Entre 1970 et 1973, sous la férule du très imaginatif Jacques Wolgensinger, Citroën a organisé trois grands raids réservés aux 2 CV, Dyane et Méhari. Destinées aux jeunes désireux de connaître les joies et le frisson de l’aventure véritable, ces expéditions, inédites dans leur format mais rappelant à certains égards la fabuleuse épopée des « Croisières » accomplies avant la guerre, ont permis à plusieurs centaines de concurrents de partir à la découverte de contrées lointaines – l’Iran, la Côte d’Ivoire, le Maroc, la Turquie ou l’Afghanistan – mais aussi et surtout d’eux-mêmes. Faisant une fois encore la preuve de leur robustesse, les vaillantes petites bicylindres ont ainsi emmené leurs équipages vers des horizons insoupçonnés, en un grand élan de liberté, de camaraderie et de dépassement de soi. L’Aventure Citroën a pu préserver trois des participantes à ces raids, et nous avons eu le privilège de les photographier…
La jeunesse est un état d’esprit
À l’orée de la décennie 70, la 2 CV totalise déjà plus de vingt ans d’existence commerciale et ses ventes s’essoufflent. Pour reprendre une expression populaire, l’auto a l’âge de ses artères ; il devient difficile d’occulter le fait que sa conception a débuté avant la guerre et que ses caractéristiques, idéalement adaptées à un pays encore très rural et en pleine reconstruction, le sont beaucoup moins à l’apogée des Trente Glorieuses. Une clientèle de plus en plus urbanisée ne s’accommode plus de sa rusticité – qui fut pourtant si appréciée de longues années durant –, lui reproche entre autres sa lenteur, son étanchéité aléatoire et la pauvreté de son équipement. Par surcroît, des citadines plus modernes, plus pimpantes et plus sophistiquées ont fait leur apparition, telles que la Mini ou l’Autobianchi A112 ; flanquée de multiples dérivés (Dyane, Méhari, Ami), la petite Citroën n’en finit pas de vieillir et, à cette époque, personne ne se doute que sa carrière ne va s’achever qu’en 1990… Pourtant, le modèle conserve bien des atouts, notamment auprès des jeunes, inévitablement désargentés et pour qui la 2 CV présente des qualités essentielles. On songe bien sûr au prix de vente de l’engin, traditionnellement l’un des moins onéreux du marché, mais aussi aux possibilités d’évasion et de liberté auxquelles il donne accès, avec sa capote entièrement escamotable, ses sièges démontables, la robustesse générale de sa mécanique et les grands débattements d’une suspension conçue dès l’abord pour faciliter la progression hors goudron.
La nouvelle vie de la « Deuche »
De l’évasion à l’aventure il n’y a qu’un pas et Jacques Wolgensinger, entré chez Citroën en 1957 pour prendre en charge la communication de la firme, a fort bien compris, avec son équipe, tout le potentiel encore inexploité de la « Deuche », pensée comme un outil de travail, longtemps vouée au labeur et à l’arpentage des chemins creux d’une France agricole, mais dont le typage peut très avantageusement être détourné de sa vocation initiale. On se souvient tous du légendaire cahier des charges établi en 1936 par Pierre-Jules Boulanger : « la TPV devra être capable de traverser un champ labouré avec un panier d’œufs, sans en casser un seul ». Les qualités alors assignées à la « Très Petite Voiture » peuvent également correspondre, trente ans après, à des contextes plus récréatifs. D’autant plus que, dès les années 1950, des globe-trotters ont entrepris de courir le monde à bord de la petite Citroën – à titre d’exemple, personne n’a oublié les exploits de Jacques Séguéla et Jean-Claude Baudot, qui ont amplement démontré les étonnantes capacités de la 2 CV sur les chemins les plus improbables qui soient. L’ex-quai de Javel détient donc là un atout-maître dans le cadre d’un raid, car l’auto permet à la fois de partir loin, de circuler sur des chemins impraticables pour une voiture classique – le tout avec un budget modique et le précieux avantage d’une mécanique facile à réparer en toutes circonstances !
