Chaque marque a ses stars et, dans le cas de Saab, l’auto la plus collectionnée, la plus en vue, la plus désirable, n’est pas difficile à identifier : il s’agit bien sûr de la 900 (la vraie), qui a indélébilement marqué le cœur des amateurs. Pourtant, l’histoire de Saab ne se résume pas à ce modèle, aussi emblématique soit-il ; beaucoup l’ont oublié mais, il y a exactement quarante ans, la petite firme de Trollhättan se lançait à l’assaut du segment des grandes routières en dévoilant sa 9000 ! Plus moderne, plus classiquement dessinée que sa sœur de gamme et positionnée de façon à s’attaquer sans vergogne aux références allemandes, la grande Saab s’est, en définitive, vendue très honorablement (plus de 500 000 exemplaires construits en quatorze ans de carrière), mais son aura demeure nettement en retrait de celle de son aînée. Ce désamour est-il justifié ?
Une âme à préserver
Au milieu des années 80, Saab se fait avant tout remarquer par l’atypisme de son catalogue, lequel ne comporte que deux modèles issus d’une même base – celle de la 99, présentée en 1967, dont la marque a extrapolé la 900 commercialisée depuis 1978. Petit à petit, le constructeur suédois a réussi à se faire une place sur le marché en séduisant une clientèle aussi restreinte qu’élitiste. De fait, la Saab n’est pas la voiture de n’importe qui ; parmi ceux qui la choisissent, en Europe comme en Amérique du Nord, on trouve bon nombre de professions intellectuelles – d’où l’éternel cliché de l’architecte ou du professeur agrégé vêtus de vestes Barbour, de pantalons en velours côtelé et roulant inévitablement en 900 –, mais aussi des personnalités atypiques soucieuses de se démarquer du tout-venant, ou bien des automobilistes simplement lassés du duopole Mercedes/BMW. Avec des volumes de production alors quatre fois moins élevés que ceux de la firme bavaroise et des tarifs plus élevés que la moyenne, les Saab cultivent leur rareté sur les routes et leur exotisme éveille l’intérêt de ceux qui les croisent. Les dirigeants de la marque sont néanmoins conscients des dangers de la monoculture dans laquelle ils sont confortablement installés ; ils savent aussi que la 900, en dépit de ses qualités, ne peut servir de base à un élargissement de la gamme vers le haut – l’expérience de la variante CD, établie sur la base d’une berline quatre portes allongée de vingt centimètres, n’a guère convaincu.
Une coopération italo-suédoise
Malheureusement, Saab ne dispose pas des moyens suffisants pour développer un nouveau modèle en solitaire. Ses dirigeants ont beau clamer à qui veut les entendre qu’ils sont très satisfaits de la taille relativement réduite de l’entreprise et de ses capacités de production limitées, une telle situation ne présente pas que des avantages et la future grande Saab ne pourra donc pas être un produit entièrement conçu en interne, ce qui implique le renoncement à certaines spécificités de la marque. Lancé dès la fin de 1978, le projet « Tipo 4 » associe les Suédois à Fiat Auto – partenaire déjà connu, puisque Saab a diffusé des Lancia Delta en Suède et en Norvège entre 1980 et 1982 sous le nom de Saab 600. Mais cette fois, les ambitions sont tout autres et n’ont rien à voir avec une vulgaire opération de badge engineering ; il s’agit d’élaborer en parallèle quatre grandes berlines, diffusées respectivement sous les marques Saab, Lancia, Fiat et Alfa Romeo – le constructeur milanais s’étant joint au projet en cours de route. Les deux premiers résultats de cette association apparaissent au printemps de 1984. Chez Lancia, la Thema succède à la malheureuse Gamma et joue la carte du classicisme en retenant une carrosserie à trois volumes tandis que, chez Saab, la 9000 tente de se démarquer en se présentant sous la forme d’une berline à cinq portes – proposition originale et courageuse dans un segment où les modèles à coffre apparent règnent en maîtres. Quand on contemple les deux autos de profil, leur parenté saute aux yeux : les portières sont identiques dans leur dessin, ce qui tend à accréditer l’idée d’une base technique similaire. Pour autant, la réalité est bien plus complexe…
Ressemblances et dissemblances
L’intérêt d’une telle opération résidant dans le partage des coûts de développement, on aurait pu s’attendre à ce que Saab se contente de reprendre sans changement la plateforme, la structure et les trains roulants utilisés par les Italiens. Toutefois, les deux études ont assez rapidement bifurqué vers des choix différents à plusieurs égards ; ainsi, mécontents des critères retenus par leurs collègues turinois pour ce qui concernait la sécurité passive – un point crucial pour obtenir l’homologation sur le marché états-unien où la 9000, contrairement à la Lancia et à la Fiat Croma, allait être diffusée –, les ingénieurs Saab ont revu en profondeur l’unit avant de la voiture. De surcroît, la 9000 se distingue également de ses cousines italiennes par ses liaisons au sol, préférant l’essieu rigide hérité de la 900 aux roues arrière indépendantes adoptées à Turin et Milan. Enfin, nulle trace du célèbre Lampredi double arbre sous le capot de la Saab, qui reprend le moteur maison déjà vu dans la 900 Turbo 16 et dont les origines se perdent chez Triumph. Jusqu’en 1986, ce quatre-cylindres 2 litres de 175 ch constituera la seule offre de la gamme 9000 ; il permet à la routière suédoise de se confronter valablement à une concurrence particulièrement affûtée, tant chez les spécialistes (Mercedes-Benz 260 E, BMW 528i) que chez les généralistes, encore très présents dans ce segment de marché (Renault 25 V6 Turbo, Citroën CX 25 GTi Turbo, Peugeot 505 Turbo Injection).
