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Dans la mémoire collective, Opération Dragon est avant tout le titre français d’un film de 1973 (Enter the Dragon en VO) réalisé par Robert Clouse et qui est resté célèbre pour avoir été le dernier à mettre Bruce Lee en scène. Mais, pour les amateurs d’automobiles, c’est aussi le nom d’un raid organisé par Citroën durant l’été de 1988 et consistant à rallier Shenzen à Pékin au volant de soixante-dix AX strictement de série, en un sympathique clin d’œil aux célèbres expéditions en 2 CV des années 70, voire à la mythique Croisière Jaune de 1931-1932. Même si, à l’époque, l’aspect promotionnel de l’opération n’a échappé à personne, ce raid aura néanmoins été une belle aventure automobile et humaine, qu’il est intéressant de remettre en perspective trente-six ans plus tard. Le Conservatoire Citroën recèle justement l’une des AX participantes, que nous avons pu photographier…
Une auto de son temps
Il n’est pas excessif d’affirmer que le projet ZA, dont les études ont été initiées en 1979 et qui va donner naissance à l’AX, est vital pour l’avenir de Citroën. En ce temps-là, aucun constructeur généraliste ne peut se permettre de faire l’impasse sur le segment des citadines, dans lequel règne une concurrence sans merci entre des firmes comme Peugeot, Renault, Fiat, Volkswagen ou Ford. Après son intégration au groupe PSA, l’ex-Quai de Javel a pu bénéficier de la base technique de la Peugeot 104 pour lancer successivement deux modèles – la LN en 1976 puis la Visa deux ans plus tard – qui, s’ils n’ont pas suscité un enthousiasme délirant de la part de la clientèle, se sont cependant vendus honorablement ; ils ont surtout permis au Double Chevron de jouer un rôle significatif dans la catégorie des petites voitures, et à son réseau de survivre en des temps difficiles. Pour autant, la ZA témoigne dès l’abord d’une ambition sans rapport avec celle de ses aînées. Cette fois, il s’agit de développer un véhicule entièrement inédit (plateforme, carrosserie et moteurs), digne des traditions novatrices de Citroën et susceptible de conquérir de nouveaux clients, bien au-delà du cercle des disciples de la marque, dont l’admirable ferveur est néanmoins insuffisante pour assurer la survie de l’entreprise. Présentée au Salon de Paris 1986, l’AX, sous un design voulu fédérateur et qui déçoit conséquemment les amateurs d’originalité, présente toutefois des caractéristiques séduisantes sur le plan technique…
À peine plus lourde qu’une 2 CV
En premier lieu, l’engin s’avère singulièrement léger : les versions d’entrée de gamme ne dépassent en effet pas les 640 kilos, c’est-à-dire exactement 100 kilos de moins qu’une 205 équivalente, ce qui n’est pas rien – à titre de comparaison, rappelons qu’une 2 CV6, alors toujours au catalogue, affiche 585 kilos. De la sorte, même avec ses motorisations les plus modestes, la nouvelle Citroën est tout à la fois vivante, extrêmement sobre et très agréable à conduire ; son comportement routier et son confort postural surclassent sans peine les Fiesta, Corsa ou Polo. L’AX tutoie les références de la catégorie à bien des égards et propose une habitabilité similaire à celle d’une 205 dans un encombrement moindre. Bien sûr, le choix délibéré – et assumé – d’une légèreté aussi inusitée comporte aussi quelques inconvénients, notamment en matière de rigidité torsionnelle, tandis que la finition générale de l’auto, la qualité des matériaux retenus pour l’habitacle ainsi que le manque de rigueur que chacun peut constater en examinant l’assemblage du mobilier de bord font l’objet de sévères critiques. En dépit d’une campagne publicitaire innovante, audacieuse et construite autour du slogan « Révolutionnaire ! », les prises de commande, dans les mois qui suivent le lancement de la voiture, restent en-deçà des objectifs de Citroën. Au fil du temps, l’AX – uniquement disponible en trois portes et en version essence à ses débuts – va toutefois développer sa gamme tous azimuts, avec une variante à cinq portes proposée dès l’automne de 1987, un Diesel et des déclinaisons à caractère sportif qui réjouiront les connaisseurs.
