Mercedes-Benz R 63 AMG : requiem pour un gros sauveur
« Observer cette automobile aussi volumineuse qu’inclassable abattre le 0 à 100 km/h en cinq secondes dans un tumulte suggestif, voilà qui, aujourd’hui encore, peut susciter l’incrédulité ou le respect mais aussi une certaine perplexité »
Dans un monde où tant d’événements sont tristement prévisibles, toute innovation un tant soit peu rafraîchissante devrait toujours être la bienvenue, n’est-ce pas ? « Cassons les codes », psalmodient avec un enthousiasme sans cesse renouvelé les esprits les plus créatifs — qu’il s’agisse de réfléchir au pitch forcément transgressif d’une série pour Netflix, de vendre aux enchères une sculpture invisible ou de concevoir une voiture strictement étrangère à tout segment de marché préexistant. Dans ce dernier cas, on recense moins de succès (cf. le Nissan Qashqai) que d’échecs (cf. l’Opel Signum, le Renault Kangoo Be Bop, l’Audi A2). Toujours est-il que la frénésie inventive à l’œuvre chez Mercedes il y a une vingtaine d’années a encouragé la firme de Stuttgart à se lancer, elle aussi, dans le grand bain des concepts spécieux, lancés avec emphase, censés révolutionner les usages mais que, le plus souvent, l’on abandonne en toute discrétion après une débâcle commerciale plus ou moins prévisible. Tel a été le cas de la Classe R, étrange salmigondis à la clientèle introuvable, et plus encore dans la plus baroque de ses variantes, nous avons nommé la 63 AMG !
Quand AMG motorise une familiale
Il faut se rappeler. Ce siècle avait un an et, obnubilés par le succès des Renault Espace puis Scénic, beaucoup de constructeurs fourbissaient en secret leur propre interprétation du monospace, compact ou non. Après le périlleux lancement d’une Classe A qui ne manquait pas d’élan mais peut-être de mise au point, Mercedes était bien décidé à poursuivre dans la même voie, à deux échelons distincts de sa gamme : du côté des tractions, la Classe B (préfigurée par le Compact Sports Tourer d’octobre 2004) allait se charger de séduire les familles davantage soucieuses de promotion sociale que de modularité en marchant sur les traces des Scénic, Zafira ou Multipla (eh ouais), tandis que, chez les propulsions, il était plutôt question de bousculer les habitudes en créant de toutes pièces un sous-segment inédit, empruntant à la fois au break, au SUV, à la berline de luxe et au monospace. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le constructeur à l’étoile a pris son temps pour préparer ses clients au choc, avec un teasing de haut vol qui débuta en janvier 2002, dans le cadre très opportun du Salon de Detroit — les dimensions de l’engin le destinant a priori plus aux highways californiennes qu’aux départementales berrichonnes. En l’espèce, le Vision GST Concept (pour Grand Sports Tourer) ne faisait pas dans la dentelle : plus de cinq mètres de long, près de deux mètres de large, c’est-à-dire de quoi accueillir fastueusement six passagers, dans des conditions définies comme proches de celles d’une Classe S en termes de confort postural et acoustique. De son côté, la transmission intégrale héritée du ML transmettait aux quatre roues les 360 chevaux du V8 AMG atmosphérique de 5,4 litres bien connu, entre autres, des utilisateurs de CLK ; le tout étant présenté sous la forme d’un gros break dont l’élégance ne parvenait pas à dissimuler l’encombrement, très légèrement surélevé mais n’ayant aucune prétention au franchissement.
Crossover (and over and over and over)
Voulant démontrer « l’attractivité et la polyvalence d’un nouveau concept de voiture familiale spacieuse, confortable et performante », feu le Prof. Jürgen Hubbert, qui dirigeait alors la firme, défendait l’auto avec d’autant plus d’ardeur qu’il ne s’agissait pas là d’un prototype sans lendemain mais bien du préambule à un futur modèle de série, confirmé deux ans plus tard au même endroit par la Vision Grand Sports Tourer (en toutes lettres, cette fois), débarrassée des outrances du premier show car (portes antagonistes, console centrale innovante à commandes sensitives, architecture des sièges, etc.) et désormais très proche de l’industrialisation, qui intervint pour le millésime 2006 sous le nom de Classe R, disponible en deux empattements, le modèle Lang étant le seul proposé en Amérique du Nord. L’R de quoi, au fait ? Personne n’a jamais été en mesure d’expliquer de façon intelligible le choix de cette lettre pour désigner le modèle, en dehors du fait qu’elle précède le S dans l’alphabet. De là à assimiler cette voiture à une sorte de break Classe S, il n’y a qu’un pas — que nous ne franchirons pas. Même en ayant copieusement recours au très épais catalogue d’options, la R-Klasse, assemblée en Alabama dans la même usine que les ML et GL dont elle reprenait la plateforme, n’était pas tout à fait digne des standards du made in Germany, et en tout cas pas du raffinement de la toute récente S-Klasse W221, en dépit d’un éventail de motorisations en partie partagé avec celle-ci et qui lui garantissaient un agrément de conduite de bon niveau. De fait, on pouvait légitimement se poser une question cruciale : à qui s’adressait donc cette voiture ? Les amateurs de breaks logeables et rapides pouvaient déjà compter sur les ressources de la Classe E ; on l’a vu, ceux qui préféraient les SUV avaient amplement de quoi s’occuper et, en définitive, la cible visée apparaissait donc singulièrement restreinte, l’impressionnante capacité d’emport de la « R » (2400 litres pour la version longue, une fois tous les sièges rabattus) ne figurant pas nécessairement en tête des préoccupations d’une clientèle capable de débourser un minimum de 54500 euros pour repartir au volant de ce crossover à l’identité sans doute diluée entre plusieurs concepts trop éloignés les uns des autres.
