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Lancia Lybra : le commencement de la fin

Par Nicolas Fourny - 22/06/2021

Que ceux qui se souviennent encore de la Lybra lèvent le doigt ! Après une carrière sans éclat, c’est dans l’indifférence générale que la dernière familiale Lancia « à coffre » a disparu du paysage À ce stade, ce n’est même plus de l’oubli, c’est comme si elle n’avait jamais existé. Aurait-elle mérité un autre sort ? Lors de son apparition, nous fûmes peu nombreux à croire en ses chances de succès et, malheureusement, la suite des événements donna raison aux pessimistes et aux grincheux. Au vrai, ces derniers n’avaient pas tort car, à ce moment-là, Lancia avait déjà un pied dans la tombe. Méthodiquement assassinée par l’incompétence notoire des dirigeants de Fiat, la firme turinoise a été la victime d’une stratégie inconséquente dont la Lybra constitue l’un des rejetons les plus tristement emblématiques. Et c’est fort dommage : comme on va le voir, l’auto n’était pas dépourvue d’arguments…

Reviens, Vittorio, ils sont devenus fous !

À la fin du XXe siècle, Fiat Auto renouvela les berlines moyennes de ses deux marques premium — comme on ne disait pas encore à l’époque. L’une (l’Alfa 156) est restée dans les mémoires pour les motifs que chacun connaît : design d’anthologie, châssis à la hauteur et, bien entendu, sur les versions de pointe, le légendaire V6 « Busso » qui constituait un motif d’achat à lui tout seul. L’autre a, hélas, connu un destin sensiblement moins flamboyant et, pour les raisons que nous allons inventorier, sombra très vite dans un anonymat qu’il est permis de trouver injuste mais qui perdure de nos jours : si la 156 commence à intéresser les amateurs de youngtimers, la Lybra n’attire que les amateurs d’exotisme ou de bizarreries à quatre roues, voire, dans les cas extrêmes, une petite cohorte de snobs irrécupérables — « une Audi ? Mais, mon cher, vous n’y pensez pas, c’est bien trop vulgaire ! ». De fait, aujourd’hui comme hier, le public de l’auto s’avère plutôt clairsemé et ce n’est guère surprenant lorsqu’on examine le positionnement du modèle ; toutefois, pour comprendre ce dernier, il importe de remonter quelques années en arrière. 

Rappelons qu’après le rachat d’Alfa Romeo, en 1986, Fiat avait créé une nouvelle entité dénommée Alfa-Lancia Industriale S.p.A., chargée de piloter la répartition des rôles entre les deux firmes. Sur la base d’un raisonnement dont l’ineptie sauta immédiatement aux yeux de la plupart des observateurs de l’époque, celle-ci s’articula autour d’une formule aussi funeste que lapidaire : « à Alfa le sport, à Lancia le confort » ! Moyennant quoi, et en dépit d’un glorieux palmarès, Lancia fut priée d’abandonner la compétition et, pour ce qui concernait son catalogue, de gommer toute référence à la sportivité, afin de laisser suffisamment d’espace à sa rivale milanaise. Il s’agissait désormais de s’adresser à une clientèle strictement bourgeoise, donc a priori étrangère à toute velléité de conduite dynamique — vision infantile, binaire et déconnectée des réalités du marché.

Il eût en effet suffi d’un peu de lucidité pour comprendre que, dans les segments considérés, il n’existait déjà plus de ligne de fracture nette entre les amateurs de performance et ceux qui se souciaient de leur confort postural ou acoustique : pour établir un parallèle avec deux marques allemandes bien connues, les acheteurs de BMW n’étaient pas forcément des excités du volant ou des gangsters, tandis que les conducteurs de Mercedes ne ressemblaient pas toujours à des notaires rancis et aux tempes argentées. Or, la stratégie mise en place par le groupe italien, singulièrement à partir du moment ou Vittorio Ghidella (un ingénieur) dut quitter ses fonctions directoriales au profit de Cesare Romiti (un financier), s’est fâcheusement apparentée à cette approche caricaturale et donc inopérante. 

Sage, mais pas d’image

C’est une histoire qui remonte à 1982 — c’est-à-dire à une période où Lancia s’apprêtait à lancer une offensive produit majeure et couronnée de succès. Cette année-là, la firme turinoise commercialisa la Prisma, qui n’était rien d’autre qu’une Delta à laquelle avait été greffé un coffre séparé. En ce temps-là, l’opération était fréquente mais la plupart des modèles issus de cette démarche manquaient terriblement de grâce, que l’on songe à la Ford Orion, à l’Opel Kadett E ou à la VW Jetta. Tel n’était cependant pas le cas de la Lancia, qui ne trahissait pas l’équilibre du dessin initial de Giugiaro et qui parvint à séduire près de 400 000 clients en sept ans d’existence. Lui succéda une Dedra plus ambitieuse et dont les versions Integrale, équipées du célèbre quatre-cylindres « Lampredi » suralimenté, retiennent aujourd’hui l’attention des amateurs éclairés. Pour autant, la carrière de la Dedra se prolongea au-delà du raisonnable — mésaventure récurrente chez Fiat et qui traduit immanquablement un manque plus ou moins temporaire de ressources — et il fallut attendre 1998 pour qu’apparaisse sa remplaçante, sous la forme d’une berline et d’un break dont le style interpella par sa pusillanimité, en comparaison de la radieuse 156 présentée un an auparavant.

