Sous une apparence anodine, la 21 est en définitive une machine étrange, architecturée selon des principes inimaginables aujourd’hui — deux implantations mécaniques et deux empattements différents ! —, dont les particularismes sont à la fois passionnants à explorer et révélateurs d’une époque. Prenant la suite d’une 18 à bout de souffle et dont les archaïsmes techniques étaient devenus irrecevables au milieu des années 1980, la familiale au Losange aura multiplié les variantes tout au long de sa carrière, témoignant ainsi d’ambitions sensiblement plus élevées que sa devancière. Et, au sein d’une gamme qui fut longtemps pléthorique, nous avons choisi d’examiner aujourd’hui les modèles à quatre roues motrices, sans doute les plus intéressants techniquement ; ils incarnent une séquence de conquête et de prise de risques pour Renault, hélas aussi prometteuse qu’éphémère…
Vous reprendrez bien un peu d’amertume ?
Pour d’impénétrables motifs, la liste des berlines françaises à quatre roues motrices ressemble à celle des tubes du groupe Cookie Dingler : un post-it suffirait pour la rédiger. Là où plusieurs constructeurs allemands ou japonais se sont engagés durablement dans cette voie — BMW, Mercedes-Benz et bien sûr Audi proposent des modèles de ce type depuis plusieurs décennies, sans discontinuité —, les firmes hexagonales semblent n’y avoir vu qu’une mode passagère et, malgré l’investissement de sommes considérables en R&D, elles ont très vite abandonné la partie, avec cette lamentable inconstance qui rappelle cruellement d’autres mésaventures comparables. La Renault 21 a fait partie de cette fugitive épopée et, lorsqu’on inventorie les caractéristiques de ses versions Quadra, on ressent immédiatement la morsure du regret en songeant à ce que les Laguna successives auraient pu devenir si, pour une fois, la pusillanimité avait fait place à la persévérance. La matière grise était là, la compétence ingénieriale aussi ; malheureusement, le marketing est souvent une science de pleutres qui oublie sans cesse les leçons pourtant aveuglantes administrées par la concurrence. De la sorte, faute de conviction et donc de soutien commercial, la production globale des 21 all wheel drive n’a pas dépassé le stade de l’anecdote (par comparaison, rappelons que, de nos jours, Audi écoule tout de même un tiers de ses A6 et A4 en version quattro).
Sois crabot et tais-toi
Toutefois, il convient de se remémorer que la 21 n’a pas uniquement connu les joies de la transmission intégrale. Dès le printemps de 1988, Renault commercialisa en effet une Nevada 4×4 élaborée dans l’esprit du break 18 apparu cinq ans plus tôt. Il s’agissait donc d’une déclinaison à quatre roues motrices non permanentes, le train arrière demeurant passif en conditions normales de circulation et pouvant être enclenché par crabotage via un bouton de commande dédié. En l’absence d’un différentiel central, l’utilisation du système sur sol sec était fortement déconseillée, ce genre de fantaisie entraînant généralement des conséquences funestes pour la transmission… À ce stade, Billancourt se tenait donc encore assez loin d’Ingolstadt en termes de sophistication comme de polyvalence d’usage, la Nevada 4×4 ne pouvant prétendre au statut de routière « tout temps » dont Audi s’était alors déjà fait une spécialité. La proposition n’était cependant pas dépourvue d’intérêt et visait une clientèle certes marginale mais existante, notamment dans les régions montagneuses ou chez les gentlemen farmers toujours prêts à promener leurs labradors dans les sentiers boueux du Berry ou du Perche. Les publicités germanophones n’hésitaient d’ailleurs pas à présenter le modèle sous le nom de Zugpferd (le cheval de trait), ce qui en dit long quant à la destination de la voiture, plus proche de l’outil pratique et corvéable à loisir que du break lifestyle du genre Mercedes T-Modell. Pour autant, le meilleur restait à venir…
France 1, Bavière 0
