Personne ne me contredira si j’affirme qu’il n’est pas facile de vivre avec le postérieur coincé entre deux chaises – et ce postulat s’applique aussi à certaines automobiles, dont les caractéristiques techniques, le design ou les éventuelles avanies ayant affecté leur constructeur s’allient fâcheusement afin de bousiller une destinée qui aurait pu être incomparablement plus brillante en d’autres circonstances. Tel est le cas de l’Alfa Romeo 155, rapidement tombée dans l’oubli dès la présentation de sa remplaçante, la sublimissime 156 dont, dans le cœur des passionnés, la gloire éclipse aisément, et avec une certaine cruauté, la médiocre réputation de sa malheureuse devancière. Si bien qu’en collection, plus d’un quart de siècle après la fin de sa brève carrière commerciale, la 155 s’évertue en vain à trouver une place au sein d’une longue histoire dont elle n’aura pas été l’avatar le plus renommé – mais pas le plus ignominieux non plus… La question se doit d’être posée : mérite-t-elle réellement de subir une telle disgrâce ?
Être ou avoir été
Objectivement, la liste des raisons de se détourner de l’Alfa 155 est aussi laconique qu’impitoyable : premièrement, elle a succédé à la 75 – dernière berline à propulsion de la firme, croyait-on à l’époque, d’où crime impardonnable pour une voiture bâtie sur une triviale plateforme de Fiat Tipo ; deuxièmement, sa physionomie brutaliste et datée n’a jamais fait l’unanimité ; troisièmement, elle a été remplacée par un authentique chef-œuvre esthétique ayant réussi la prouesse de nous faire croire, candides que nous étions, à la renaissance de la marque. Dans ces conditions, le peu enviable statut de bagnole mal-aimée qui lui colle aux jantes s’explique aisément, même si le modèle a ses adeptes ; je me souviens par exemple d’une longue conversation avec un très sympathique propriétaire de 155 V6, un soir d’il y a quelques années sur le parking du salon Automédon. Un homme qui semblait pleinement conscient d’appartenir à cette étrange tribu de passionnés capables de défendre bec et ongles des automobiles négligées par la mémoire collective, voire vilipendées par le vulgum pecus – ses coreligionnaires roulent probablement en Austin Maestro, en Ferrari Mondial ou en Cadillac Cimarron, si vous voyez ce que je veux dire. De fait, comme toutes les autos frappées du Biscione depuis que la firme milanaise est entrée en déliquescence – c’est-à-dire depuis une bonne quarantaine d’années –, la 155 a dû se soumettre, dès son apparition, à ce questionnement aussi redoutable qu’intransigeant : s’agissait-il d’une « vraie » Alfa ?
Authenticité, es-tu là ?
Il est piquant de constater qu’en son temps, la 75 eut également droit à son lot de quolibets et de critiques acerbes, mais pour d’autres raisons. Lancé en 1985, l’année du soixante-quinzième anniversaire de son constructeur auquel il devait son patronyme, cet énième bricolage réalisé à l’économie sur la base de l’Alfetta présentée treize ans auparavant n’avait pas convaincu grand-monde lors de son apparition. Pourtant, au crépuscule de sa carrière, une bonne partie de la presse spécialisée se répandit en tardives jérémiades sur le thème « achetez-la tant qu’elle est encore disponible, sa remplaçante sera une traction ! ». De nos jours, les partisans de la 75 sont indéniablement plus nombreux que les amoureux de la 155 ; les esprits les plus conformistes jugeant sans doute qu’entre l’ultime avatar d’une interminable décadence technique et esthétique à laquelle il ne restait, en fin de compte, que sa sincérité pour séduire, et le rejeton standardisé d’une politique industrielle fondée sur le partage de composants avec des modèles plus roturiers, il convient de choisir sans hésiter l’ancêtre auquel on pardonnera bien des insuffisances… Il faut se rappeler : en 1986, un an après la naissance de la 75, le groupe Fiat s’est emparé d’Alfa Romeo avant de l’intégrer à une nouvelle entité dénommée Alfa-Lancia Industriale. Alors administrateur délégué de Fiat Auto, le talentueux Vittorio Ghidella a lancé un programme extrêmement ambitieux qui va donner naissance à la Tipo, berline compacte entièrement nouvelle et dont la plateforme – selon une méthode copieusement imitée par PSA ou VW par la suite – sera réutilisée à l’envi par bon nombre de modèles badgés Fiat, mais aussi Lancia ou Alfa Romeo, dont la 155 qui nous intéresse aujourd’hui !
