Ferrari 550 et 575 : le lumineux fantôme de la Daytona
Contrairement à de sinistres haridelles comme la Peugeot 1007, la Morris Ital ou la Kia Magentis, la Ferrari 365 GTB/4 n’appartient pas à la catégorie des spectres encombrants, dont le souvenir embarrasse ceux qui en sont les gardiens. Bien au contraire, il s’agit d’une légende ensoleillée, qui a ardemment contribué à la renommée de son constructeur. Quand elle a disparu, en 1973, beaucoup d’observateurs ont, à bon droit, considéré qu’avec la fin de sa production se concluait l’histoire des berlinettes V12 à moteur avant. Pourtant, à la surprise générale, près d’un quart de siècle plus tard la 550 Maranello vint reprendre le fil d’un récit interrompu en retrouvant une architecture que l’on aurait pu croire disqualifiée par l’histoire mais dont la pertinence se réinstalla dans le cœur des amateurs à la minute où ils en prirent le volant. L’ombre de la Daytona planait déjà sur sa lointaine héritière, mais c’était là un compagnonnage affectueux, d’un passage de témoin dépourvu de heurts, parce que le tipo F133 se montra immédiatement et en tous points digne de son éblouissante filiation. Voici pourquoi…
L’éternel retour
Vers le milieu des années 1980, il y avait une Testarossa dans ma chambre d’adolescent. Un poster grossièrement punaisé au mur la représentait dans sa version initiale, avec son rétroviseur flying mirror qui fit couler tant d’encre, ses flancs déchiquetés par les entrées d’air et son voluptueux popotin — sans oublier les pop-up lights qui, en ce temps-là, étaient pratiquement incontournables sur ce type d’auto. Ce même visuel fut repris sur la couverture du hors-série « Toutes les voitures du monde » de l’Automobile Magazine, publié durant l’été de 1984. Dix ans plus tard toutefois, le même journal se garda bien de rééditer ce choix avec la F512 M, massacrée par des stylistes manifestement inspirés par les horreurs signées Willy Koenig. De la sorte, l’auto conclut fort tristement un étincelant chapitre entamé avec la Berlinetta Boxer et qui avait marqué la conversion de Ferrari au moteur central arrière — celui-là même que Sergio Pininfarina avait, en vain, tenté d’imposer au Commendatore après l’apparition de la Lamborghini Miura.
Il est rarissime qu’un constructeur reparte d’une feuille absolument blanche et c’est néanmoins ce qui s’est passé en 1996, quand la firme italienne présenta sa 550 Maranello — appellation sibylline et pouvant se prêter à bien des interprétations ; était-ce une façon de revendiquer avec vigueur une identité réconciliée avec ses fondamentaux ? Toujours est-il que l’auto ressemblait autant à sa devancière qu’une Maserati Biturbo à une Merak. Le retour à un V12 ouvert à 65 degrés et implanté à l’avant avait dicté un rehaussement sensible de la carrosserie, qui culminait treize centimètres plus haut que la Testarossa et ses descendantes. Rejetée vers l’arrière, la cellule habitable ne comptait toujours que deux places mais ses occupants pouvaient s’y installer confortablement : la voiture ne rendait que quatre centimètres en largeur à la F512 M.
Un V12 tout neuf
Nous avons parlé plus haut de feuille blanche et, au vrai, ce n’est pas tout à fait exact ; car la 550 doit beaucoup à la 456 GT présentée quatre ans auparavant, même si elle est construite sur un empattement plus court de dix centimètres. Les deux voitures partagent le même V12, qui n’a plus le romantisme des dénominations d’autrefois ; il ne se nomme ni Colombo, ni Lampredi mais totalise ici 485 chevaux, soit 43 de plus que dans le coupé quatre places, et 45 de plus que l’ancien flat-12. Si la 456 doit son nom à la cylindrée unitaire du moteur, la 550 s’en différencie en choisissant un prénom très stuttgartois dans l’esprit, correspondant au dixième de la cylindrée exacte du groupe (5 474 cm3).
