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Jacques Martin, Lefranc, et l'amour de l'automobile
PAUL CLÉMENT-COLLIN - 5 nov. 2016C’est un peu par hasard si j’écris ces quelques lignes ce matin. Hier soir, pour m’endormir, j’avais décidé de relire une vieille BD, « Le Mystère Borg », une aventure du reporter Guy Lefranc dessinée par Jacques Martin (le dessinateur, pas le présentateur télé hein!). Pour tout dire, cet album, je le connais pas cœur, comme toutes les premières aventures de ce clone d’Alix transposé au 20ème siècle, mais cela fait toujours plaisir de se retrouver plongé dans les mêmes joies que lorsqu’on était petit garçon. Lefranc faisait partie, comme Tintin, ou Blake et Mortimer, de la collection de BD de mon oncle entreposé dans la maison familiale. En lisant les premières pages et cette scène fabuleuse d’une Jaguar Mk2 doublant l’Alfa Romeo de Lefranc sur des routes enneigées, j’ai compris que sans doute ma culture automobile s’était transmise aussi par le 9ème art.
Voilà pourquoi ce matin, je vous parle de Jacques Martin. Si sa passion pour l’antiquité lui fera se consacrer beaucoup plus à sa série phare, Alix, qu’à Lefranc, créé un peu par hasard, et prévu pour n’être qu’un « one shot » avec « La Grande Menace », il cultivait aussi deux autres passions plus modernes : l’automobile et l’aéronautique (ironie de l’histoire, Jacques Martin travaillera pendant la guerre, dans le cadre du STO, dans les usines Messerschmitt). En 1948, il créé le personnage d’Alix qu’il fait paraître en feuilleton dans le Journal de Tintin, mais propose aussi à la rédaction de s’occuper de la rubrique « auto » et « avion » du journal.
C’est la Giulietta Sprint Veloce d’Hergè (à droite) qui inspirera Jacques Martin (à gauche) pour l’Alfa de LefrancVoilà comment de 1948 à 1953, Jacques Martin va devenir une sorte de journaliste automobile pour enfants en croquant voitures ou avions sous tous les angles, préfigurant les célèbres Chroniques de Starter dessinées par Franquin à partir de 1956 dans le journal Spirou (puis Jidéhem), et contribuant à façonner la culture automobile de milliers de petits français. En 1952, il publie « La Grande Menace » dans les pages du Journal de Tintin : on y retrouve sa passion des voitures, mais aussi des avions. Lefranc, très dans l’air du temps, conduit alors une Simca Aronde.
C’est à la demande de l’éditeur, et devant le succès de ce premier opus, que Jacques Martin va transformer Lefranc en une série à succès, mais il faudra attendre 1959 pour retrouver le sympathique reporter du journal « Le Globe » dans l’Ouragan de Feu. Lefranc y troque d’ailleurs son Aronde pour une Alfa Romeo Giulietta Sprint Veloce… qui n’est autre que celle d’Hergé que Jacques Martin avait croqué. Car depuis 1953, il fait désormais partie des Studios Hergé avec la charge de dessiner notamment les automobiles des albums de Tintin, ainsi que les avions (il laissera ce domaine par la suite à Roger Leloup, qui créera le fabuleux Carreidas 160).
Les décors servent aussi à mettre en scène d’autres automobiles, comme ici dans « L’Ouragan de Feu »Le premier album sur lequel travaillera Martin sera «l’Affaire Tournesol ». Au fil des pages on y découvre une ambiance automobile jamais atteinte chez Tintin : circulation, courses poursuites et queues de poisson, voire même création de voitures imaginaires. Car si Jacques Martin est pointilleux sur les détails (avec une parfaite Lancia Aurelia B20 conduite par un chauffard italien), il n’hésite pas, pour les besoins de l’histoire, à créer de toute pièce une nouvelle voiture. Si la marque n’est pas citée, ce cabriolet jaune dont la calandre s’orne des moustaches du Maréchal Plekszy-Gladz s’inspire de Facel Vega, Chevrolet et Mercedes pour un résultat très réaliste.
En haut, la Lancia Aurelia B20, et en bas le cabriolet Bordure de « l’affaire Tournesol »Dès lors, toutes les voitures des aventures de Tintin seront dessinées par Jacques Martin. D’ailleurs, c’est la lourde charge de travail avec Hergé et la parutions des albums d’Alix qui freinent Lefranc. Il faudra 6 ans pour que « l’Ouragan de Feu » sorte enfin dans le Journal de Tintin… Dans cet album, on peut y voir le souci de l’exactitude qui caractérise Martin, notamment dans le traitement de la Facel-Vega des « méchants ».
Avec le « Mystère Borg » paru en 1964, l’automobile conserve son caractère central avec cette première scène dont je vous parlais en début d’article. Là encore, les véhicules sont précis, fidèles à leurs modèles, et saisissant de réalisme en pleine action : on se surprend à serrer les dents au passage de la Jaguar Mk2 sur cette route enneigée. Lorsque « le Repaire du Loup » apparaît en 1970, Jacques Martin ne se contente plus que d’écrire le scénario, laissant le dessin à Bod de Moor et Roger Leloup, mais les bases de Lefranc sont jetées : l’automobile doit y jouer un rôle central que tous les dessinateurs par la suite (notamment Gilles Chaillet, qui reprendra si bien le « style » Martin à son compte) devront respecter. Lefranc va alors, dans les années 70, troquer son Alfa pour un Range Rover bien dans son époque.
Pendant ce temps, Jacques Martin aura participé aux fameux Chromos Hergé, pour une histoire de l’aviation, de l’automobile ou de la Marine que bien des enfants (dont moi) admireront avec plaisir. Jacques Martin s’en donne à cœur joie, particulièrement pour les avions, mais aussi bien sûr pour les automobiles. C’est lui qui dessine chacun des modèles, tandis qu’Hergé s’occupe du personnage, le plus souvent Tintin, dans le costume adéquat. Jacques Martin travaillera jusqu’à la fin avec Hergé, en 1972, puis se consacrera à ses propres activités : Alix, supervision des albums de Lefranc, ou création d’autres séries (Jhen notamment). Atteint d’une maladie lui faisait progressivement perdre la vue, il ne s’occupe plus que des scénarios à partir de 1992, abandonnant le dessin. Il mourra en 2010, à 88 ans, après la publication de près de 120 albums.