Citroën, une histoire chinoise
Tout cela se révèle malgré tout insuffisant pour parvenir à contester la suprématie des 205 et Supercinq sur le marché français (à titre d’exemple, en avril 1987, la Peugeot arrive en tête des immatriculations en France avec 11,2 % de part de marché, suivie de la Renault 5 (10,3 %), l’AX n’atteignant pour sa part qu’une pénétration de 3,65 %) ; et, en Europe, la petite Citroën se heurte également à forte partie. Alors animée par le dynamique Georges Falconnet, la direction commerciale de la marque est bien décidée à faire feu de tout bois pour soutenir son nouveau cheval de bataille et c’est dans cet esprit qu’est lancé, en 1987, le projet d’un nouveau raid sur les routes chinoises, prenant la suite – au moins dans l’esprit – des fameuses expéditions dues à Jacques Wolgensinger et organisées entre 1970 et 1973. Évidemment, on pourra objecter que la ficelle est un peu grosse ; en dehors de sa légèreté et de son mode de transmission, l’AX n’a rien à voir avec l’attachant folklore des bicylindres Citroën lancées à l’assaut des pistes afghanes ou du Ténéré. Pourtant, chacun se souvient encore des saisissantes images de l’AX lancée sur la Grande Muraille lors de son lancement ; au reste, Citroën entretient depuis de longues années déjà des liens particuliers avec la Chine, ayant été l’une des premières firmes occidentales à s’y implanter. La Chine d’alors n’a pas grand-chose à voir avec le géant économique qu’elle est devenue aujourd’hui et aller s’y balader à l’occasion d’un road trip est encore synonyme d’aventure. C’est aussi l’occasion pour l’AX, en parcourant des routes pas toujours carrossables, de prouver sa robustesse et de contrer, en creux, les accusations de soi-disant fragilité portées par les jobastres qui confondent allègrement solidité et qualité perçue…
Le retour des grands raids
Comme à la grande époque, Citroën lance donc un appel à candidatures ainsi formulé : « Si vous avez de 18 à 30 ans, Citroën vous propose de participer à la première traversée de la Chine en AX du 14 juillet au 11 août 1988 ». Et comme à la grande époque, le succès est immédiat : environ sept mille aventuriers potentiels se manifestent, parmi lesquels 140 équipages de deux personnes seront retenus par Citroën. Les conditions sont simples : les participants doivent disposer d’une AX et participer financièrement à l’opération à hauteur de 10 000 francs (environ 2800 euros d’aujourd’hui), la marque prenant en charge le transport des voitures et des équipages, le ravitaillement, le carburant et l’assistance technique. Comme le relate Gilles Colboc dans son livre La Citroën AX de mon père (éditions ETAI), le nom de l’opération est choisi « en référence à 1988, qui est Chine l’année du Dragon, véritable symbole pour les Chinois, mais aussi parce que la transcription littérale de Citroën en chinois est « le dragon d’acier » ». L’AX 11 TRE qui fait partie des collections de l’Aventure Citroën et que la firme a conservée depuis 1988 est très représentative du raid : il s’agit d’une version de milieu de gamme, animée par un modeste quatre-cylindres de 55 ch. Son état de fraîcheur en dit long quant aux qualités de fond de la voiture, contre-intuitivement bien plus dure au mal que sa frêle apparence pouvait le laisser supposer !
Vingt-cinq jours et 4500 kilomètres
Aux mains des premiers conducteurs européens à circuler – plus ou moins – librement sur les routes de Chine, les 70 AX atteignent sans trop d’encombres la Cité Interdite le 6 août 1988. Les équipages se répartissent entre quarante français, vingt Britanniques, vingt Italiens, vingt Espagnols, douze Belges, dix Néerlandais, huit Portugais, six Danois et quatre Norvégiens, témoignant du rayonnement international de l’opération. Dans Le Monde du 30 juillet, on peut lire que « l’enthousiasme du départ est toujours vivace et la fatigue que peuvent ressentir les équipages, après plusieurs centaines de kilomètres de routes défoncées parcourus chaque jour, n’a pas mis en cause le moral des troupes. Ni l’état des véhicules qui résistent vaillamment aux nids de poule, à la boue, à la poussière et surtout à la température obstinément bloquée à 40 degrés Celsius (à l’ombre, bien sûr, ce qui représente à l’intérieur des voitures 50 degrés). Seules les crevaisons, nombreuses, ralentissent la caravane qui tient néanmoins sa moyenne sans défaillance : 40 km/h ». De son côté, plus de trois décennies après, l’AX du Conservatoire semble prête à reprendre la route. Et pourquoi pas jusqu’à Pékin ?
Ce reportage n’aurait pu voir le jour sans l’inestimable concours de Denis Huille, directeur du développement de l’Aventure Citroën, Yannick Billy et Dominique Fallot, que je remercie très chaleureusement pour leur accueil, leur gentillesse et leur grande disponibilité.
Texte : Nicolas Fourny