« Il fallait être joueur, sportif, jeune mais, aussi, terriblement résolu et optimiste pour fabriquer un tel engin. Les ingénieurs de Renault l’ont été, on ne peut que les en remercier. » C’est ainsi qu’il y a exactement quarante-trois ans, dans son numéro 409 de juillet 1980, le mensuel L’Automobile concluait un copieux dossier consacré à la Renault 5 Turbo. Laquelle figurait, comme il se devait, sur la couverture dudit numéro, vue de trois-quarts arrière et surmontée — en lettres rouges, bien entendu —, des deux chiffres qui résumaient son pedigree et alimentaient déjà la fièvre des conversations de salon ou de bistrot : « 160 ch, 200 km/h ! ». De nos jours, dans les mêmes lieux c’est plutôt la cote de l’auto qui agite les esprits ; en 2023, il faut désormais compter pas loin de 100 000 euros pour l’acquisition d’une « Turbo 1 » … Mais, nous direz-vous, autant d’argent pour une banale R5, n’est-ce pas excessif ? En aucun cas, ainsi que le démontrent les lignes qui suivent…
Révolution à Billancourt
En 1972, au moment du lancement de la Renault 5, Publicis conçoit une campagne publicitaire qui va — à juste titre — marquer les esprits. Surnommée « Supercar » (un terme qui, à l’époque, ne désigne pas encore les sportives sommitales), l’auto s’humanise, se fait joviale, souriante, affable, et s’exprime elle-même pour défendre un concept encore novateur il y a un demi-siècle : celui de la citadine polyvalente à hayon arrière, suffisamment compacte pour affronter dans de bonnes conditions la jungle urbaine et en même temps capable de prendre la route pour les escapades du week-end, voire même les transhumances estivales qui, au début des années 70, s’écoulent essentiellement sur les Nationales, le maillage autoroutier étant encore balbutiant. Immense succès commercial, jouissant d’une popularité sans précédent, la R5 rencontre immédiatement son public mais n’a évidemment pas été développée dans le but de devenir une GT de haut niveau. Pourtant, en 1976, lors de la création de l’entité Renault Sport (celle-là même qui vient de disparaître), le programme ambitieux élaboré par les hommes de Gérard Larrousse comporte, entre autres, un retour au championnat du monde des rallyes avec une voiture capable de valoriser les modèles de série de la Régie. C’est ce printemps-là que la R5 est choisie comme base de travail, alors que la version Alpine vient d’être commercialisée. Les 93 ch de celle-ci, s’ils lui permettent de se défendre très valablement face aux petites sportives de ce temps-là, sont néanmoins très loin du compte, tandis que l’architecture « tout à l’avant » de l’auto n’est guère compatible avec les exigences de la compétition. Il va falloir viser beaucoup plus haut…
Cléon prend des poppers
Dès le début de 1978, Bertone livre une première maquette, dessinée par Marcello Gandini sur la base des premiers dessins réalisés chez Renault sous la férule de Robert Opron, qui dirige le Centre Style de la firme depuis son départ de chez Citroën en 1975. À l’extérieur comme dans l’habitacle, l’auto trouve ainsi très vite sa physionomie quasi-définitive, avec ses ailes généreusement renflées, ses généreux extracteurs d’air jouxtant les feux arrière et un mobilier de bord inédit, digne d’un concept car et qui atteindra cependant le stade de la production en série ; l’apparence générale de la R5 est toutefois préservée et le modèle demeure immédiatement identifiable. Sur les photos de la voiture, on peut d’emblée remarquer un autocollant « TURBO » affichant sans ambages la couleur sur la lunette arrière et, à l’intérieur, la disparition de la banquette, remplacée par un coffrage qui ne laisse aucun doute quant à l’implantation mécanique de l’engin. Alors que d’autres solutions ont été envisagées — le quatre-cylindres « Douvrin » de la 20 TS ou même le V6 PRV déjà utilisé par l’Alpine A310 —, c’est le groupe de la 5 Alpine qui est finalement retenu avec, comme on s’en doute, un ensemble de modifications destinées à transformer un moteur plutôt rustique (il s’agit à l’origine du brave « Cléon fonte » apparu avec la R8) en authentique bête de course. Alors peu répandue — en 1980, et de façon souvent confidentielle, seuls Audi, BMW, Bristol, Lotus, Porsche et Saab commercialisent des moteurs de ce type en Europe —, la suralimentation par turbocompresseur va littéralement transfigurer le vénérable bouilleur en lui permettant d’atteindre un niveau de puissance sans équivalent dans l’ensemble de la production française (si l’on excepte la malheureuse et éphémère Talbot Tagora SX…).
