Range Rover Classic : bienvenue dans la matrice
« Un vocabulaire sincère et flirtant avec le dépouillement, des angles vifs mais dépourvus de tout excès, des vitrages généreux et, en définitive, un équilibre quasiment miraculeux entre les aspects fonctionnels et un style tellement civilisé qu’il en devient urbain »
Sérieusement et tout bien considéré, l’automobiliste avisé a-t-il besoin d’autre chose que d’une Range Rover ? De fait, cette machine dont on a mille fois salué l’élégante polyvalence se rapproche probablement le mieux de la formule idéale — bien sûr, nous parlons ici de la première génération du modèle, dite Classic de nos jours car, au fil des ans, l’inflation continue du gabarit et des tarifs de l’engin l’ont peu à peu éloigné de sa vocation initiale pour le transformer en authentique limousine de luxe. C’est sans doute en partie ce qui explique une bonne part de l’engouement dont les premières Range font désormais l’objet : reverra-t-on un jour cet agrégat inédit entre confort, habitabilité, praticité, bonhomie et performances, le tout dans les dimensions contenues d’une carrosserie dégoulinante de classe car évitant soigneusement de tomber dans le caniveau de l’agressivité ? Poser la question, c’est y répondre…
Après l’effort, le réconfort
Il faut se souvenir pour les uns et essayer d’imaginer le tableau pour les autres. En 1970, ceux qui souhaitent se procurer une automobile de loisirs — c’est-à-dire suffisamment logeable pour transporter des équipements souvent encombrants tout en étant susceptible de quitter le goudron — mais qui ne goûtent que modérément aux vertus de l’ascétisme auquel les condamnent les Toyota Land Cruiser comme les Land Rover ne peuvent guère se tourner que vers une Ford Bronco ou une Jeep Wagoneer distribuée au compte-gouttes par les célèbres établissements Jean-Charles, sis à Paris XVIe et dont les publicités vont agrémenter, de longues années durant, les pages de Lui comme de l’Auto-Journal… Car, rendons-leur justice, ce sont bien les Américains qui, dès le milieu des années 1960, ont eu la première intuition de ce que l’on n’appelait pas encore un SUV. En substance, sans perdre les compétences spécifiques de la Jeep en termes de capacités de franchissement et de circulation sur les revêtements les plus improbables, la Wagoneer s’éloigne des caractéristiques d’un véhicule laborieux jusqu’alors voué aux travaux agricoles ou à l’âpreté de la guerre (chaude ou froide) pour se transformer en une compagne de route confortable, pratique et se pliant de bonne grâce à toutes les fantaisies de ses utilisateurs, qu’il s’agisse d’aller skier à Aspen ou d’arpenter l’infini des plages du Massachussetts. Pour autant, de ce côté-ci de l’Atlantique la solution élaborée par Jeep comporte un certain nombre d’inconvénients qui freinent considérablement sa diffusion (prix de vente grevé par les frais de transport, le coût de l’homologation et la scandaleuse TVA française, consommation gargantuesque et encombrement peu compatible avec le réseau routier hexagonal). Sans doute fallait-il des ingénieurs anglais pour adapter le concept aux mœurs européennes, d’autant que, comme on va le voir, les prolégomènes de la Range Rover remontent fort loin dans le temps…
De la terre à la route
C’est en effet dès 1958 qu’à Solihull, sous la férule de Charles « Spen » King, les responsables de la division Land Rover commencent à envisager la conception d’une version civilisée d’un engin lui-même étroitement inspiré de la Jeep et qui a su se rendre indispensable dans les années très difficiles de l’après-guerre. Siégeant certes dans le camp des vainqueurs mais mis littéralement à genoux par les conséquences économiques du conflit, le Royaume-Uni ne se relève qu’à grand-peine et c’est sans doute l’une des principales raisons pour lesquelles la Road Rover ne se concrétise que tardivement, le projet étant plusieurs fois mis en sommeil avant d’être réactivé. De surcroît il faut forcément du temps pour définir une voiture ex nihilo, sans antériorité ni référence de laquelle s’inspirer et, du reste, on apprendra plus tard que le design de l’auto, conçu sous l’égide de David Bache — unanimement salué et dont le catalogue actuel continue d’ailleurs de s’inspirer —, a davantage découlé de l’empirisme que d’un cahier des charges véritablement sourcilleux. Baptisés « Velar » dans un souci de discrétion (une firme paravent portant ce nom est même créée !), les prototypes roulent dès 1967 et arborent déjà tout ce qui va constituer l’essence de l’auto : un vocabulaire sincère et flirtant avec le dépouillement, des angles vifs mais dépourvus de tout excès, des vitrages généreux qui vont significativement influer sur la qualité de la vie à bord et, en définitive, un équilibre quasiment miraculeux entre les aspects fonctionnels inhérents au projet et un style tellement civilisé qu’il en devient urbain. Car ce qui caractérise aussi ce break trois portes (il faudra attendre onze ans pour que Land Rover daigne commercialiser une version à cinq ouvrants), c’est une étonnante compacité, très éloignée des mastodontes que la marque propose à l’heure actuelle.
