

Il y a six décennies de cela, un homme lançait un invraisemblable défi au déjà mythique Cavallino Rampante : en créant sa propre marque d’automobiles de grand tourisme à laquelle il avait assigné l’objectif de faire mieux que Ferrari, Ferruccio Lamborghini entamait une aventure industrielle et humaine qui, après autant de coups d’éclat que de vicissitudes, se poursuit encore de nos jours. Lamborghini : ce nom, alors essentiellement connu des exploitants agricoles, a peu à peu su bâtir sa propre légende en choisissant un chemin très différent de celui qu’avait glorieusement défriché la firme de Maranello. Ici, la compétition n’a joué qu’un rôle très marginal, et même inexistant au début : il s’agissait, en toute simplicité, de construire les meilleures GT de l’époque ! Méconnu de beaucoup aujourd’hui, car éclipsé, dans la mémoire collective, par les fantasmatiques Miura et Countach qui s’ensuivirent, le premier jalon de cette longue histoire se nomme donc 350 GT…



L’orgueil et la revanche
L’histoire est connue et vous l’avez déjà lue un bon millier de fois – mais elle demeure savoureuse, même s’il est parfois difficile de distinguer la légende des faits. Fidèle client de la maison Ferrari, Ferruccio Lamborghini, manufacturier réputé de matériel agricole, aurait formulé un jour, auprès du Commendatore en personne, d’acerbes critiques relatives à la fiabilité de sa 250 GT. Vertement rabroué par Enzo, Ferruccio aurait alors décidé de se lancer dans la construction d’une voiture destinée à venger l’affront en surpassant les modèles de Maranello… Chaque légende recelant sa part de vérité, nous ne nous attarderons pas sur l’authenticité de l’anecdote ; il n’en demeure pas moins que la gestation de la toute première Lamborghini ressemble tout de même beaucoup à une sorte d’épopée revancharde, laquelle commence avec le recrutement de l’ingénieur Giotto Bizzarrini, fraîchement flanqué à la porte de chez Ferrari après avoir conçu la 250 GTO. Partant d’une feuille blanche, il conçoit un magnifique V12 dont l’existence va tutoyer le demi-siècle, son ultime itération animant la Murciélago !
Pouvait-on faire mieux que Ferrari ?
Bien sûr, nous en sommes encore loin lorsque le prototype de la 350 GTV est dévoilé en grande pompe lors du Salon de Turin 1963. Dessiné par Franco Scaglione, l’engin s’avère aussi prometteur qu’inabouti – ou réciproquement, selon les points de vue. Le coup d’essai n’est certes pas un coup de maître, mais les caractéristiques générales de l’auto témoignent du sérieux de ses concepteurs, qui ont donc choisi la coûteuse mise en chantier d’un moteur spécifique au lieu de céder à la facilité en allant, comme Iso ou Facel Véga, se fournir aux États-Unis, inlassables pourvoyeurs de mécaniques puissantes, peu onéreuses mais d’une rusticité très éloignée des ambitions de Ferruccio Lamborghini en la matière. De fait, le douze-cylindres Bizzarrini, revu et corrigé par Giampaolo Dallara – qui créera sa propre officine une dizaine d’années plus tard – présente une fiche technique qui, à certains égards, semble élaborée afin de narguer Ferrari. Car le V12 de Sant’Agata Bolognese, dont la cylindrée de 3464 cm3 a dicté l’appellation de la voiture, dispose d’une distribution à quatre arbres à cames en tête, raffinement alors interdit à la 275 GTB ! Les 280 ch qu’il revendique situent la 350 GT de production (le « V » a disparu en route mais, comme on s’en doute, l’auto n’en demeure pas moins veloce) au niveau des meilleures. Outre la Ferrari précitée, la Lamborghini s’en va ainsi se mesurer aux Maserati Mistral, Aston Martin DB4 ou Jaguar Type E – autrement dit, le gratin des GT de l’époque.

Sur la route exclusivement
Dans moins de trois ans, la révolutionnaire Miura à moteur central va renverser la table, prendre une nette longueur d’avance sur Ferrari et, ce faisant, inscrire à tout jamais le nom de Lamborghini au firmament mais, pour l’heure, la 350 GT a encore tout à prouver, d’autant que, contrairement à Ferrari ou Jaguar, la jeune société Automobili Lamborghini a décidé de faire l’impasse sur tout engagement en course et ne peut donc pas compter sur l’irremplaçable prestige de victoires au Mans ou en Formule 1 pour soutenir les ventes de ses voitures de route. L’auto ne manque toutefois pas d’atouts puisque, outre l’indéniable noblesse de son moteur, elle peut compter sur un châssis plus sophistiqué que ses rivales – les quatre roues indépendantes relèvent encore de l’exception à l’époque et, dans l’ensemble, la Lamborghini est bien née, même si ses chronos sont encore loin d’égaler ceux de la Ferrari 275 GTB mentionnée plus haut, sensiblement plus rapide que sa jeune concurrente. Il n’empêche qu’avec son design très personnel, aux proportions atypiques et revisité par Touring avant l’entrée en production, la nouvelle GT italienne, construite selon le principe « superleggera » élaboré par le carrossier milanais, marque les esprits et trouve très vite sa place dans cette catégorie élitaire où plus d’un petit constructeur transalpin s’est cassé les dents. De fait, de nos jours, outre Lamborghini, seuls Ferrari et Maserati sont parvenus à survivre aux crises et aux péripéties qui marqueront les années 70 et 80…
Le bal éternel d’une débutante
Produite à 120 exemplaires jusqu’en 1967, la 350 GT – qui évoluera très vite sous la forme de la 400 GT 2+2 présentée au printemps de 1966, dotée d’un V12 réalésé à 4 litres et plus spacieuse grâce à un empattement plus long de trente centimètres – n’est pas la Lamborghini la plus connue du grand public même si, à l’instar de ses descendantes, elle sera parvenue à s’éloigner d’emblée d’un certain classicisme pour imposer une identité stylistique forte, et cette singularité, sous des formes très diverses, perdurera dans les décennies qui suivront, que l’on songe à l’Islero – descendante directe des 350 et 400 GT –, à l’Espada, à la Jarama ou à l’Urraco, sans parler de la fantasmatique Countach, concurrente des Ferrari BB et Testarossa tout en incarnant leur exacte antithèse esthétique. Reprendre aujourd’hui le volant d’une 350 GT, ce n’est pas seulement passer un merveilleux moment, toujours trop bref, aux commandes d’une automobile d’exception ; c’est aussi humer avec émotion le parfum très spécifique d’une forme d’enfance, de l’âge héroïque d’un folklore, avant que ne vienne l’âge adulte, avec ses fulgurances et ses emmerdements. Jalon historique mais ne demandant qu’à abattre les kilomètres, l’auto se mérite : l’année dernière à Rétromobile, Artcurial a vendu un exemplaire de 1965 pour un peu plus de 400 000 euros. C’est peut-être le moment d’aller faire les yeux doux à votre banquier…






Texte : Nicolas Fourny