Les miracles du turbo
Avec son injection Bosch K-Jetronic et son turbo Garrett T3, la Renault 5 Turbo dispose de 160 ch à 6000 tours/minute (soit une progression de 72 % par rapport à la 5 Alpine !), le couple maximal de 220 Nm étant atteint à 3250 tours. Les chronos sont à l’avenant : à Montlhéry, L’Automobile obtient pour son premier essai une vitesse maximale d’environ 193 km/h (ce qui, compte tenu des limites inhérentes à l’anneau, correspond à 200 km/h réels sur route ouverte) et un temps de 29,2 secondes au kilomètre départ arrêté. Mais au-delà des chiffres, ce sont avant tout la personnalité et le typage de la voiture qui interpellent le public : la 5 Turbo ne connaît tout simplement aucun équivalent au moment où elle apparaît sur le marché. Après la présentation statique d’une seconde maquette réalisée chez Heuliez et exposée au Salon de Paris 1978, la voiture de série est dévoilée deux ans plus tard au même endroit dans sa version définitive et est commercialisée au tarif de 115 000 francs (soit environ 53 000 euros de 2022), ce qui équivaut à plus de quatre fois le prix d’une R5 de base. Le modèle s’avère également plus onéreux (et plus puissant) que l’Alpine A310 ; les concepteurs de la 5 Turbo se sont largement inspirés de celle-ci au moment de concevoir le train arrière de leur enfant, qui va faire couler beaucoup d’encre lorsque la presse spécialisée va en prendre le volant. Toujours dans les colonnes de L’Automobile, Jean-Paul Thévenet livre ses impressions : « On croirait tout simplement que rien ne peut se passer si l’on ne s’enhardit pas, à la sortie d’épingles très serrées, à libérer toute la puissance pour déclencher une petite ruade de l’essieu arrière, dont le contrôle est un véritable plaisir. »
Pas pour les frimeurs
Plutôt laudatif, l’essayeur n’en mentionne pas moins certains défauts que l’auto va conserver durant ses six années de production : il s’agit d’une suralimentation « à l’ancienne », c’est-à-dire avec ce côté « on/off » imposant de rester dans la plage d’utilisation du turbo si l’on veut pouvoir réellement exploiter les possibilités de la voiture. En-deçà de celle-ci, tel le carrosse de Cendrillon redevenant citrouille, le moteur de 5 Turbo rappelle ses origines roturières au conducteur en lui infligeant un fonctionnement heurté particulièrement désagréable : rien à voir, chacun l’aura compris, avec la platitude des courbes de couple des moteurs actuels. À cet égard, la R5 ainsi gréée est exactement l’inverse d’une voiture de frimeur ; la descente des Champs-Élysées version Hidalgo n’est pas faite pour elle (laissons ce supplice aux gogos de banlieue prêts à débourser 90 euros pour se pavaner quelques minutes à 50 km/h en Ferrari California). Avant tout pensée pour la course, la Turbo se mérite et exige un minimum de métier pour vous procurer du plaisir là où personne ne vous apercevra, c’est-à-dire sur les départementales sinueuses qui constituent son terrain de prédilection. C’est, indéniablement, une voiture délicate à mener si vous vous avisez d’en rechercher les limites mais qui, en revanche, peut se révéler très amusante à mener si vous demeurez dans les limites de l’humilité qui sied au conducteur moyen et si vous n’oubliez pas que la combinaison moteur central/empattement court suggère un mode d’emploi particulier. Du reste, le palmarès de l’engin parle pour lui ; si la R5 — contrairement à la Peugeot 205 Turbo 16, qui lui doit beaucoup — n’a jamais décroché la couronne mondiale, elle n’en a pas moins remporté bon nombre de titres nationaux et terrassé ses rivales sur des tracés particulièrement sélectifs, au Tour de Corse ou au Monte-Carlo, aux mains de Jean Ragnotti, Jean-Luc Thérier ou Bruno Saby.
C’est ainsi que naissent les légendes
Officiellement, la 5 Turbo n’a jamais été produite en série limitée ; elle a intégré tout à fait normalement le catalogue de son constructeur et n’importe quel quidam pouvait en passer commande, même si le processus industriel n’avait pas grand-chose à voir avec celui des R5 « civiles » (prélevées sur les chaînes de Flins, les coques étaient d’abord modifiées chez Heuliez avant d’atterrir à Dieppe, dans les ateliers d’Alpine qui en assuraient l’assemblage final). Bien sûr, on peut toujours dresser des comparaisons a posteriori en évoquant le fait que, pour moins cher qu’une Renault 5 Turbo, on pouvait s’offrir une BMW 528i ou une Porsche 924 ; mais cela n’a guère de sens, les clientèles de ces modèles n’ayant pas grand-chose à voir avec ceux qui, en toute connaissance de cause, signaient un bon de commande pour se retrouver aux commandes d’un engin aussi rétif et peu utilisable que passionnant à conduire. Moyennant quoi, avec un total exact qui varie légèrement selon les sources, l’auto n’aura été construite qu’à un peu moins de 5000 exemplaires en six ans. À l’heure actuelle, c’est la première série, la plus typée, la plus caractérielle et la plus rare (environ 1700 exemplaires) qui a les faveurs des collectionneurs ; à l’heure où ces lignes sont écrites, la cote LVA évalue la « Turbo 1 » (appellation officieuse) à 95 000 €, versus 68 000 € pour la Turbo 2 apparue à l’automne 1982 et qui, déjà à l’époque, était sensiblement moins coûteuse que son aînée. Avec son habitacle de 5 Alpine Turbo (autrement dit, à peu de choses près le même environnement qu’une triviale GTL), son toit et son hayon réalisés en acier (en alu précédemment) et une finition moins soignée, cette variante fait moins rêver mais c’est la plus facile à trouver aujourd’hui, la réduction de son tarif ayant permis d’accroître sensiblement les ventes. Devenue mythique, cette machine aussi exotique qu’attachante aura aussi marqué le départ des « années turbo », période emblématique de l’histoire de Renault ; elle incarne aussi une audace conceptuelle et une intrépidité qui appartiennent malheureusement au passé. Remarquez, pour vous consoler, vous pouvez toujours commander un Austral « Esprit Alpine »…
Texte : Nicolas Fourny