Citroën Visa Chrono : itinéraire d'une enfant pas gâtée
« Généreusement alimenté par deux carburateurs double corps Solex C35, ce moteur présente des caractéristiques qui en trahissent le tempérament et dont on retrouvera l’esprit par la suite sur l’AX Sport, la Talbot Samba Rallye et la 205 éponyme »
Comment transformer un paisible déplaçoir pour retraités, souffrant par surcroît d’une physionomie pour le moins clivante, en l’une des petites sportives les plus attachantes de sa génération ? Tel pourrait être le paradoxe conceptuel que l’on trouve aux origines de la Visa Chrono, si l’on s’avisait d’en schématiser la complexion. Cette auto à l’improbable destinée incarne peut-être mieux que toute autre le pragmatisme français lorsque ses apôtres sont mis à l’épreuve et doivent mobiliser toute leur ingéniosité pour, avec des ressources faméliques, élaborer une machine performante, efficace sur la route comme en compétition et, par-dessus le marché, dotée d’un minimum de séduction. Elle aura constitué le point de départ de la folle aventure des Visa sportives, hissant de la sorte la bicylindre introvertie des débuts en authentique voiture de course. Désormais rarissime, le modèle suscite de nos jours la convoitise de plus d’un collectionneur, et vous comprendrez pourquoi en lisant ce qui suit…
On ne vit que deux fois
La Visa est une enfant de la crise, dans toutes les acceptions possibles du terme. Apparu à la veille du second choc pétrolier et affublé d’un slogan (« Ça, c’est une auto ! ») probablement destiné à rassurer la clientèle quant à la nature de l’objet, le modèle connaît des débuts difficiles, principalement en raison, on l’a dit, d’un physique ingrat. Initialement conçue pour reposer sur une base intégralement élaborée par le bureau d’études Citroën (le projet Y, dont un exemplaire est toujours visible au Conservatoire d’Aulnay), la citadine aux chevrons voit sa destinée prendre un tournant inattendu lorsqu’après le rachat du Quai de Javel par Peugeot, ce dernier impose l’utilisation d’une base de 104 aux responsables du projet. Avec ses proportions maladroites, sa calandre en forme de groin, son habitacle aux coloris improbables et ses citroënismes typiques (volant monobranche et ergonomie singulière), la Visa souffre commercialement en face d’une Renault 5 techniquement moins aboutie mais au design bien plus aguicheur. C’est la raison pour laquelle, moins de trois ans après sa commercialisation, la Visa II apparaît en mars 1981. Confié à Heuliez — qui, les caisses de PSA étant vides, a dû se débrouiller avec un budget misérable —, le restylage n’en est pas moins spectaculaire et redonne figure humaine à la voiture, laquelle commence enfin à se vendre correctement. Ce n’est toutefois qu’un début…
Métamorphose !
Lorsque l’on consulte les premières brochures publicitaires consacrées à la Visa en 1978, on peine à imaginer que cette même auto va, quelques années plus tard, se transformer en sportive. Initialement, les variantes à moteur bicylindre assurent l’entrée de gamme et sont chargées de récupérer la clientèle essentiellement rurale de feue l’Ami 8, tandis que les quatre-cylindres Peugeot sont censés permettre à la Citroën de rivaliser avec les citadines polyvalentes qui pullulent alors déjà sur le marché européen. De sport, il n’est alors guère question ; la version la plus entreprenante, baptisée Super X, ne dépasse pas 64 chevaux — c’est-à-dire, histoire de fixer le débat, une trentaine de moins qu’une Renault 5 Alpine… Pourtant, les dirigeants de Citroën comptent bien dynamiser (et rajeunir) l’image d’une Visa dont le succès est crucial pour faire vivre le réseau en attendant l’arrivée de la BX. Chez VW par exemple, ils ont pu observer combien la GTI avait été bénéfique pour l’ensemble de la gamme Golf ; même s’il n’a pas les moyens d’acquérir une version de pointe, l’acquéreur d’un modèle de base se sent valorisé par celle-ci. À ce niveau de gamme, le sport (ou parfois sa simple évocation) s’avère incontournable et cela tombe bien : les étagères de PSA regorgent justement de composants propices à l’élaboration de dérivés susceptibles d’attirer une clientèle autant soucieuse d’afficher son dynamisme que de revendiquer ses compétences au volant !
Des charentaises aux sneakers
Alors à la tête de Citroën Compétition, l’ancien pilote Guy Verrier manque peut-être de ressources, mais certainement pas d’idées. Dès 1981, il conçoit le Trophée Total Citroën Visa, championnat monotype dans lequel s’aligne la Visa « Groupe 5 », développée sur la base de la Super X et qui, à l’issue d’une sérieuse préparation, atteint déjà 115 chevaux. Sur la même base, s’ensuivra la « Trophée », produite chez Heuliez à 200 exemplaires en vue d’obtenir l’homologation de l’engin en Groupe B (mais parfaitement…). À ce stade cependant, et en dépit de résultats encourageants en course sur lesquels Citroën communique d’ailleurs abondamment dans la presse spécialisée, ces péripéties demeurent largement hors de portée du client lambda. La Chrono va découler de ce constat et devenir, pour l’histoire, la première petite Citroën à vocation sportive de grande diffusion — même si l’on tient compte du fait que l’auto ne sera produite qu’en série limitée et proposée à un tarif relativement élevé lorsque l’on considère son environnement concurrentiel. De fait, à sa sortie en mars 1982, la plus excitante des Visa est affichée à 55 000 francs (soit environ 20 200 € de 2022), versus 42 900 francs pour une Peugeot 104 ZS, 56 800 francs pour une Renault 5 Alpine Turbo (plus puissante de 17 chevaux) ou 58 650 francs pour une Volkswagen Golf GTi 1800. Est-ce la rançon d’une certaine exclusivité ?