Dans le numéro 76 de la défunte revue Automobiles Classiques, Pierre Dieudonné détaille la fiche technique de la nouvelle venue, à défaut d’avoir pu en prendre le volant. Par rapport à la 456, il note l’adoption de bielles en titane tandis que l’ingegnere Maurizio Rossi, en charge du projet F133 depuis ses prémices, en 1993, s’exprime au sujet des nouvelles culasses : « Avec la cylindrée élevée et les autres innovations, nous avons aisément atteint tous nos objectifs sans devoir recourir aux cinq soupapes par cylindre » — allusion au récent V8 de la F355, dont le typage et le comportement sont substantiellement différents. La 550 atteint sa puissance maximale à 7 000 tours/minute, soit 1 200 tours plus bas que la « petite » berlinette huit-cylindres. Elle n’évolue évidemment pas dans le même univers et peut poursuivre le dialogue avec la Lamborghini Diablo SV, née brouillonne et foutraque mais régulièrement amendée et de plus en plus convaincante. En réinstallant son moteur devant le pilote, la Ferrari s’éloigne résolument du concept défendu par Sant’Agata Bolognese depuis trente ans déjà et démontre qu’une supercar n’est pas condamnée à imiter les postures techniques des machines de course.
L’espoir est une mémoire qui désire
Dans le même numéro de ce magazine à l’érudition sans faille et que nous avons tant aimé lire et relire, Serge Bellu retrace, de son côté, la démarche esthétique du projet. Il est amusant de constater que, contrairement à la plupart des gens, Lorenzo Ramaciotti, alors président du département Studie e Ricerche chez Pininfarina, tourne le dos à la Daytona, à laquelle il reproche un « style maniéré ». Il évoque « le dépouillement des GT originelles, la pureté d’une 275 GTB ». Mais cette dernière, révérée par les connaisseurs, n’est pas allée jusqu’à s’inscrire dans la mémoire collective, à l’encontre de la 365 GTB/4, que même les plus obscurs béotiens peuvent immédiatement identifier. Ramaciotti poursuit avec lucidité : « La nouvelle Ferrari devait être aussi agressive que sa devancière (…) mais beaucoup moins tapageuse ». Voilà qui est dit ! C’est Elvio D’Aprile — aujourd’hui chez Toyota — qui a signé le projet sélectionné au début de 1994, avec ce profil bicorps qui n’a rien de passéiste mais parvient, au contraire, à renouveler une idée à jamais valide mais qui avait besoin d’être resituée dans la contemporanéité.
L’objet, irréfutablement charismatique, recèle de nombreuses leçons de design en ce qu’il parvient à évoquer la performance et la noblesse mécanique sans jamais sombrer dans l’agressivité. L’étude aérodynamique, naturellement moins sophistiquée que sur une 812 Superfast, a été intégrée avec un soin extrême à une carrosserie qui parvient à conjuguer l’efficience et la grâce en une synthèse qui a délicieusement bien vieilli.
En hommage à Sergio
En 2000, au Mondial de l’Automobile — tiens, un autre jalon disparu… —, Ferrari et Pininfarina présentent une version « ouverte » de la 550, destinée à commémorer le 70ème anniversaire du carrossier. La Barchetta n’a pas grand-chose à voir avec la Fiat éponyme ; contrairement à celle-ci, elle ne propose même pas la polyvalence d’une capote, remplacée par une précaire pièce de toile à usage temporaire et inutilisable au-delà de 110 km/h. Cela n’empêche pas les 448 voitures ainsi gréées de s’écouler sans peine ; dans le monde vindicatif, hygiéniste et politiquement correct que nous connaissons, n’est-il pas réconfortant de se dire qu’une création aussi irrationnelle qu’une Ferrari V12 dépourvue de toit trouvera toujours des clients ? La Barchetta se singularise aussi par un pare-brise plus bas de dix centimètres que sur la berlinette, une paire d’arceaux de sécurité et deux élégants bossages qui viennent prolonger le dessin des sièges. Sensiblement moins rare et moins subtile aussi que le spider 365 GTS/4, elle exprime une certaine radicalité dans le style comme dans l’usage et nous avons la faiblesse de lui préférer la 550 à toit fixe, à laquelle le dessin aérien du pavillon confère une part appréciable de sa beauté.
