Il y a près de vingt ans déjà que l’un des six-cylindres les plus mythiques de l’histoire de l’automobile a cessé d’être produit. Entré vivant dans la légende, ce moteur d’anthologie aura connu une destinée hors normes en animant, comme on va le voir, des véhicules dont la nombre et la diversité donnent le tournis. Dans le domaine de la grande série, c’est sans conteste l’un des moteurs italiens les plus réussis de l’après-guerre et c’est aujourd’hui aux collectionneurs qu’il donne le sourire à chaque coup de gaz. Acceptant de bonne grâce tous les styles de conduite, du plus paisible au plus sportif, ses vocalises et sa tessiture générale sont aussi célébrées que ses montées en régime et il confère à chacun des modèles l’ayant abrité une personnalité très spécifique. Toutefois, il y a bien sûr les données chiffrées, il y a le chronomètre – mais la séduction du « Busso » va bien au-delà des considérations objectives ; il faut le proclamer sans relâche : ce moteur a une âme, et c’est pour cela qu’il est irremplaçable…
La mort à Milan
Dans un article du numéro 323 de la revue Gazoline consacré à l’Alfa Romeo GTV 6, Marco Visani décrit en ces termes la fin du V6 Busso et de son créateur : « Le 31 décembre 2005 tombe des chaînes d’Arese le tout dernier moteur V6 « Busso », surnommé ainsi en hommage à Giuseppe Busso, le concepteur qui l’avait dessiné au début des années 70 (…) Trois jours plus tard, le 3 janvier 2006, Giuseppe Busso décède à l’âge de 92 ans. À ses obsèques, un grand nombre de passionnés saluent la sortie du cercueil en en démarrant leurs Alfa Romeo sur le parvis de l’église (…) C’est avec cet adieu triste et intense qu’une page de l’histoire de la marque se tourne. » On connaît peu d’exemples de motoristes ayant suscité une telle admiration de la part d’automobilistes ou de collectionneurs… Il est vrai qu’en dépit de toutes les vicissitudes dont la firme milanaise a été l’objet depuis une quarantaine d’années, le virus Alfa n’est pas tout à fait mort et ceux qui, contre vents et marées, continuent de vouer un culte inconditionnel aux autos frappées du Biscione témoignent d’une ferveur qui commande le respect. En ce jour funeste de 2005, ils avaient compris qu’en stoppant la production du dernier V6 Alfa, c’est un peu de l’âme du constructeur que Fiat Auto abandonnait sous le prétexte trivial d’une impossible mise en conformité du « Busso » avec les normes de dépollution européennes. À cette aune, on se demande comment le groupe Volkswagen est parvenu à maintenir en vie le V8 Bentley, apparu en 1959, jusqu’en 2020 !
De la propulsion à la traction
Bref, tout cela appartient désormais à l’histoire et, à présent, les dernières Alfa animées par le « Busso » avancent gaillardement vers leurs vingt ans. La marque n’ayant, dans l’absolu, développé que peu de moteurs entièrement inédits depuis la guerre, chacun d’entre eux aura été généreusement exploité au sein de son catalogue – et le V6 n’a pas fait exception à la règle. Inauguré par la grande berline Sei en 1979, il ne tarde pas à essaimer dans le reste de la gamme, dès l’année suivante dans l’ex-coupé Alfetta, désormais baptisé simplement GTV ; puis, au fil du temps, le « Busso » sera fréquemment appelé à la rescousse pour rehausser le prestige de modèles mal nés, élaborés avec un manque de moyens de plus en plus criant ou en panne de charisme. On songe par exemple à la berline 90 dévoilée en 1984 – et qui n’était en réalité qu’une Alfetta replâtrée à la hâte – ou à la 75 présentée en 1985, de même qu’à la 155 de 1992 qui, bien qu’établie sur une base de Fiat Tipo, reçut elle aussi le V6 salvateur. Mis à toutes les sauces, ce dernier équipera aussi la berline 164, issue du fameux projet « Tipo 4 » – qui donnera également naissance à la Fiat Croma type 154, à la Lancia Thema (la vraie, pas la grossière usurpatrice imaginée par les équipes de Sergio Marchionne en 2011) et à la Saab 9000. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que, synergie de groupe oblige, le « Busso » ne va plus être strictement réservé aux Alfa. En 1986, l’IRI – Istituto per la Ricostruzione Industriale –, organisme d’État qui contrôlait Alfa Romeo depuis l’avant-guerre, en a cédé le contrôle à Fiat Auto qui, sous la férule de Vittorio Ghidella, s’est alors astreinte à intégrer la vieille firme dans son portefeuille de marques. À partir de 1992, la Thema va donc recevoir le V6 Alfa en remplacement du PRV que Lancia proposait depuis le lancement du modèle. Et, plus marginalement, la roturière Croma recevra également le « Busso » en version 2,5 litres – une variante inconnue chez nous.