Le confort et le luxe, ce n’est pas la même chose
Ainsi est-il instructif d’inventorier les dimensions de la toute première Range : 4,47 mètres de long pour 1,78 mètre de large (et pareil en hauteur) ; des valeurs dictant des proportions insolites pour l’époque. À un centimètre près, l’auto équivaut à une berline Peugeot 504 en longueur, mais la dépasse de près de dix centimètres en largeur, ce qui contribue à déterminer un habitacle aux volumes inusités, dont le conducteur et le passager avant ne profitent guère, rejetés qu’ils sont contre les portières par un tunnel de transmission particulièrement imposant. S’il est vendu au même prix qu’une Porsche 911, le modèle n’égale pas, à beaucoup près, l’encombrement d’une Mercedes-Benz Classe S contemporaine, contrairement au type L460 dévoilé l’année dernière et, en ville, la Range Rover des origines se déplace sans ostentation au milieu des seventies, seule sa hauteur lui permettant de s’extirper de la masse laborieuse des Ford Escort ou des Renault 5. Longtemps, la Range ne sera pas un marqueur social et cette frugalité se confirme lorsque l’on ouvre l’une des très larges portes, à l’aide d’une palette verticale dont la typicité a fait l’objet de sympathiques clins d’œil par la suite. On traquerait en vain le moindre indice de luxe dans cet habitacle dont la luminosité laisserait songeur plus d’un conducteur d’Evoque : les plastiques du mobilier de bord sont misérables, la pauvreté du combiné instrumental ne déparerait pas à bord d’un Saviem SG2, les sièges sont revêtus d’un skaï austère et la moquette est aux abonnés absents. Pour autant, on s’installe avec plaisir dans des sièges accueillants, combinés à une suspension compréhensive dont les débattements garantissent aussi bien le confort postural des occupants que les capacités hors-piste de la voiture.
Un V8, sinon rien !
À ce stade vous êtes déjà sous le charme (sinon, offrez-vous un Opel Crossland car vous ne méritez pas mieux), et votre bonheur s’épanouit encore davantage lorsque vous lancez le démarreur. Tout en alu et alimenté par des carburateurs Zenith-Stromberg (l’injection n’arrivera qu’au millésime 1986), le V8 Rover, d’origine Buick et moteur culte s’il en est, propose 130 ch au départ ce qui, en considérant une cylindrée de 3528 cm3, définit un rendement que l’on qualifiera de modéré pour rester poli, même si une telle valeur ridiculise ce que les Land Cruiser peuvent proposer en l’espèce à ce moment-là. Mais à la vérité, là n’est pas le sujet : le couple de 25,6 mkg, atteint dès 2500 tours, engendre un agrément de conduite strictement introuvable ailleurs il y a cinquante ans, sans parler d’une sonorité autrement plus gratifiante que les ahanements rustauds que propose alors la concurrence. Évidemment, les choses se gâteront de ce point de vue lorsque le Diesel viendra suppléer le huit-cylindres, d’abord avec de lugubres adaptations artisanales à base de moteurs Indenor puis, en série, avec un groupe VM aussi bruyant que peu fiable et que seuls les radins trouveront le moyen d’apprécier. Née avec son V8, c’est impérativement en sa compagnie qu’il convient d’apprécier la Range, dans l’inégalable et discret feulement d’un bloc qui, au fil des évolutions, achèvera sa trajectoire sous la forme d’un 4,3 litres de 200 ch attribué au capiteux Vogue LSE lancé en 1992, préfigurant à bien des égards le décevant successeur qu’aura été un P38 à la mise au point chancelante et qui n’atteindra jamais l’aura de son devancier. Aujourd’hui encore, une telle amphictyonie de qualités a priori disparates ne connaît aucun équivalent mais, si ses compétences spécifiques expliquent en partie le succès de l’engin, ce sont les clés de son âme qui en ont fait pour toujours un objet à la mode ; elles demeurent quant à elles inatteignables selon des critères usuels — vous savez, ceux auxquels nul ingénieur allemand ou japonais ne serait capable de renoncer !
Trouvez mieux…
Tout a déjà été écrit quant à l’embourgeoisement progressif de la Range Rover au long de ses vingt-six années de production et il est indéniable qu’entre la relative rusticité des débuts et l’opulence revendiquée des derniers exemplaires, il y a un monde ; pour autant, il serait cruel de nous sommer de choisir entre les différents typages d’une auto aux multiples identités, de l’ambulance militaire au carrosse royal, de la familiale BCBG à la machine de course (deux victoires au Paris-Dakar), de la papamobile à la voiture de police, de la compagne du gentleman farmer à celle du patricien de la West Coast — brillamment incarné par Tim Robbins dans The Player, le chef-d’œuvre de Robert Altman. Construite à plus de 300 000 exemplaires, la Range Classic n’est pas une auto rare mais elle a été fréquemment négligée, tandis qu’un grand nombre d’exemplaires ont subi les pires outrages de la part d’amateurs de trial. À l’encontre d’une légende tenace, les panneaux en aluminium de la carrosserie n’empêchent pas la structure de rouiller copieusement (il ne s’agit pas d’une Audi A8) et, d’une manière générale, la qualité de fabrication est celle d’une production British Leyland des années 70 et 80 dont la profusion de velours, de cuir et de bois intervenue à l’apparition des versions Vogue ne parvient pas à dissimuler la médiocrité. Nettement moins fiable qu’une Toyota et aussi moins bien construite qu’une Mercedes G, la Range demande des soins et une attention de chaque instant qui pourraient décourager plus d’un amateur. Toutefois et comme chacun sait, l’amour n’a pas grand-chose à voir avec l’énumération froide de données objectives ; et, un peu à l’instar d’une Jaguar XJ, la Range se fait aisément pardonner ses défaillances par ceux qui l’aiment avec sincérité, car elle détient pour l’éternité une vertu que la plus irréprochable des Lexus n’atteindra jamais : la classe. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison pour laquelle les tout premiers exemplaires s’arrachent dorénavant à des prix qui font hurler les grincheux. Bien fait pour eux : ils n’avaient qu’à se réveiller à temps !
Texte : Nicolas Fourny