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Lancia Aurelia B20 : le nom du bal perdu

Par - 28/07/2022

De nos jours, la plus grande partie du public n’a probablement qu’une vision très parcellaire de ce que le nom de Lancia a pu représenter au siècle dernier. Moribonde depuis des années, mise en lambeaux par les errances stratégiques du groupe Fiat, la légende de la vieille firme turinoise ne survit plus que dans la mémoire des passionnés — et encore la plupart d’entre eux sont-ils plus près de la tombe que du berceau. Toutefois, cette survivance est belle et l’histoire de la marque ne se résume ni aux glorieuses Delta Integrale, ni au design saisissant de la Stratos, ni même à l’élégance intemporelle du coupé Gamma. Bien avant que la famille Agnelli ne rachète l’entreprise, Lancia avait su se construire un itinéraire soigneusement dessiné à l’écart des sentiers balisés de la prudence industrielle. C’est d’ailleurs sans nul doute ce qui a fini par lui coûter son indépendance, puis son identité ; il n’en demeure pas moins que la Lancia Aurelia B20 incarne, avec une réelle grandeur d’âme, l’un des jalons les plus significatifs d’un roman à jamais inachevé…

L’or lointain d’une civilisation disparue

En préparant cet article et en rassemblant mes souvenirs autant que ma documentation, je me suis dit : « Un coupé de grand tourisme, l’Italie, l’élitisme décadent de la grande bourgeoisie, les années 1950 : ne tombons pas dans le piège de la Dolce Vita ! ». Et pourtant, nous y voici embourbés jusqu’aux sourcils, dans ce piège — et ce n’est pas grave, puisqu’il s’agit d’un piège délicieux. Certes, la nostalgie n’est jamais très loin de l’idéalisation et il est d’autant plus facile de chérir les remugles d’un temps que l’on n’a pas connu ; néanmoins, il y a de quoi rêver en évoquant cette période, caractérisée par un furieux appétit de vivre après les tragédies de la guerre, singulière agrégation d’insouciance et de conflits larvés, d’instabilité politique et de fortunes amassées un peu trop rapidement pour n’être pas suspectes, de soleil, de rivages, de joie d’exister et de conduire. L’Aurelia, dans ses différentes versions, n’a pas été conçue pour autre chose et c’est avec un talent inégalé qu’elle nous parle de son époque, qu’il s’agisse de la berline — une austère qui, elle aussi, savait se marrer —, du somptuaire Spider B24 ou du coupé B20 qui nous occupe aujourd’hui.

Comme une petite robe noire

Tous les tintinophiles se souviennent avec amusement du signor Arturo Benedetto Giovanni Giuseppe Pietro Archangelo Alfredo Cartoffoli. Dans L’Affaire Tournesol, ce gentleman-driver prend en stop Tintin, Milou et le capitaine Haddock, lancés à la poursuite d’une berline Chrysler New Yorker, à bord d’un coupé Aurelia piloté avec une maestria excessive — mais qui permet de situer les ressources de l’auto dans son contexte historique (l’album date de 1956). Tout comme elle, ses rivales appartiennent à l’aristocratie automobile européenne : à ce niveau de puissance et de prix, il faut en effet se tourner vers les Jaguar XK 120 puis 140, les Aston Martin DB2/4 ou les balbutiantes Facel Vega FV1 pour trouver une concurrence à la hauteur des qualités de l’Italienne. Celle-ci ne s’adresse pas à n’importe qui et les charmes du coupé, sans doute moins évidents que ceux de la décapotable, ne peuvent susciter le désir de ceux dont le niveau d’éducation et de culture ne soutient pas la comparaison avec leurs capacités financières. Lancé un an après la berline Aurelia, le coupé B20 Gran Turismo provient de chez Ghia, où Felice Mario Boano lui a donné cette ligne qui, si nous évoquions la haute couture, serait l’équivalent de l’une de ces petites robes noires simples et sobres, qui préfèrent suggérer les formes que de les souligner avec outrance. Ni surchargée de chromes, ni n’abusant des courbes, la GT turinoise — subtilement retouchée par Pininfarina en cours de carrière — est une machine destinée aux connaisseurs éclairés (et fortunés) qui savent que, sous ces volutes quasiment jansénistes se dissimule une mécanique d’exception…

