation d’une légère défaillance sur la berline, Costa raconte : « De joie, nous faisons monter et descendre la suspension deux fois, trois fois, pour le simple plaisir de regarder fonctionner ce système qui demande surtout que l’on fasse l’effort intellectuel de comprendre comment il fonctionne et qui se répare, à la manière d’une montre, avec deux doigts de jugeote et sans outillage de garage (essayez donc de changer un amortisseur d’une suspension McPherson sur le bord de la piste) ».
Entre civilisation et obscurantisme
Il y a quelque chose de bouleversant et aussi de quasiment miraculeux dans le fait de pouvoir photographier cette auto en 2024, puis de contempler les images réalisées lors du reportage publié dans l’Auto-Journal il y a près de cinq décennies – en particulier celle qui la représente à proximité des bouddhas de Bâmiyân, que les talibans allaient détruire un quart de siècle plus tard, en un saisissant raccourci que la mémoire contemporaine met instinctivement en scène et qui rassemble la paix, le progrès technique et la désespérante perspective de la barbarie en un seul cliché… Quand vous vous glissez au volant de ce break GS, que vous observez son tableau de bord, que vous posez les mains sur ce volant monobranche qui a si longuement vibré sur cette piste que Costa décrit ainsi : « Lorsqu’elle n’est pas hérissée de pierres ou sculptées d’ornières, elle se creuse d’un clapot pétrifié dont les dos d’âne répétés cassent impitoyablement la vitesse », il en faut peu pour imaginer le fantôme souriant d’un journaliste de légende assis à vos côtés, dans cette voiture qu’il a su emmener au-delà d’elle-même – qui d’autre aurait pu songer à relever un tel défi ? – avant de relater son parcours dans le style à la fois flamboyant, rigoureux et volontiers ironique qui le caractérisait et que, si le cœur vous en dit, vous pouvez retrouver dans son ouvrage Les roues libres, publié chez Robert Laffont en 1976.
Ce reportage n’aurait pu voir le jour sans l’inestimable concours de Denis Huille, directeur du développement de l’Aventure Citroën, Yannick Billy et Dominique Fallot, que je remercie très chaleureusement pour leur accueil, leur gentillesse et leur grande disponibilité. Situé à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), dans les emprises de l’ancienne usine Citroën, le Conservatoire, qui abrite près de 240 véhicules, est ouvert aux groupes sur réservation ; il est également possible de le privatiser pour des événements tels que des séminaires d’entreprise ou des mariages par exemple (contact : conservatoire@laventureassociation.com).
Texte : Nicolas Fourny