Cela fait trente-cinq ans que les amateurs des deux modèles se querellent volontiers afin de déterminer quelle est la meilleure voiture entre la Mercedes-Benz Classe S (série 126) et la Lexus LS 400 (série XF10). Tout a déjà été écrit quant à la ressemblance flagrante entre ces deux berlines, qui concerne aussi bien leur fiche technique que leur design mais, alors que l’une comme l’autre sont devenues des youngtimers inégalement convoitées, il nous a paru intéressant de revenir sur l’histoire de cette Japonaise sans complexes bien décidée, à la fin des années 1980, à défier celle que beaucoup considéraient alors comme la meilleure automobile du monde. Un constructeur de masse comme Toyota pouvait-il réellement faire aussi bien – voire mieux – que le benchmark absolu de la catégorie ? Trois décennies plus tard, alors que Lexus est devenue une marque dont plus personne ne conteste la compétence, la question pourrait sembler anecdotique, sauf au moment où, en tant que collectionneur, vous devrez faire un choix entre les deux…
“The big kahuna rides again”
Récemment, la revue américaine Car and Driver a publié un article en forme d’hommage à la plus emblématique des S-Klasse, sous le titre « 1987 Mercedes-Benz 560 SEL remains the standard-bearer ». Plus de trente ans après l’arrêt de sa production, et alors que pas moins de cinq générations lui ont succédé depuis lors, cela en dit long quant à la trace indélébile que l’auto a laissé dans les mémoires. Les substrats de ce rayonnement sont connus : plus de 800 000 exemplaires construits en treize ans d’existence, un style merveilleusement équilibré sur lequel les années semblent n’avoir aucune prise – on ne peut pas en dire autant de certaines de ses descendantes… – et, surtout, un ensemble de qualités objectives difficilement surpassables en son temps, à tel point que, dans ses variantes les plus onéreuses, la W126 pouvait rivaliser avec une Rolls-Royce Silver Spirit pourtant deux fois plus chère !
Sus à la Classe S !
Mis à part quelques collectivistes attardés, chacun en conviendra : la concurrence est indéniablement saine dans son principe. Il s’agit avant tout d’un incontestable facteur de progrès, qui incite les constructeurs à s’efforcer de faire toujours mieux que leurs concurrents – et cet affrontement permanent est d’autant plus féroce en haut de gamme, là où, jusqu’à la fin de la décennie 80, Mercedes et BMW avaient pris l’habitude de ne laisser que des miettes à leurs challengers, qu’il s’agisse de Jaguar ou de Maserati. Bien sûr, Audi avait alors déjà entamé sa longue marche vers ce qui ne s’appelait pas encore le « premium » mais, en 1989, c’était soit vers Stuttgart, soit vers Munich que se tournaient le plus souvent les acquéreurs de berlines de luxe, en Europe comme en Asie ou en Amérique du Nord. Six ans auparavant toutefois, Shoichiro Toyoda, qui présidait alors aux destinées du premier constructeur japonais, avait fixé à une équipe spécialement constituée à cet effet un objectif en apparence inatteignable : concevoir une berline susceptible de terrasser la Mercedes Classe S commercialisée depuis la fin de 1979 et qui, depuis des années, dominait outrageusement son segment de marché.
Ils sont partis d’une feuille blanche
J’ai là le hors-série annuel « Toutes les voitures du monde » de L’Automobile Magazine pour la période 1988/1989 – c’est-à-dire la dernière année avant que Lexus ne fasse son apparition. Le haut de gamme « courant » chez Toyota (indisponible en France) est alors incarné par la Crown, improbable machine de la taille approximative d’une Renault 25, encore dotée d’un châssis séparé (eh oui), de ressorts à lames en version break et de freins arrière à tambours, mais dont le moteur le plus puissant est alors un six-cylindres 24 soupapes de 3 litres développant 190 ch – soit exactement la même puissance que la très confidentielle Century présentée en 1967, assemblée à quelques centaines d’unités chaque année et dont le V8 fait figure d’OVNI dans la production japonaise de l’époque. Autant dire qu’il y a un gouffre entre la Classe S et ces voitures d’une solidité et d’une fiabilité proverbiales, mais dont la fiche technique, à certains égards, semble dater des années 1960… Lorsqu’elles sont connues, les caractéristiques de la LS 400 apparaissent d’autant plus stupéfiantes ; les responsables du projet ont délibérément choisi d’aligner l’engin – proposé, contrairement à la Mercedes, avec une seule motorisation et un seul niveau d’équipement – sur les spécificités des 500 et 560 SE/SEL, soient les versions les plus puissantes et les plus sophistiquées de la voiture allemande.
