Je vous parle d’une époque bénie, à la fois si proche et terriblement lointaine. L’époque d’avant le dieselgate et de l’incompréhensible fourvoiement du groupe Volkswagen dans l’électrification de son catalogue, l’époque où VW comme Audi se livraient à une surenchère technique et à une course à la puissance qui semblaient ne jamais devoir connaître de fin ; l’époque où, à Ingolstadt comme à Wolfsburg, l’hubris et la mégalomanie ingénieriale régnaient en maîtres ; l’époque, enfin, où le premier groupe automobile européen pouvait encore se permettre de concevoir et de commercialiser des modèles parfaitement inutiles, mais dont les caractéristiques avaient de quoi faire rêver n’importe quel petrolhead. Bref, l’époque où, quatre années durant, il fut possible d’acquérir la seule voiture de série au monde dotée d’un V12 Diesel !
Toujours plus !
Avec le recul du temps, et quand on considère les gammes Audi et VW actuelles – quasiment privées de toute joie de vivre au profit de SUV insipides et plus ou moins électrifiés –, l’énumération des modèles du groupe dotés de mécaniques non conventionnelles qui figuraient dans leurs catalogues respectifs il y a une vingtaine d’années laisse songeur. La Passat W8, la Phaeton et l’A8 W12, la Phaeton et le Touareg V10 TDI ou, plus modestement, les Golf et Bora V5 ont incarné cette séquence au cours de laquelle les motoristes du groupe, à la fois encouragés et inspirés par la figure tutélaire de Ferdinand Piëch, ont exploré des solutions nouvelles jusqu’à, dans certains cas, réfuter toute rationalité industrielle et/ou commerciale en poursuivant un seul objectif : développer des moteurs dont la raison d’être se résumait à une démonstration de force permanente. Et les écrins les plus prestigieux destinés à les accueillir s’avéraient tout aussi divers qu’ambitieux, la gamme Audi comportant alors des compactes, des familiales, des routières, des berlines de prestige, des breaks, des coupés, des cabriolets et des roadsters dont les versions de pointe rivalisaient sans vergogne avec les BMW ou Mercedes les plus performantes. Dans un tel contexte, il ne manquait à la firme aux anneaux qu’un SUV de luxe pour compléter son offre…
Engineering, engineering, engineering
« Nous voulions que le Q7 soit intimidant » confiaient sans pudeur aucune et à qui voulait les entendre les dirigeants de la marque lors de la présentation officielle de l’engin, en septembre 2005. Mission accomplie : le mufle agressif de l’auto pouvait en effet apeurer les conducteurs de Fiat Panda quand ils le voyaient surgir dans leur rétroviseur. Au demeurant, les responsables du projet n’avaient pas eu à chercher bien loin les substrats de leur premier SUV : celui-ci devait en effet beaucoup aux deux cousins techniques qui l’avaient précédé de quatre ans – nous avons nommé les VW Touareg et Porsche Cayenne. Élaboré sur la même base, le Q7 avait été annoncé, lors du Salon de Detroit 2003, par le concept car Pikes Peak quattro, dont l’appellation rendait hommage aux six victoires remportées par Audi dans la course de côte éponyme. Pour autant, les dimensions et le poids du Q7 de série le rendaient à l’évidence étranger à toute velléité sportive – un brin facétieux, les rédacteurs du Moniteur Automobile choisirent d’ailleurs de le catégoriser parmi les monospaces… Très habitable, proposant une motricité sans faille grâce à la transmission quattro et un confort postural honorable dû à sa suspension pneumatique, possiblement luxueux si l’on piochait dans l’épais catalogue des options et susceptible d’abriter jusqu’à sept passagers, le modèle respectait les préceptes de son constructeur en matière de finition et de qualité de fabrication, tandis que les motorisations proposées au lancement lui permettaient de tenir tête sans sourciller à un Range Rover 4,2 litres supercharged, l’auto pouvant, au faîte de ses capacités, disposer des 350 ch du V8 4,2 litres maison.