Un air de liberté
C’est à cette aune que Citroën, en partenariat avec Total, va organiser le premier raid entièrement dédié à la 2 CV et à ses dérivés directs. Aujourd’hui, son intitulé peut soit faire rêver, soit laisser songeur : Paris-Kaboul-Paris ! Nous sommes en 1970 et les souvenirs d’un certain mois de mai sont encore dans toutes les mémoires… « La France s’ennuie », écrivait Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde peu de temps avant l’insurrection. Deux ans plus tard, toute une jeunesse entend justement bannir l’ennui, ce qui, dans l’esprit de beaucoup, consiste à abolir les frontières géographiques, politiques ou mentales et s’en aller quérir une forme d’absolu qui en amènera bon nombre à se perdre jusqu’à Katmandou… Le raid Paris-Kaboul-Paris constitue une forme de réponse à cette aspiration nouvelle, et ce n’est pas la moins séduisante, à en juger par le nombre de postulants. Ouverte aux propriétaires de 2 CV, Dyane et Méhari âgés de 18 à 30 ans, l’épreuve finit par rassembler 1300 participants, répartis dans 494 voitures. L’itinéraire ralliant la France à l’Afghanistan, long de 16 500 kilomètres au total et s’étalant tout au long du mois d’août 1970, passe par la Suisse, l’Italie, la Yougoslavie, la Bulgarie, la Turquie et l’Iran. Dans le cadre du concours mis en place par Citroën, chaque équipage doit rapporter trois diapositives et un reportage permettant d’établir un classement. Les deux vainqueurs reçoivent 5 000 francs et… une 2 CV 6 neuve ! Ce premier raid est un incontestable succès, qui va très au-delà d’une vulgaire opération promotionnelle. Le service des relations publiques de la marque trouve alors les mots justes pour en décrire l’impact : « Les vainqueurs de ce Paris-Kaboul-Paris, ce ne sont pas simplement les équipages distingués par le jury, ce sont tous ces jeunes qui ont été à Kaboul et en sont revenus, plus riches de souvenirs irremplaçables et d’une expérience qui leur a enseigné que les plus belles victoires ne sont pas celles que l’on conquiert sur les autres, mais celles que l’on remporte sur soi-même ».
De Persépolis au Ténéré
L’année suivante, du 31 juillet au 30 août 1971, Citroën et Total renouvellent l’expérience dans des conditions de participation identiques, mais changent de parcours : il s’agit cette fois d’un Paris-Persépolis-Paris, auquel participent 467 voitures qui vont dévorer près de 14 000 kilomètres de routes et de pistes, en passant notamment par Istanbul, Tabriz et le désert de Qom. Comme en 1970, le raid se mue en authentique phénomène de société ; à l’instar des courses à la voile autour du monde, il transforme et fait grandir ceux qui y participent et suscite admiration et émulation chez les autres. Le raid de 1971 donnera aussi naissance à une nouvelle discipline sportive, le 2 CV Cross, dont le succès imprégnera toute la décennie – l’une des voitures photographiées dans le cadre de ce reportage (la jaune) a d’ailleurs remporté la toute première course du 2 CV Cross, le 23 juillet 1972 à Argenton-sur-Creuse, après avoir participé au Paris-Persépolis-Paris ! C’est à l’automne de l’année suivante que se déroule le Raid Afrique, troisième et dernière épreuve du genre, courue entre Abidjan et Tunis à travers le Ténéré. Cette fois, et en dépit d’un nombre de candidats toujours plus élevé (près de 4 900 demandes d’engagement furent adressées à Citroën !), les organisateurs décident de restreindre le nombre d’équipages à 50, plus une voiture (l’exemplaire orange sur les photos) pilotée par Jacques Wolgensinger et Jean-Paul Cardinal. Ce sont donc cent concurrents qui vont conclure l’histoire hors normes de ces trois chevauchées mécaniques ayant profondément transformé l’image de la 2 CV, que beaucoup de gens ont redécouverte à travers le prisme des raids et dont les ventes vont redécoller, de façon inespérée, après le premier choc pétrolier contemporain du Raid Afrique. C’était, à bien des égards, la fin d’une époque – mais aussi l’amorce de la renaissance de la « Deuche », qui allait tenir encore dix-sept ans au catalogue !
Ce reportage n’aurait pu voir le jour sans l’inestimable concours de Denis Huille, directeur du développement de l’Aventure Citroën, Yannick Billy et Dominique Fallot, que je remercie très chaleureusement pour leur accueil, leur gentillesse et leur grande disponibilité.
Texte : Nicolas Fourny