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C’est peu dire que la première grande routière Lancia de l’ère Fiat est passée à côté d’une carrière qui aurait pu être bien plus heureuse si d’impardonnables lacunes n’avaient pas prématurément détruit son image. De nos jours, seul le coupé Gamma – authentique chef-d’œuvre de design, il est vrai – retient l’attention des collectionneurs, la berline éponyme étant tombée depuis longtemps dans les oubliettes de l’histoire. Son style souvent jugé maladroit, la désinvolture de sa finition et les défauts de conception d’une mécanique au demeurant brillante semblent exclusivement la destiner aux amateurs d’exotisme, de véhicules mal-aimés et de bizarreries en tous genres. Pourtant, comme on va le voir, la berline Gamma, si elle n’a pas l’aura de ses devancières ni même de la Thema qui lui succéda il y a exactement quarante ans, mérite bien mieux que cette déconsidération…
Le dernier moteur Lancia
Rares sont les moteurs à n’avoir animé qu’un seul et unique modèle de voiture ; et rares sont les voitures à n’avoir reçu qu’un seul type de moteur. La Gamma appartient à cette catégorie peu fréquentée, mais la liste de ses particularismes ne se cantonne pas à l’originalité de sa mécanique – avec l’Alfasud et la Citroën GS, la grande Lancia des seventies était alors la seule voiture européenne à disposer d’un quatre-cylindres à plat animant les roues avant. Les motoristes Lancia n’étaient pas des novices en la matière, puisque la défunte Flavia avait également eu recours à cette architecture ; toutefois, le groupe dessiné pour la Gamma était bel et bien inédit (il s’agit en outre du tout dernier moteur entièrement conçu chez Lancia), ce qui mène inévitablement à s’interroger quant au bien-fondé d’un tel choix. Quitte à partir d’une feuille blanche, pourquoi, en effet, ne pas accorder une motorisation plus noble – on songe par exemple à un V6, également l’une des spécialités de la maison – à une grande routière de ce calibre, d’autant que des marques plus roturières telles que Peugeot ou Renault étudiaient simultanément des berlines de la même catégorie, animées par le tout nouveau V6 PRV ? Il fut question, en cours de développement, d’y implanter le V6 Fiat mais, d’une manière générale, la gestation de la Gamma n’a pas été un long fleuve tranquille et les péripéties ayant marqué son développement peuvent sans doute expliquer les choix erratiques dont elle a été la victime…
Née dans la douleur
Dans son numéro 175, la revue Gazoline donne un précieux éclairage à cet égard. Selon Sergio Camuffo, ancien directeur technique de Lancia, la Gamma a souffert à la fois de la rupture des accords entre Fiat et Citroën et d’une ambiguïté de positionnement. En effet, les deux groupes s’étaient associés en 1968 via la holding Pardevi, l’objectif plus ou moins avoué de Michelin consistant, à terme, à céder purement et simplement le contrôle de Citroën aux Italiens. Dans un tel contexte, le développement des projets 830, qui devait aboutir à la Gamma, et L chez Citroën, qui donna naissance à la CX à l’automne 1974, recelait un certain nombre de parentés techniques, notamment pour ce qui concerne la suspension hydropneumatique chère au Quai de Javel – lesquelles furent brutalement abandonnées en 1973 sous la pression des autorités françaises, peu désireuses de voir l’un des principaux constructeurs hexagonaux tomber sous la coupe d’une entreprise étrangère. Chez Lancia, il fallut donc repartir de zéro en réutilisant un maximum de composants issus de la Beta apparue l’année précédente. Par surcroît, Camuffo estimait que la Gamma ne disposait pas du potentiel technique pour prétendre à la succession de la Flaminia disparue en 1970 et qu’en l’espèce la forte cylindrée du nouveau flat-four (2484 cm3 à l’origine) avait pu induire le public en erreur quant à l’identité réelle du haut de gamme Lancia, bien plus « familiale » que « routière » dans l’esprit.