Laissons parler les chiffres
Comme on s’en doute, la gamme comportait également plusieurs variantes Diesel, le groupe VW étant en ce temps-là le spécialiste incontesté du genre. Si le V6 3 litres bien connu allait assurer l’essentiel des ventes, il se trouva secondé, dès 2007, par un V8 de la même eau, dont les 326 ch et 760 Nm flirtaient déjà avec une certaine démesure ; ce n’étaient pourtant que des zakouski en comparaison de ce qu’Audi préparait pour l’année suivante. À l’automne de 2008, les anneaux – qui venaient de triompher au Mans pour la troisième année consécutive avec leur R10 TDI à moteur V12 – présentaient donc le Q7 sommital qui nous occupe aujourd’hui. Ce qualificatif n’est certes pas exagéré pour décrire cette machine dont la fiche technique laisse rêveur même si, en réalité, son moteur n’avait strictement aucune parenté avec celui de la barquette de course. Reprenant les cotes du V6 3 litres, le nouveau douze-cylindres en différait cependant sur de nombreux points, à commencer par son angle d’ouverture de 60 degrés, versus 90 degrés pour le V6. 5934 cm3, 500 ch à 3750 tours/minute et carrément 1000 Nm disponibles de 1750 à 3250 tours : ce moteur d’anthologie ne dépassait pas la concurrence, car celle-ci n’existait tout bonnement pas ! Car cette fois, la course à la puissance avait trouvé ses limites ; ni Mercedes-Benz, ni BMW n’oseront suivre leur compatriote sur cette voie, pas plus d’ailleurs que VW et Porsche…
Attachez vos ceintures
Alors, bien sûr, le Q7 ainsi gréé délivre des sensations qu’aucune autre automobile de série n’est capable de prodiguer. Dans un grondement qui n’appartient qu’à elle – et pour cause… –, la seule Audi de route à moteur V12 arrache ses 2,6 tonnes (à vide) avec une fulgurance qui m’a laissé pantois à chaque fois que j’ai eu l’occasion d’y prendre place. Voir ce gros break surélevé, aux capacités d’emport très au-dessus de la moyenne, atteindre les 100 km/h en un peu plus de cinq secondes demeure, aujourd’hui encore, une expérience inoubliable pour tout amateur qui se respecte (ce qui n’interdit pas de regretter qu’Audi n’ait jamais voulu transplanter son V12 Diesel dans la berline A8 – voilà qui lui aurait enfin permis de terrasser la S-Klasse !). D’autant que le châssis a subi les modifications nécessaires pour admettre le surcroît de puissance et de couple par rapport au V8 ; la copie est donc irréprochable à tous égards. Jusqu’au moment où, dégrisé, l’on remet pied à terre pour redécouvrir l’univers morne des réalités intangibles…
Qui a besoin d’un V12 Diesel ?
À son lancement, sur le marché français, le Q7 V12 TDI quattro est tarifé 143 950 euros (soit, pour la petite histoire, 180 000 euros de 2023). Cela représente alors environ deux fois le prix de la version 4.2 TDI… On peut aussi rappeler, si l’on apprécie les comparaisons plus ou moins spécieuses, que le SUV Audi navigue dans les mêmes eaux qu’une Porsche 997 Turbo (500 ch, 150 494 euros) ou qu’une BMW 760i (544 ch, 142 500 euros). Que peut-on en conclure ? À notre sens, il existe deux façons d’aborder cette voiture. Soit l’on en reste à des critères strictement rationnels, et alors le V8 – voire même le V6, sauf si vous tractez fréquemment de très lourdes charges – peut amplement suffire, ce qui ratifie en soi l’inutilité formelle de la proposition ; soit l’on cède à la fascination quasiment hypnotique que seules peuvent exercer certaines architectures mécaniques sur les bagnolards invétérés, et là, vous êtes cuit : je puis vous assurer que ce SUV unique en son genre, et privé de toute descendance par son constructeur, n’a pas fini de vous séduire. Vous laisserez-vous ensorceler ?
Texte : Nicolas Fourny