La tonitruance existe, je l’ai rencontrée
Car la Chrono est, dans un premier temps, présentée par Citroën comme un tirage limité à 1000 exemplaires ; à l’instar de la Trophée, la voiture est produite en petite série dans les ateliers Heuliez de Cerizay, le carrossier s’étant également chargé des transformations dont l’ampleur révèle tout à la fois l’ambition et le sérieux. Spoiler avant intégrant comme il se doit une paire de projecteurs longue portée, becquet arrière — que Citroën recyclera copieusement par la suite —, jantes alliage Amil assorties à la carrosserie et élargisseurs d’ailes aux rivets pop apparents destinés à abriter les « gros » pneumatiques de 175, bien plus larges que ceux de la lugubre Super X : ainsi gréée, la Visa n’a définitivement plus rien de la godiche dont beaucoup se gaussent encore aujourd’hui. S’y ajoutent des ressorts plus courts à l’avant comme à l’arrière et une barre anti-dévers arrière au diamètre accru. Exclusivement peinte en blanc Meije, la caisse est agrémentée de bandes décoratives rouges et bleues, ainsi que d’un numéro de série apposé, en chiffres imposants, sur la portière conducteur. Ce dernier peut s’estimer satisfait lorsqu’il compare le plumage de la bête à son ramage ; en levant le capot il découvre un groupe bien connu, puisqu’il s’agit du 1360 cm3 déjà vu sur la fugitive 104 ZS 2 en 1979, mais doté ici d’un joint de culasse plus épais et de bougies spécifiques. Généreusement alimenté par deux carburateurs double corps Solex C35, ce moteur, accouplé à une boîte cinq vitesses judicieusement étagée, présente des caractéristiques qui en trahissent le tempérament et dont on retrouvera l’esprit par la suite sur l’AX Sport, la Talbot Samba Rallye et la 205 éponyme… Avec 93 chevaux à 5800 tours/minute et un couple de 12,4 mkg à 4500 tours, les amateurs de souplesse sont clairement priés d’aller voir ailleurs ; c’est dans les hautes rotations que la Chrono révèle sa quintessence et, au demeurant, c’est sans vergogne que son accastillage intérieur annonce lui aussi la couleur !
Le verdict d’André
Ayant jeté aux orties le combiné instrumental aux formes tarabiscotées et le fameux satellite « PRN » (Pluie Route Nuit) des Visa « civiles » au profit de cadrans Jaeger un peu vintage et de commodos d’origine sochalienne, la Chrono se singularise aussi par son volant trois branches à trous-trous et ses sièges baquets dissymétriques, l’ensemble arborant un tissu bleu réjouissant pour l’œil mais à la longévité incertaine. C’est dans cet habitacle spartiate et dédié au plaisir de conduire qu’André Costa s’installe pour l’Auto-Journal lors du lancement de la voiture : « Correctement présentée dans un virage abordé à grande vitesse, la voiture n’est pas trop sous-vireuse, sur le sec tout au moins. Sa mobilité est convenable, et comme son train arrière accepte facilement de dériver à la demande, les remises en ligne s’effectuent avec aisance, bien que les limites exactes du débattement de l’arrière dans certains enchaînements sinueux demandent à être surveillées avec un certain soin. » Le célèbre essayeur apprécie dans l’ensemble le comportement de la Chrono, à l’exception de son freinage, qui « ne convaincra vraisemblablement personne, sauf ceux qui rouleront à des vitesses que n’importe quelle Visa est capable d’atteindre sans peine ». Bien sûr, les performances chiffrées de la voiture (170 km/h en pointe, le kilomètre départ arrêté en 33 secondes) feront sourire n’importe quel conducteur de Clio Diesel millésime 2023, mais l’essentiel est ailleurs ; la Chrono, c’est une époque, une ambiance, un climat, une façon d’aborder le pilotage à la fois comme une science et une source inépuisable de réjouissances. C’est une voiture vivante, avec ses carbus à la synchronisation délicate, ses bruits de transmission, ses vibrations de mobilier, le tout accompagné des ronflements enthousiastes d’un moteur dont la discrétion n’est pas la première qualité. Mais qu’importe ? Devenu très recherché, le modèle a fait l’objet d’un certain nombre de copies, d’autant que seules les Chrono d’origine française ont reçu le moteur 93 ch : la vigilance est donc requise avant de craquer mais, si tel est le cas, vous aurez entre les mains l’une des sportives les plus sincères et authentiques que notre beau pays n’ait jamais réalisées. Et ça, ça n’a pas de prix !
Texte : Nicolas Fourny