Dans la foulée du restylage intervenu pour le millésime 1990, la 21 — désormais disponible dans une carrosserie à cinq portes qui ressemblait beaucoup à une 16 réincarnée — franchit hardiment le Rubicon (ou peut-être le Rhin…) et s’enrichit de deux versions dotées, cette fois, d’une authentique transmission intégrale ! Réservée aux variantes de pointe (TXi à 12 soupapes de 140 ch et 2L Turbo de 175 ch), celle-ci s’appuyait sur un schéma classique mais efficace : un visco-coupleur et un différentiel central se chargeaient de répartir en permanence le couple moteur entre les deux essieux. Les ingénieurs ayant choisi de privilégier le typage « traction » de l’auto, la répartition usuelle était de 65 % / 35 % en faveur de l’essieu antérieur, ces valeurs pouvant fluctuer de 0 à 100 % à l’avant comme à l’arrière en fonction du degré d’adhérence, sans intervention humaine. Comme on pouvait s’y attendre, le dispositif était complété par un blocage manuel du différentiel arrière. Sensiblement alourdies, les deux 21 Quadra — une désignation qui provoqua de véhémentes réclamations de la part d’Audi, qui estimait que ce terme ressemblait un peu trop à son quattro — ne pouvaient évidemment pas reproduire les performances de leurs équivalentes à deux roues motrices mais, en contrepartie, proposaient un compromis extrêmement séduisant, à même de rivaliser avec les meilleures réalisations du moment. La Turbo, en particulier, reprenait à son compte les vertus de la version « traction », tout en gommant la plus grande partie de ses insuffisances en matière de motricité. Vendue 192 500 francs à l’été 1990 — environ 51 000 euros actuels —, elle avait, par surcroît, le bon goût de s’offrir à un tarif plus compétitif que les BMW 325iX (170 chevaux, 213 400 francs) et Audi 90 quattro 20v (170 chevaux aussi, 233 300 francs). De son côté, la TXi s’avérait naturellement moins performante mais, ainsi gréé, le célèbre 2 litres « J » pouvait amplement satisfaire les amateurs de conduite rapide désireux de pouvoir se déplacer au mépris des conditions météorologiques. Un bilan aussi favorable ne peut que nous amener à réfléchir aux raisons qui ont paradoxalement abouti à un échec commercial aussi cuisant…
L’art du gâchis
Car, à titre d’exemple, la 21 Turbo Quadra n’a été produite qu’à 875 exemplaires, sur plus de 13 000 Turbo au total. En premier lieu, on peut bien entendu incriminer l’absence totale de prestige du modèle et son image irrévocablement populaire — c’est-à-dire de lourds handicaps aux yeux d’une certaine clientèle, davantage intéressée par ses enjeux de promotion sociale que par les prestations objectives de sa voiture. Au demeurant, il est vrai que le style extérieur de la 21 a très vite vieilli et que, dans l’habitacle, son mobilier ne pouvait en aucun cas se faire passer pour un chef-d’œuvre de design industriel, sans parler d’une finition et de matériaux que, pour rester poli, l’on peut qualifier de quelconques. Néanmoins, il est permis de s’interroger sur la façon dont Renault s’y est pris pour ne surtout pas réussir à vendre l’auto — tout comme ce fut d’ailleurs le cas pour les autres « Quadra » de la gamme, qu’il s’agisse de l’Espace ou de la Safrane. Alors même que la 21 Turbo aurait pu constituer une très convaincante carte de visite pour asseoir sa crédibilité dans le segment des familiales sportives, l’ex-Régie n’a pas su (ou pas voulu) exploiter ce filon pourtant prometteur et, une fois passé l’effet d’annonce, les 21 Quadra ont à peu près disparu des radars, à tel point qu’il fallait bien connaître le tarif officiel du constructeur pour en découvrir l’existence !
La frime, c’est l’ennemi
Lors de la présentation de la Laguna, au début de 1994, on comprit que les carottes étaient bel et bien cuites : adieu le turbo, aux orties les quatre roues motrices, place à la qualité perçue et au bio design. Comme si le style et la construction d’une image de marque plus valorisante étaient forcément incompatibles avec la performance… Inutile de préciser qu’à l’heure actuelle, les 21 à quatre roues motrices sont à peu près aussi faciles à trouver qu’une FSO Polonez en état concours. Tout au long de l’année, il y a toujours quelques Turbo en vente, avec une cote désormais soutenue, mais les TXi et les Nevada se sont plus ou moins volatilisées, rares étant ceux qui ont eu la présence d’esprit de les préserver. On connaît la musique : assimilées au tout-venant des versions plus courantes que l’on a envoyées à la casse par charretées entières, ringardisées car fleurant un peu trop les années 80 — en l’espèce, les subtiles prestations cinématographiques de Franck Dubosc n’ont rien arrangé —, les survivantes méritent plus que jamais d’être restaurées s’il y a lieu, et surtout traitées avec soin. Pour en apprécier la valeur, il faut savoir cultiver une certaine indifférence vis-à-vis du regard d’autrui et se moquer éperdument de l’image que l’on renvoie. Bien plus attachantes et plus gratifiantes à conduire qu’elles en ont l’air, ces machines ont avant tout de la substance ; à vous d’être assez malin pour oser y goûter !
Texte : Nicolas Fourny