Tout comme ç’avait été le cas de la Kappa quatre ans plus tôt, l’auto paraissait timorée et d’une discrétion quasiment obsessionnelle, trahissant dès l’abord les maladresses de son cahier des charges. En particulier, le profil flirtait dangereusement avec une banalité mortifère pour une voiture qui prétendait s’attaquer à des références comme l’Audi A4 ou la Mercedes Classe C, et il fallait détailler la proue et la poupe pour parvenir à identifier quelques indices d’originalité. Mais ces indices étaient bien trop hésitants pour permettre à la Lybra de conquérir une clientèle déjà très efficacement courtisée par les Allemands : ce n’était pas avec un peu de chrome autour de la calandre ou des optiques rondes au style improbablement néo-rétro que la voiture allait pouvoir engager la conversation avec des concurrentes autrement plus affûtées. 

Comme un avion sans ailes

D’autant plus que la déception était également au rendez-vous lorsque l’on examinait la fiche technique de l’engin. Si les Diesel JTD faisaient honneur aux compétences du groupe Fiat en la matière, les moteurs essence, tout comme les transmissions, témoignaient en revanche d’un recul regrettable par rapport à la Dedra. Ainsi, les quatre roues motrices avaient été bannies, de même que les moteurs turbo essence, remplacés en haut de gamme par l’attachant cinq-cylindres maison dans sa version 2 litres de 154 chevaux. Une puissance honorable sur le papier mais qui, dans les faits, ne se démarquait pas suffisamment du « quatre pattes » 1,8 litre également proposé et qui, en termes de performances comme d’agrément, n’arrivait pas à la cheville du 2 litres Twin Spark de la 156, proposée de surcroît à un tarif comparable. En dépit d’un blason voulu plus prestigieux, la Lybra ne faisait donc pas mieux qu’une plébéienne Fiat Marea, qui disposait exactement du même moteur ; voilà qui en dit long quant à la fumisterie du marketing du groupe, incapable de définir valablement les identités de ses différentes marques.

Dans ces conditions, on n’était plus très loin du sabotage pur et simple et il est rageant d’imaginer à quoi aurait pu ressembler une Lybra digne de ses aînées. Pourtant, tout était disponible sur les étagères de Fiat Auto et, à titre d’exemple, une variante dotée du cinq-cylindres 220 chevaux de la Fiat Coupé aurait pu donner naissance à un très convaincant break de grand tourisme, susceptible de croiser le fer avec une BMW 328i Touring. Pendant qu’on y était, on aurait même pu ressusciter la transmission intégrale à laquelle l’état-major de Turin renonça de façon incompréhensible au profit d’un dispositif visco-drive (en italien dans le texte) qui ressemblait beaucoup à un cache-misère… Certes agréables pour l’esprit, ces rêves rétrospectifs ne peuvent néanmoins rien contre l’impitoyable réalité du marché et, avec un peu plus de 160 000 unités fabriquées jusqu’en 2005, l’opération Lybra s’est soldée par une amère déconfiture. 

Un bonsaï pour Harrison Ford

Visionner de nos jours les spots publicitaires réalisés pour le lancement de l’auto laisse songeur. Le recrutement de Harrison Ford a dû coûter cher mais le discours d’ensemble reste flou : qu’il transporte un bonsaï ou vienne en aide à une jeune femme armée d’un revolver et poursuivie par des malfrats, l’acteur joue consciencieusement son rôle mais la démonstration ne convainc pas. Insuffisamment dynamique pour attirer les conducteurs actifs, pas assez bien finie pour concurrencer les berlines allemandes dont elle ciblait les acquéreurs potentiels, délibérément privée de moteurs essence réellement performants, la Lybra ne pouvait que jouer les figurantes sur la scène européenne, très loin des sunlights du premier plan. Elle s’est effacée comme elle a vécu, sans faire de bruit — un peu comme ces vieillards isolés dont on ne découvre le décès que des années après leur dernier soupir. « Drame de la solitude », titrent alors les journaux. Semblablement délaissée par ceux qui étaient chargés de la vendre, la malheureuse Lancia a connu le sort que lui réservaient les atermoiements de ses concepteurs.

À présent, son absence totale de notoriété la condamne à végéter dans les tréfonds des sites de petites annonces et sur les parcs de vendeurs de bagnoles d’occasion pas forcément reluisants. Personne ne lui prête la moindre attention ; c’est donc le moment de vous montrer plus finauds que les moutons de Panurge qui nous entourent et de (re)découvrir les vertus d’un modèle qui, notamment en break, s’avère bien plus attrayant qu’on pourrait le penser a priori. Bien sûr, le raffinement auquel l’auto prétend est un peu survendu (les fausses boiseries du mobilier de bord sont particulièrement ratées), les plastiques ne sont pas toujours à la hauteur et l’écran du système d’infotainment fait sourire, mais c’est une machine confortable, agréable à habiter et plutôt fiable : les facéties de ses devancières ne sont plus qu’un souvenir. Elle n’a évidemment pas le charisme d’une 156 mais présente au contraire des atours un peu gourmés ; à vous de savoir aller au-delà de sa timidité et de ses allures de demi-madone provinciale pour en explorer la séduction. Celle-ci se révélera au fil des kilomètres et, un beau jour, en la rejoignant sur un parking encombré de SUV grisâtres, l’émouvante désuétude de sa distinction vous frappera au cœur — tout en épargnant votre porte-monnaie : les rares exemplaires disponibles à la vente ne risquent pas de vous ruiner… Si vous vous aventurez à sauver l’un d’eux d’une destruction à peu près inévitable, je suis sûr que vous ne le regretterez pas !  

Texte : Nicolas Fourny

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