Un V6 pour tous (ou presque)
Dès lors, les berlines haut de gamme Alfa et Lancia – les deux firmes ayant été funestement regroupées au sein d’une même entité – vont se partager le V6 milanais jusqu’à ce que le groupe Fiat renonce à croiser le fer avec les références allemandes du segment. La 166 d’un côté, la Kappa puis la Thesis de l’autre feront donc profiter leurs conducteurs de l’allégresse du « Busso » qui, poussé à 3,2 litres, offrira jusqu’à 240 ch dans la dernière grande Lancia. Après quoi cette dernière entrera en agonie en se contentant de fabriquer de petites voitures sans intérêt, tandis qu’Alfa essaiera en vain de concurrencer la BMW Série 3 avec une 159 trop chère, insuffisamment aboutie et recevant, en guise de motorisation de pointe, un V6 d’origine General Motors, certes plein de bonne volonté mais dépourvu de caractère. Rétrospectivement, l’abandon du « Busso » sonne donc comme le plus lugubre symptôme des errances stratégiques du groupe Fiat, incapable de donner un successeur valable à son seul V6 – il faudra attendre la Giulia Quadrifoglio de 2016 et son moteur Ferrari pour retrouver une berline Alfa dignement motorisée. Au demeurant, et à l’instar du Bialbero de la même maison, le V6 Alfa ne va pas se cantonner aux berlines familiales ou routières. En 1994, on va ainsi le retrouver sous le capot des GTV et Spider type 916 puis, trois ans plus tard, au faîte de la gamme 156, berline à la grâce miraculeuse qui réussira, quelques années durant, à faire croire à une renaissance de la marque. Le « Busso » finira même entre les roues avant de la 147 GTA de 250 ch, réponse tardive mais ô combien réjouissante aux compactes germaniques surmotorisées du genre VW Golf R32, tandis que le coupé GT, dessiné chez Bertone et développé sur la même base, demeure aujourd’hui encore un choix de connaisseur…
De la grande série à l’artisanat
Produit durant un quart de siècle, le « Busso » n’a toutefois pas équipé que des modèles de grande série. Chez Alfa, c’est lui qui fut retenu, en 1989, pour motoriser l’ES30 – plus connue sous le nom de SZ pour le coupé et RZ pour le cabriolet –, sportive au design pour le moins torturé signé Robert Opron et produite chez Zagato. Les amateurs de rareté peuvent également se tourner vers le coupé Lancia Kappa, construit à seulement 3263 unités… Plus exotique encore, on le trouve sous le capot du Magnum, SUV de luxe avant l’heure produit de façon confidentielle par Rayton Fissore de 1985 à 1998, mais aussi en Belgique, en 1996, animant l’une des nombreuses itérations de la Gillet Vertigo ! Ce côté « couteau suisse » rappelle un peu l’extrême polyvalence du V6 PRV – qui succédera d’ailleurs au « Busso » dans les Alfa 155 de course… – ou du V8 Rover. Des moteurs capables de s’adapter à des architectures et à des modèles très différents, aux ressources quasiment inépuisables et supportant avec une inlassable bonne volonté les variantes les plus improbables. À cet égard, on se souviendra des Alfa 164, GTV et Spider V6 Turbo, dont le moteur à la cylindrée réduite afin de contourner la fiscalité délirante en vigueur de l’autre côté des Alpes affichait un caractère explosif digne d’une Maserati Biturbo ! Capable d’insuffler une vitalité sans pareille et de transfigurer les modèles les plus anodins, le « Busso » aura indéniablement marqué son temps. Son plus grand mérite, c’est sans doute d’avoir permis au plus grand nombre d’accéder à la magie d’un moteur à la noblesse authentique et qui a, de surcroît, le bon goût d’être aussi fiable qu’abordable de nos jours. Si vous n’en êtes pas encore tombé amoureux, c’est que vous n’avez jamais eu l’occasion de le faire vrombir. Il n’est pas trop tard pour vous laisser ensorceler…
Texte : Nicolas Fourny