Ride like the Wind
La maison Ferrari a depuis longtemps l’habitude de rebaptiser ses modèles dès qu’ils subissent un restylage, d’autant que l’opération s’accompagne toujours d’évolutions techniques significatives. La 575M dévoilée à l’automne de 2002 ne fait pas exception à la règle : nous sommes avant tout en présence d’une 550 remaniée et optimisée. La course comme l’alésage du V12 ont augmenté, pour aboutir à une cylindrée d’un peu plus de 5,7 litres ; la puissance gagne trente chevaux et les performances progressent paisiblement. Cependant, c’est du côté de la transmission que surgissent les modifications les plus notables ; pour la première fois, le client peut choisir entre la traditionnelle boîte manuelle à six rapports et une unité automatisée dite F1, qui sera plébiscitée et entraînera par la suite la regrettable mise à mort de la pédale d’embrayage et, surtout, de la grille métallique qui, des décennies durant, a permis à plus d’un plumitif de remplir des paragraphes entiers. Naguère, une Ferrari dépourvue de cette grille, c’était un peu comme une BMW à traction avant — donc strictement impensable. Mais l’électronique a chassé les romanesques clang de jadis ; si l’on considère les données chiffrées de l’époque avec toute la froideur requise, les bénéfices ne sont quand même pas considérables, de l’ordre — par exemple — d’un dixième de seconde sur le kilomètre départ arrêté, selon l’usine. Cela s’appelle, paraît-il, le progrès. Il n’y a pas que les Gaulois qui y sont réfractaires…
La 575 mérite néanmoins l’attention pour d’autres motifs. En 2005, soit un an avant son remplacement par la 599 GTB, la voiture sert de base à la Superamerica — une appellation qui n’avait pas été utilisée depuis les années 1960 et qui désignait alors les modèles les plus prestigieux de la firme. Cette fois, elle désigne un cabriolet très novateur dans son principe : le toit est constitué d’un panneau de verre électro-chromique qui peut pivoter à 180 degrés de façon à venir se poser sur le panneau de coffre. Celui-ci partage son axe de pivotement avec celui du toit, ce qui permet d’accéder aux bagages même lorsque la voiture est en position ouverte. Due à Leonardo Fioravanti — l’un des pères de la Daytona —, cette fonctionnalité avait été défrichée par le concept-car Alfa Romeo Vola et était ainsi disponible en série pour la première fois, si l’on peut s’exprimer ainsi au sujet d’une voiture dont seuls 559 exemplaires furent construits, soit environ vingt-cinq fois moins que de Renault Wind qui, quelques années après, a adopté la même cinématique dans un format hélas moins désirable…
Le Christ s’est arrêté à Maranello
La Superamerica récupère aussi une évolution du V12, poussé à 540 chevaux — c’est, ni plus ni moins, le moteur que reçoit la 612 Scaglietti commercialisée depuis 2004. Elle achève de façon magistrale la carrière d’une auto qui a été la matrice de toutes celles qui lui ont succédé depuis lors ; Ferrari est en effet resté fidèle au moteur avant pour sa berlinette sommitale. Toujours plus impressionnantes dans leur vocabulaire comme dans leurs ressources mécaniques, les descendantes des 550 et 575 se sont progressivement éloignées de leur admirable simplicité. Peut-être parce que l’approche de Ferrari a changé, délaissant peu à peu le partenariat historique avec Pininfarina au profit de réflexions menées en interne, sont sans doute moins prescriptrices et plus dociles vis-à-vis des tendances du marché…
À l’heure actuelle, la série des F133 conserve amplement de quoi réjouir l’amateur. Leur habitacle n’est pas infesté d’écrans superflus et a trouvé un heureux équilibre entre modernité et tradition avec, de surcroît, une qualité de finition encore perfectible mais sans rapport avec les insouciantes approximations d’une Testarossa. Ce sont, en définitive, de merveilleuses et intemporelles compagnes de voyage, même si elles se montreront toujours plus capricieuses que la moyenne — mais on n’a rien sans rien, n’est-ce pas ? Avec une production totale d’un peu plus de 5600 exemplaires, les offres ne sont pas rares et il est raisonnable de tabler sur une enveloppe d’environ 100 000 euros pour une berlinette en bel état ; les Barchetta et Superamerica, à cet égard, relèvent d’un tout autre univers… Bien sûr, dans l’absolu c’est une somme mais, si vous gardez à l’esprit tout ce qui précède, elle semble étonnamment modique. Les premières 550 fêteront bientôt leurs vingt-cinq ans ; autant dire que leur jeunesse commence à peine — tout comme la vôtre, si vous cédez à leurs charmes !