Une Alfa aux relents de Fiat
Présentée en mars 1992 lors du Salon de Genève, la 155 a été dessinée sous la férule du grand Ercole Spada pour le compte de l’officine turinoise I.DE.A. (pour Institute of Development in Automotive Engineering, en italien dans le texte), dont les équipes avaient déjà signé la Lancia Dedra et, précédemment, les Fiat Tipo et Tempra. C’est, à l’époque, le bureau de style à la mode ; ses stylistes n’hésitent pas à provoquer le public par la radicalité de leurs propositions qui, le plus souvent, concernent des modèles de grande diffusion. Ainsi, la Tempra a pu heurter par la hauteur inusitée de son troisième volume – et la 155, bâtie sur une plateforme et un empattement identiques, reprend l’idée en poussant encore plus loin la véhémence géométrique de sa cousine. Le style Alfa s’en trouve profondément bousculé et l’auto ne s’encombre pas de références au passé, contrairement à feue la 75 (en raison de contraintes financières) ou à la future 156 (par choix délibéré). Repartant d’une feuille blanche, Spada a fait le pari d’une rupture complète… et va le perdre. Ce qui reste de la clientèle encore contaminée par le fameux virus Alfa, déjà traumatisée par le passage à la traction à ce niveau de gamme (même si la 164 avait ouvert la voie dès 1987) n’adhère pas au concept et, par surcroît, la 155 va avoir beaucoup de mal à conquérir les conducteurs de BMW, dont la Série 3, quant à elle, demeure fidèle aux roues arrière motrices et à un Freude am Fahren inatteignable par sa rivale italienne, par ailleurs pénalisée par un habitacle lugubrement dessiné et dépourvu de tout cachet. Car, en dépit de ses outrances stylistiques, la 155 ressemble un peu trop à une Fiat déguisée en Alfa…
Un modèle de transition
C’est sans doute pour cela que la carrière de l’engin aura été aussi courte (six ans) et anecdotique du point de vue des volumes de production (moins de 200 000 exemplaires, soit deux fois moins que la 75, sans parler des quelque 670 000 156, assemblées il est vrai au fil d’un plus long parcours). L’auto n’est cependant pas inintéressante, elle qui débute sa carrière avec, sous son capot, les grands classiques que sont le célèbre bialbero de la marque et le capiteux V6 « Busso » – mais ce dernier se cantonne à 166 ch et à sa cylindrée originelle de 2,5 litres (versus 3 litres et 192 ch dans les dernières 75), sans doute afin de ne pas faire d’ombre à la Q4 animée par l’ « autre » double arbre transalpin, nous avons nommé l’immortel Lampredi emprunté sans vergogne à la Lancia Delta Integrale, dont la 155 sommitale reprend en prime la transmission. De quoi titiller les Audi 80 S2, me direz-vous ? Pas tout à fait, car le valeureux quatre-cylindres a perdu quelques plumes dans l’aventure et ne dépasse pas, ici, les 190 ch – ce qui n’empêche pas cette déclinaison de constituer, à mon humble avis, la variante la plus désirable de la gamme, par ailleurs complétée par d’inévitables Diesel.
Le plumage, pas le ramage
Parvenue plus ou moins à maturité après le restylage intervenu en 1995 (les ailes élargies renforçant l’agressivité de l’ensemble) et l’arrivée d’un très réussi 2 litres Twin Spark revisité, doté de quatre soupapes par cylindre et développant désormais 150 ch, la 155 tente de se bâtir une réputation de sportive en s’appuyant sur une brillante carrière en compétition, dont les remugles subsistent aujourd’hui encore chez les amateurs du jeu Gran Turismo. Malheureusement, les essayeurs ne sont pas tendres avec la familiale Alfa ; en avril 1996, le Moniteur Automobile écrit par exemple : « Malgré son allure sans équivoque, cette Alfa Romeo pompe, sous-vire désespérément et laisse le pilote dans l’âme sur sa faim ». La messe est dite et il faudra encore du travail pour que Milan s’avère capable de proposer des tractions réellement abouties, sans jamais toutefois résoudre les problèmes de motricité que les conducteurs de 156 GTA connaissent bien. Pour autant, la 155 – y compris dans ses versions les plus modestement motorisées – réussit à préserver un peu du souvenir des Alfa de la grande époque, mais sans jamais parvenir à en réincarner la magie ni le charisme, ce qui ne l’empêche pas de revendiquer un certain caractère. Au prix où le modèle peut se trouver ces temps-ci, ce n’est déjà pas mal !
Texte : Nicolas Fourny