Imparfaite mais attachante
On l’aura compris, telles n’étaient pas des circonstances idéales pour la conception d’une nouvelle voiture, qui plus est dans un segment de marché où des marques comme Mercedes-Benz ou BMW faisaient déjà la pluie et le beau temps et où le droit à l’erreur n’existait tout simplement pas, ainsi que la Peugeot 604 ou la Renault 30 n’allaient pas manquer de le découvrir… Pour autant, quand la Gamma fait sa première apparition publique, au Salon de Genève 1976, c’est tout d’abord son design, dû à Pininfarina, qui décontenance les observateurs. Tout comme la Beta, la Citroën CX ou la Rover SD1, l’auto s’inspire manifestement des préceptes du concept-car Pininfarina Aerodinamica de 1968, mais la partie arrière de la voiture interpelle par sa lourdeur et certains détails aussi atypiques que discutables, comme les persiennes censées améliorer la visibilité vers l’arrière. Appartenant à la famille des berlines fastback dépourvues de hayon, le modèle ne s’avère donc pas plus pratique ou polyvalent que la moyenne, tandis que la finition de son habitacle déçoit les amateurs de grandes berlines qui, la plupart du temps, apprécient peu les plastiques bas de gamme, les ajustages approximatifs et les vis apparentes. Tarifée dans les mêmes eaux qu’une BMW 525, la Gamma n’est pourtant pas veuve de qualités ; sous certains angles, sa carrosserie témoigne d’une réelle distinction, ses liaisons au sol donnent globalement satisfaction et puis, surtout, si son moteur n’est qu’un vulgaire « quatre pattes », il peut néanmoins en remontrer à certaines concurrentes a priori mieux motorisées !
La conduire, c’est l’adopter
Dans l’Auto-Journal, Bernard Carat salue ainsi « le moteur à plat qui, malgré ses quatre cylindres, est à peu près aussi silencieux et aussi souple qu’un bon six-cylindres ». De fait, la berline Gamma 2500 revendique une vitesse de pointe de 195 km/h et, dans l’ensemble, ses chronos sont bien meilleurs que ceux de ses rivales françaises à moteur six-cylindres et surpassent semblablement ceux d’une Mercedes 250. Confortable, habitable et sûre, l’auto délivre un réel plaisir de conduire et, contre toute attente, ne se montre pas exagérément sous-vireuse en dépit de son moteur implanté en porte-à-faux. De plus, à cette époque, aucun modèle italien ne peut rivaliser avec la Gamma : chez Fiat, la 130 agonise dans l’indifférence générale et, chez Alfa Romeo, le projet de grande berline à moteur V6 (la future Sei) a été mis en sommeil en raison du choc pétrolier de 1973 (la voiture ne sera lancée qu’en 1979 et connaîtra un destin aussi funeste que celui de la Gamma). Bien entendu, la partie s’avère nettement plus difficile à l’exportation, où la grande Lancia souffre à la fois d’une gamme trop restreinte (privée par exemple d’un break qui aurait constitué un atout réel sur les marchés d’Europe du nord), d’un moteur au prestige lacunaire, d’une protection insuffisante contre la corrosion et d’une présentation insuffisamment soignée – en substance, la qualité de finition équivaut à celle d’une 604, ce qui ne saurait constituer un compliment, alors que la voiture italienne coûte tout de même 25 % de plus… Néanmoins, c’est bien sa mécanique qui va précipiter la perte de la Gamma !
Il n’y a pas que le coupé
Car s’il est indéniablement réussi du point de vue de l’agrément d’utilisation et confère des performances honorables à l’auto, le flat four Lancia souffre hélas d’une erreur de conception aux conséquences dramatiques, à côté de laquelle les actuels déboires de Stellantis et de son 3-cylindres PureTech s’apparentent à une aimable plaisanterie. Schématiquement, la distribution du moteur de la Gamma est assurée par des courroies (une pour chaque groupe de deux cylindres) ; or, pour des motifs obscurs, la courroie située du côté gauche entraîne à la fois la distribution et la pompe de direction assistée. En cas de démarrage avec les roues braquées, la rupture de la courroie est inévitable en raison des très fortes contraintes qu’elle subit alors… Ajoutez-y une périodicité de remplacement trop optimiste (les bons connaisseurs du modèle préconisent de changer les courroies tous les 40 000 kilomètres, versus 60 000 selon la documentation du constructeur) et vous disposez de tout ce qu’il faut pour ruiner la réputation d’une voiture. Après huit ans de production, le bilan est d’ailleurs éloquent et les améliorations apportées en 1980 n’y ont rien changé : seules un peu de plus de 15 000 berlines sont sorties de l’usine de Chivasso (à titre de comparaison, rappelons que la 604, unanimement considérée comme un échec cuisant, a été construite à plus de 150 000 unités). Avec le renfort d’une étude plus sérieuse et d’une gamme nettement plus étendue, la Thema fera beaucoup mieux mais, pour le collectionneur d’aujourd’hui, la berline Gamma demeure cependant digne d’intérêt, même si elle vivra à tout jamais dans l’ombre du coupé. Il s’agit d’une auto de caractère, qui ne séduira pas le premier venu et dont l’élégance va de pair avec une certaine vulnérabilité – mais, si vous savez en prendre soin, elle vous le rendra au centuple. Le tout pour un prix modique : les plus beaux exemplaires demeurent pour l’instant très en deçà des 10 000 euros. Moralité : l’anticonformisme n’est pas toujours ruineux !
Texte : Nicolas Fourny