Originale, jusqu’à un certain point
Le design de la 9000 est le résultat d’un travail conjoint entre Italdesign (qui a semblablement signé la carrosserie des Thema et Croma) et le styliste maison Björn Envall. Agréablement dessinée et bien équilibrée, l’auto conserve une identité forte tout en se démarquant nettement de la 900, dont la cellule centrale et le pare-brise droit comme la justice font brutalement leur âge en comparaison de la nouvelle venue, qui réussit l’exploit d’être à la fois plus courte et plus habitable que son aînée. La collaboration avec Fiat et l’abord d’un segment de marché perçu comme plus conservateur ont cependant dicté une silhouette bien plus consensuelle dans laquelle les singularités de la 900 – certes vieillissante mais au charisme indépassable – n’ont plus leur place. Véhicule de conquête s’il en est, la 9000 s’adresse au moins autant aux saabistes désireux de monter en gamme qu’aux propriétaires de Mercedes W123, Volvo 760 ou BMW Série 5 auxquels la firme n’avait rien à proposer jusqu’alors. Un peu à l’instar d’une Audi 200 ou de sa cousine Lancia, la 9000 apparaît comme une offre alternative aux sempiternelles concurrentes germaniques. Et, comme ç’avait été le cas pour la 900, Saab va littéralement faire feu de tout bois pour développer sa nouvelle gamme, toujours en partant du même moteur, poussé à 2290 cm3 en 1989 et qui, sur les versions Aero, développera jusqu’à 225 ch – malheureusement transmis aux seules roues avant, d’où quelques problèmes de motricité qui, vous diront ses aficionados, font partie du charme de l’engin…
À acheter avant tout le monde !
Privée d’un dérivé break (pourtant fort apprécié dans cette catégorie), de transmission intégrale comme de tout moteur Diesel, la 9000 va connaître, à partir de 1988, une version tricorps baptisée CD et présentée comme une alternative plus luxueuse à la version cinq portes – à tel point que, dans certains documents commerciaux, Saab osera la comparer à la BMW Série 7, ce qui était sans doute un peu exagéré. Plus encombrante, plus classique encore que sa matrice mais aussi plus statutaire, la 9000 « à coffre » n’est pas la carrosserie la plus convoitée aujourd’hui, l’auto ayant perdu une grande part de l’originalité maison en adoptant une silhouette aussi convenue. Elle incarne pourtant une proposition décalée et – plus encore que les autres 9000 – devenue fort rare sur nos routes. Le funeste rachat de la division automobile de Saab par la General Motors, en 1990, n’aura eu qu’une influence marginale sur le destin de la 9000, si l’on excepte l’adoption du V6 3 litres Opel de 210 ch à partir de 1995, exclusivement proposé sur la 4 portes et peu goûté par la clientèle, bien plus attirée par le tempérament volcanique du quatre-cylindres Saab – qui a également existé dans des exécutions plus calmes, dépourvues de turbo et s’adressant à une clientèle peu concernée par la performance. De nos jours, les belles 9000 sont devenues infiniment plus rares que les 900 de même facture ; la demande étant faible, les exemplaires les mieux conservés n’atteignent pas les 10 000 euros. Une auto à redécouvrir pendant qu’elle est encore abordable…
Texte : Nicolas Fourny