Une transaxle avant la lettre

Pour le savoir, encore faut-il avoir lu la fiche technique de l’engin, avant d’en lever le capot pour admirer celui qui restera dans l’histoire comme le tout premier six-cylindres en V de grande série. Ouvert comme il se doit à 60 degrés, il ne va cesser d’évoluer tout au long de la carrière de l’auto. Avec 75 chevaux pour 1991 cm3, la B20 s’avère déjà capable d’atteindre les 160 km/h en un temps où un tel chiffre relève encore du fantasme pur et simple pour la quasi-totalité du parc roulant européen. Le modèle se distingue de surcroît par des choix techniques exigeants ; on découvre ainsi que les tambours de freins arrière, l’embrayage et la boîte de vitesses sont accolés au différentiel, gage d’une excellente répartition des masses. Au fil du renforcement des capacités thoraciques du moteur (qui passe à 2,4 litres dès 1953), la puissance culminera à 118 chevaux, l’auto revendiquant alors 185 chrono ! Avec l’Aurelia ainsi gréée, Lancia peut envisager un engagement en compétition, qui intervient aux Mille Miglia 1951.

Dans les années qui s’ensuivent, des épreuves telles que la Targa Florio ou 24 Heures du Mans vont figurer en bonne place dans le palmarès de l’auto et, bien entendu, les exploits sportifs d’icelle ne font qu’accentuer le prestige des versions routières. C’est un âge d’or pour la firme, pour peu de temps encore aux mains de la famille de son fondateur et qui, avec une forme d’obstination élégante, creuse son propre sillon, sans chercher à imiter qui que ce soit. De fait, à cette époque, le V6 Lancia est le seul de son espèce. Tout en aluminium, il ferraille avec des « six en ligne » allemands ou britanniques à bloc en fonte, ou des V8 américains surpuissants mais aussi sophistiqués qu’un triporteur. C’est un moteur d’esthète dont le grondement sait se montrer, à la demande, aussi feutré que rageur ; il évoque tout autant le raffinement évanoui des soirées d’avant-guerre (ceux qui ont aimé Le Jardin des Finzi-Contini comprendront ce que je veux dire, et je recommande chaleureusement aux autres d’aller découvrir la tragique mélancolie du roman de Bassani) que les routes défoncées de la Carrera Panamericana. À propos, ceux qui ont le bonheur de rouler en Bugatti Chiron savent-ils que le pilote éponyme a remporté le rallye de Monte-Carlo en 1954 au volant d’une Aurelia ?

Leurs gestes émus

Au total, ce sont seulement 3 871 coupés Aurelia B20 qui ont été construits jusqu’en 1958 et, de nos jours, ils continuent de fasciner les collectionneurs, qui savent ce que la réputation de la marque doit à ce modèle, dont ils aiment le typage si singulier et respectent l’ingénierie. Bien sûr, l’auto fait son âge à certains égards et, lorsqu’on en prend le volant pour la première fois, ce sont assurément les freins qui en datent la conduite avec le plus d’éloquence. Le levier de vitesses au volant (un kit Nardi, très recherché aujourd’hui, permettait de disposer d’une commande au plancher) fait quant à lui partie des désuétudes les plus charmantes de l’engin. À propos d’un exemplaire de 1956, essayé dans Rétroviseur en 1992, Jean-Éric Raoul notait : « Elle n’est certes pas immensément confortable. On note même de fréquents mouvements de galop du fait de l’empattement court et de la fermeté des suspensions arrière. Mais (…) cela n’a rien de comparable avec l’absence quasi-totale de suspension de la plupart des sportives d’alors. En contrepartie, aucun roulis, pas de dérobade, une inscription rapide en virage, une finesse de trajectoire qui rappelle les meilleures des sportives modernes, un équilibre général enfin qui fait totalement oublier l’âge de l’auto. Elle sait rester stable en ligne droite jusqu’à des vitesses assez élevées, manifeste une neutralité et une rigidité d’ensemble vraiment remarquables. »

C’est à ces indices que l’on peut apprécier l’étonnante modernité d’une auto dont l’héritage n’a hélas jamais été réellement compris par Fiat, qui a fini par le dilapider dans les tristes conditions que l’on sait. De l’autre côté des Alpes, la place qu’occupait Lancia il y a soixante ans n’a jamais été réellement réinvestie, ni par Maserati, ni par Alfa Romeo. À nulle autre pareille, la psychologie du constructeur, réduit à l’état de label impotent, n’est pas assimilable par le premier service marketing venu. Il n’est désormais plus possible de la ramener à la vie — mais au fond, qu’importe, si vous avez la chance de pouvoir faire entrer une Aurelia dans vos rêves ?

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