À l’heure actuelle, le catalogue Audi est littéralement phagocyté par une tribu de SUV sans lesquels la firme bavaroise ne serait sans doute plus que l’ombre d’elle-même, tant sa clientèle s’est détournée des berlines et breaks traditionnels. Si ses concurrents sont plus ou moins logés à la même enseigne, aboutissant de la sorte à une regrettable uniformité de l’offre, il fut un temps où Ingolstadt n’hésitait pas à sortir des sentiers battus et à innover, techniquement et stylistiquement, proposant des modèles souvent sans équivalent sur le marché et dont, à certains égards, la séduction perdure longtemps après la fin de leur carrière. Ainsi en va-t-il de la toute première allroad, apparue il y a près de vingt-cinq ans et dont le concept, progressivement dévoyé par son constructeur depuis lors, conserve toute sa pertinence. En particulier lorsque l’engin reçoit le V8 maison…
Entre labeur et joie de vivre
Qu’est-ce qu’une automobile de loisirs ? Il n’existera sans doute jamais de réponse définitive à cette question – et c’est tant mieux – mais, depuis le début des années 1970, bien des constructeurs européens se sont penchés sur le sujet en s’efforçant résoudre une sorte de quadrature du cercle, le plus souvent en agrégeant des concepts préexistants. Ainsi, le break des origines, laborieux et utilitariste, s’est-il peu à peu mué en une sorte de berline à cinq portes de plus en plus séduisante, voire même chic à partir du moment où Mercedes-Benz s’est décidé à investir le segment avec son premier break T. De son côté, le « tout-terrain » ou le « quatre-quatre » s’est débarrassé de ses oripeaux militaro-agricoles pour gagner en polyvalence, le pionnier du genre – nous songeons bien entendu à la Range Rover – étant vendu au prix d’une berline de luxe ou d’une voiture de sport de haute lignée, sans que cela nuise à son succès commercial. À d’autres altitudes tarifaires, l’expérience de la Matra Rancho qui, dès 1977, préfigurait les SUV compacts à deux roues motrices d’aujourd’hui, apparaît rétrospectivement comme un jalon essentiel dans cette réflexion, à une époque où la transmission aux quatre roues était encore l’apanage des Jeep, Toyota Land Cruiser et apparentés.
La magie du quattro
L’irruption de la première Audi quattro, en 1980, change la donne. Pour la première fois, une firme européenne – suivant en l’espèce l’exemple donné par la Subaru Leone dès 1972 – commercialise un engin routier doté d’une véritable transmission intégrale, c’est-à-dire non pas un système à deux roues motrices complétées d’un pont avant ou arrière enclenchable, mais d’un dispositif dans lequel les quatre roues sont, contrairement à la Subaru, entraînées en permanence. Issue des travaux de l’ingénieur Jörg Bensinger dans le cadre de la conception de la Volkswagen Iltis, la transmission quattro n’a pas pour objet de transformer en outil de franchissement l’auto qui en est équipée, mais d’en améliorer la sécurité active en lui apportant un surcroît de motricité dans les conditions difficiles, sous la pluie ou sur la neige par exemple. Avec la quattro, Audi fait d’une pierre trois coups : non seulement le modèle, unanimement salué par la presse spécialisée, va très vite s’imposer en compétition mais, par-dessus le marché, l’image de la marque, jusqu’alors plutôt terne, commence alors à évoluer vers un territoire alors accaparé par BMW et Mercedes, voire Porsche à certains égards, et dont l’accès dépend en grande partie des capacités des impétrants en termes d’innovation technique et de performance. Nombreuses sont les firmes qui s’y sont cassé les dents – on a les noms… – mais, sous la férule de l’ingénieur Ferdinand Piëch, la filiale de VW va réussir à s’imposer et, en deux décennies, à égaler le prestige de ses compatriotes !