Plus disruptif qu’éruptif
Toutefois, cédant à leurs coupables penchants pour l’exotisme, la course à la puissance et — il faut bien le dire — une certaine obstination, les responsables de la marque n’hésitèrent pas à pousser le bouchon plus loin encore que la R 500, déjà confortablement motorisée avec son 5,5 litres de 388 ch. De la sorte, les visiteurs de l’IAA de Francfort, à l’automne de 2005, découvrirent la très inattendue R 63 AMG qui nous occupe aujourd’hui et dont la commercialisation effective intervint au début de l’année suivante. Sur le plan technique, il n’y avait aucune surprise à attendre : la chaîne cinématique de l’auto était entièrement similaire à celle du ML identiquement gréé. Cernée par deux optiques ovales au format XXL qui conféraient à la voiture un regard de grosse bestiole éberluée, la calandre de la R-Klasse sommitale dissimulait un authentique monument de la construction automobile, sous la forme du huit-cylindres M156 de 6208 cm3, développant ici 510 ch à 6800 tours/minute. Un moteur à la brève mais glorieuse destinée, qui fut le premier groupe entièrement conçu par AMG, et non pas, comme ses prédécesseurs, basé sur une unité Mercedes existante. Un moteur qui, sous le capot de la C 63 de ce temps-là — nous voulons dire le temps d’avant les turbocompresseurs, le downsizing triomphant et les forfanteries de l’hybridation —, était capable, par sa seule sonorité, de vous donner le sourire et de réveiller les morts. Malheureusement, une fois chargé d’enlever les 2,3 tonnes de la Classe R, ce groupe d’anthologie ne s’exprimait pas tout à fait de la même manière, même si les performances chiffrées n’avaient rien de déshonorant : observer cette automobile aussi volumineuse qu’inclassable abattre le 0 à 100 km/h en cinq secondes dans un tumulte suggestif, voilà qui, aujourd’hui encore, peut susciter l’incrédulité ou le respect mais aussi une certaine perplexité. Car, avant même de prendre le volant, la lecture de la fiche technique a de quoi désorienter le plus indulgent des amateurs. En dehors même de la question du poids, avec un empattement de 2,98 mètres en version courte et carrément 3,21 mètres en version longue (soit cinq centimètres de plus qu’une Classe S Long Wheel Base !), il est inutile de s’attendre à l’agilité inséparable du typage sportif traditionnellement revendiqué par les sorciers d’Affalterbach.
Les déménageurs teutons
Bien sûr, on pourrait en dire autant du ML 63, du BMW X5 M ou du Porsche Cayenne Turbo. Qu’on les aime ou pas, la qualité générale de l’ingénierie de ces voitures est indéniable, leurs niveaux de puissance tutoient les sommets et, en ligne droite, leur potentiel d’accélération intimidera toujours les odieux propriétaires de Prius scotchés à 110 km/h sur la file de gauche. Pour autant, ce ne sont en aucun cas des voitures de sport mais, par rapport à la R 63, elles recelaient un avantage décisif : les SUV étaient alors déjà à la mode, comme chacun sait et, quelles que fussent les vertus du crossover germano-américain, son positionnement alambiqué ne lui laissait aucune chance de séduire la clientèle de ce type de bagnole (comment frimer sur les Champs-Élysées ou à Beverly Hills au volant d’une familiale pour pré-retraité ?). Résultat : avec environ 200 exemplaires produits jusqu’à l’été 2007, la carrière du R 63 aura été du genre météorique — crash final compris. Il y a belle lurette que le panurgisme règne en maître sur le marché et les marques premium ne font pas exception à la règle : en la matière, l’excentricité ne paie que très rarement. Et pourtant, un séjour à bord de l’auto a amplement de quoi séduire, peut-être surtout en raison de son incongruité fondamentale. L’espace disponible est réellement phénoménal et rend les longues étapes extrêmement agréables ; de surcroît, le toit panoramique optionnel inonde l’habitacle de lumière, avec la complicité de vitrages généreux et de montants de carrosserie moins massifs que d’ordinaire. Le grondement du V8 est totalement addictif et la suspension « AIRMATIC » se révèle aussi confortable qu’efficace sur tous les types de revêtements, les quatre roues motrices distribuant harmonieusement les 630 Nm de couple. Moins ridiculement haut perchée qu’un SUV de puissance comparable, facile à contrôler en toutes circonstances, la R-Klasse présente, sans avoir l’air d’y toucher, un degré de polyvalence probablement unique à ce niveau de puissance. Plus affable qu’agressive, l’auto ne cherche pas à effaroucher qui que ce soit et laisse à d’autres l’arrogance un peu sotte qui, hélas, caractérise fréquemment les conducteurs de SUV multicylindres. À même de ronronner patiemment dans les embouteillages, elle sait aussi mugir à la demande avec une sorte de fulgurance aimable à laquelle il est difficile de renoncer, une fois qu’on y a goûté. Néanmoins, si l’expérience vous tente, le plus difficile sera d’en trouver une à vendre : à l’heure où nous écrivions ces lignes, seuls cinq exemplaires étaient disponibles sur le marché allemand, et aucun en France. Au demeurant, moins de 50 000 euros peuvent suffire pour vous procurer l’une des Mercedes les plus atypiques et les plus paradoxalement attachantes de toute l’histoire de la marque. Vous laisserez-vous séduire ?
Texte : Nicolas Fourny