Le prix de l’image
La Lexus reçoit donc un V8 entièrement inédit, codé 1UZ-FE, et dont les attributs ne laissent aucun doute quant aux intentions de ses concepteurs : c’est du sérieux ! D’une cylindrée de 3969 cm3, entièrement en alu et doté de quatre soupapes par cylindre, il n’a, en théorie comme à l’usage, rien à envier aux meilleures réalisations germaniques comparables ; en dépit de son handicap de cylindrée, ses 245 ch le situent exactement au niveau d’une Mercedes 500 SE (c’est probablement un hasard), dont le V8 5 litres ne dispose encore que de 16 soupapes. Incontestablement plus moderne, le moteur japonais se montre bien plus silencieux que son rival – dans ce domaine, la LS 400 fera figure de référence absolue plusieurs années durant – et, la meilleure aérodynamique de l’auto aidant, permet d’atteindre les 250 km/h en pointe, soit le niveau de performances d’une Mercedes 560, pourtant tarifée 50 % plus cher… De surcroît, dans la meilleure tradition japonaise, Lexus adopte une politique du « tout compris », à l’opposé de la philosophie allemande consistant à proposer des modèles de base aussi atrocement dépouillés que coûteux, puis à laisser la clientèle se composer des voitures « à la carte » en piochant dans un catalogue d’options aussi épais qu’un annuaire. Rien de tel avec la LS 400, qui propose d’office et pêle-mêle la suspension pneumatique, la boîte automatique, l’air conditionné automatique, les deux rétroviseurs électriques (un seul à Stuttgart !) les sièges avant électriques (y compris la hauteur des appuie-tête), un ensemble audio d’excellente qualité avec chargeur de CD et sept haut-parleurs, la sellerie cuir, les jantes alliage, le régulateur de vitesse ou encore le toit ouvrant électrique ! Sans doute, persifleront les mauvaises langues, fallait-il bien cela pour compenser le déficit d’image et l’absence de personnalité de l’auto…
Avoir du goût… ou pas
Dès les premières pages, la brochure de lancement éditée pour le marché français nous apprend que « La Lexus LS 400 a nécessité 6 années de recherches, 973 prototypes de moteurs, 450 prototypes de véhicules, 4,3 millions de kilomètres d’essais et le dépôt de centaines de brevets ». Certes, cela ressemble au baratin usuel de bien des constructeurs mais, cette fois, le fameux value for money cher aux clients nord-américains – qui constituent la cible principale de la LS 400, même si l’auto est également vendue au Japon sous le nom de Toyota Celsior – est bel et bien au rendez-vous. Ceux-ci vont d’ailleurs faire un véritable triomphe aux premières Lexus, dont la réputation de sérieux et de fiabilité, encore renforcée par un service après-vente de très bon aloi, s’établira très rapidement au détriment de BMW et Mercedes ; dès 1991, la marque japonaise prend ainsi la tête des ventes des voitures de luxe aux États-Unis. Cependant, il n’en va pas de même en Europe, profondément attachée au prestige séculaire de firmes honorablement connues depuis l’avant-guerre. Bruno Sacco, à la tête du design Mercedes de 1975 à 1999 et sous la supervision duquel la série 126 a été dessinée, aura ce mot perfide au sujet de la LS 400 : « C’est une voiture destinée à des gens n’ayant pas reçu une formation suffisante en matière de goût ». Le fait est : en dépit de toutes ses vertus, la voiture japonaise, à force d’imiter servilement le style de la S-Klasse, semble nourrir ce complexe d’infériorité typique des parvenus s’efforçant de se faire accepter par la grande bourgeoisie. Aucun reproche d’ordre rationnel ne peut lui être adressé : elle coche consciencieusement toutes les cases de son très ambitieux cahier des charges, mais il lui manque quelque chose que la meilleure ingénierie du monde ne peut suffire à obtenir : une âme… C’est sans doute la raison pour laquelle la LS 400, devenue fort rare en bel état d’origine, n’intéresse que très modérément la plupart des amateurs de youngtimers, tandis que ses adeptes, quant à eux, ne tarissent pas d’éloges à son sujet. À vous de choisir votre camp…
Texte : Nicolas Fourny