L'ascension des anneaux
Indéniablement, la réputation d’Audi doit donc beaucoup aux quatre roues motrices, d’autant que les dirigeants de la firme vont, avec beaucoup de discernement, ne pas les cantonner à la Ur-quattro ; au contraire, la transmission intégrale va essaimer dans le catalogue du constructeur, jusqu’à motoriser des variantes aux performances anodines – on songe par exemple aux berlines 100 « C3 » à moteur 90 ch ainsi gréées… Au demeurant, on se trouve là au cœur de la gamme Audi et la 100, devenue A6 à la faveur du changement de nomenclature intervenu en 1994, évolue continûment face aux rivales que sont la Mercedes-Benz Classe E et la BMW série 5. Dans sa quête de crédibilité et de prestige, Ingolstadt se livre à un véritable feu d’artifice technologique, fourmillant d’innovations de toutes sortes et proposant un éventail de motorisations, de transmissions et de carrosseries propre à susciter de douloureux complexes d’infériorité chez les constructeurs généralistes qui, en ce temps-là, essaient encore de rivaliser avec leurs concurrents germaniques. Le phénomène se confirme lors de l’apparition de l’A6 « C5 », en février 1997 ; une étape supplémentaire est alors franchie : avec un design fort, inspiré des préceptes de l’école du Bauhaus, et une qualité perçue qui va faire figure de benchmark absolu dans les années qui vont suivre, la nouvelle grande routière aux anneaux enfonce le clou, haussant encore son niveau de jeu par rapport à sa devancière…
Une A6 parée pour l'aventure
Si la génération « C4 » apparue en 1990 avait déjà bénéficié du V8 maison, celui-ci n’avait toutefois occupé qu’une place marginale dans la gamme, ne retenant que l’attention de rares connaisseurs. Pour sa part, la nouvelle A6 y aura largement recours, et pas seulement pour les exécutions sportives S6 et RS6 ; le break Avant y a également droit, à la fois dans ses versions courantes – qui vont s’attaquer aux BMW 540i Touring et Mercedes E 430 T-Modell – puis, à partir de l’automne 2002, sous les traits de l’allroad quattro (les deux termes étant toujours rédigés sans majuscule par Audi) qui nous intéresse aujourd’hui. On ne le sait pas encore à ce moment-là mais ce modèle inattendu, présenté en 1999 et qui procède de la même démarche que la Volvo V70 Cross Country apparue en 1997, constitue la première étape d’une démarche qui, six ans plus tard, va aboutir au Q7, premier SUV de l’histoire de la firme. Crossover avant l’heure, l’allroad (qui, dans sa désignation officielle, ne s’appelle plus A6) apparaît comme une sorte de chaînon manquant entre l’univers des breaks et celui des SUV. Comme ses sœurs de gamme dotées de la même transmission intégrale, elle se montre capable d’exploiter les vertus d’icelle sur le goudron, mais aussi – c’est là tout l’intérêt de la formule – quand celui-ci se dégrade fortement, voire disparaît pour laisser place à des voies plus ou moins carrossables, voire à des chemins de terre. Bien sûr, il ne s’agit en aucun cas de pouvoir suivre un Land Cruiser dans ses œuvres, la garde au sol de l’auto ne lui permettant pas de pousser la plaisanterie trop loin ; pourtant, lorsque l’on examine la fiche technique de cette première allroad, on décèle des velléités d’élargissement de la gamme qui ne tarderont pas à s’épanouir – pour le meilleur ou pour le pire, selon les points de vue…
300 chevaux pour un éclaireur
Ainsi, à la transmission quattro usuelle, comportant un différentiel interponts Torsen, l’allroad justifie son appellation en adjoignant deux équipements décisifs pour qui veut jouer les aventuriers : une suspension pneumatique capable de rehausser la garde au sol de la voiture jusqu’à 208 mm, et un réducteur (disponible moyennant supplément de prix, pour reprendre une formulation chère au groupe VAG). Esthétiquement parlant, le modèle se distingue immédiatement des autres breaks A6 en adoptant des boucliers avant et arrière en plastique noir mat, de même que des élargisseurs d’aile réalisés dans le même matériau et des protections greffées à l’avant et à l’arrière, définissant un typage très spécifique au sein de la gamme Audi. Disponible en plusieurs motorisations essence et Diesel, c’est évidemment la plus rare d’entre elles qui, dans les années à venir, retiendra l’attention des amateurs ; il aura fallu attendre le millésime 2003 – à peine deux ans avant la disparition de la série « C5 » – pour qu’apparaisse une allroad à moteur V8. À ce moment-là, le 4,2 litres à 32 soupapes est déjà une vieille connaissance puisqu’il remonte à la berline V8 « D1 ». Dans l’allroad, il s’agit de la version disponible dans l’A6 4.2, forte de 300 ch et 400 Nm et, en combinaison avec les spécificités de l’auto telles que nous les avons décrites plus haut, Audi propose alors un agrégat extrêmement séduisant. Car, à la différence des SUV qui pulluleront ensuite, l’allroad, grâce à l’amplitude des réglages offerts par sa suspension, peut tout aussi bien jouer les baroudeurs hauts sur pattes (à l’arrêt, la suspension se règle d’ailleurs d’office au plus haut, histoire sans doute de pouvoir frimer à tous les coups) que les bolides autoroutiers lorsque l’assiette est réglée au plus bas, soit 142 mm, en conservant les avantages d’un centre de gravité plus modéré que celui d’un Q7. Il est permis de regretter que ce concept n’ait pas perduré chez Audi qui, par la suite, a davantage misé sur l’ostentation que sur la discrétion !
Texte : Nicolas Fourny