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Audi V8 (D1) : mais moi je vous aimais

Par Nicolas Fourny - 28/07/2022

De nos jours, la place qu’occupe Audi au sein de l’élite des manufacturiers automobiles ne se discute plus. Depuis une bonne vingtaine d’années, la firme d’Ingolstadt a en effet rejoint Mercedes-Benz, Volvo, BMW, Jaguar ou Lexus dans cette catégorie à la fois convoitée et difficile d’accès que l’on nomme aujourd’hui premium — terme totalement creux, mais qui est néanmoins parvenu à s’imposer dans le langage courant. Dans les années 1980, on parlait plus volontiers de haut de gamme ou de constructeurs spécialistes et c’est cette petite cohorte que la filiale du groupe Volkswagen décida d’intégrer dès cette époque, à grands coups d’innovations techniques et esthétiques, sans oublier de multiples engagements en compétition qui contribuèrent largement à forger sa crédibilité. L’un des tout premiers jalons de ce long chemin — celui-là même que les marques françaises ont toujours été incapables d’emprunter avec la constance nécessaire… — n’est autre qu’une berline aux considérables attraits mais dont plus grand-monde ne se souvient, nous avons nommé l’Audi V8 !

Et si tu n’existais pas…

Il y a tout d’abord ce nom : V8. Plus anonyme, tu meurs ! Avoir choisi une telle appellation, incroyablement timorée et en contradiction avec la nomenclature Audi de ce temps-là, voilà qui constitue une erreur presque aussi monumentale que le design retenu pour l’auto. Bien que ne partageant, en définitive, que peu d’éléments de tôlerie avec les 100 et 200 « C3 », la V8 leur ressemble beaucoup trop pour pouvoir revêtir une identité propre. Imagine-t-on ce qu’aurait été le destin de la Mercedes Classe S W126 si elle s’était contentée de reprendre les attributs d’une W123 ? Bien sûr, nous objectera-t-on — à juste titre —, Audi n’en était encore qu’à sa première tentative et son principal mérite est sans doute d’avoir persévéré en apprenant de ses erreurs (comme en témoigne la réussite magistrale que fut la première A8 de 1994). Il n’empêche que, de nos jours encore, beaucoup d’amateurs confondent régulièrement la V8 avec une 200 contemporaine et il est difficile de leur en vouloir, seule la proue, avec cette calandre proéminente qui allait se généraliser par la suite, se démarquant réellement des « C3 ». Pourtant, la fiche technique de la « D1 » n’avait pas grand-chose à voir avec celle d’une 100 de base et il est réellement dommage d’avoir dissimulé une telle sophistication sous une apparence si connue qu’elle en devenait presque anodine. D’autant plus que la V8 a été présentée en septembre 1988, c’est-à-dire seulement deux ans avant que la 100 « C4 » ne vienne démoder sa carrosserie et, avec une cruauté involontaire, en souligner l’obsolescence !

… dis-moi pourquoi j’existerais

C’est Jean-Pierre Raffarin qui l’a dit, mais Ferdinand Piëch l’a sûrement pensé : la route est droite, mais la pente est forte. En d’autres termes, le prestige ne peut qu’être un long apprentissage quand on a débuté dans le métier en concevant des voitures sérieuses, solides et fiables mais dépourvues de tout charisme. À l’évidence, le petit-fils de Ferdinand Porsche n’a pas choisi la voie la plus facile et, rétrospectivement, chacune des étapes de son parcours ressemble au gravissement d’une marche supplémentaire vers l’élite : moteur cinq-cylindres en 1976, transmission quattro en 1980, manifeste aérodynamique en 1982, premier huit-cylindres six ans plus tard. Et ce V8 mérite qu’on s’y arrête car, on l’oublie souvent, sa conception n’a pas été une sinécure. Rappelons qu’à ce moment-là, Audi n’a que son cinq-cylindres turbocompressé à opposer aux six-cylindres et aux V8 de la concurrence. Tout comme Saab — dont les quatre-cylindres sont dédaigneusement considérés par une partie de la clientèle —, le Bavarois se heurte au plafond de verre qui sépare les petites marques ambitieuses (mais débutantes) des références établies.

L’orgueil de Piëch va s’avérer décisif dans la conception d’un groupe dont l’architecture n’est pas si courante chez les grandes routières européennes : BMW va attendre le sien jusqu’en 1992, Jaguar jusqu’en 1997. Les Italiens n’ont rien d’autre à proposer que la fantasque Lancia Thema 8.32 et, de l’autre côté des Alpes, le V8 PRV n’a tout bonnement jamais vu le jour, limitant ainsi drastiquement les prétentions des Peugeot 604 ou Renault 25… De leur côté, les motoristes Audi se mettent à l’ouvrage dès 1984. Comme en témoignent les cotes du premier V8 commercialisé, leur base de travail est connue : il s’agit du 1 781 cm3 très répandu chez VW comme chez Audi. Apprécié pour sa souplesse et sa régularité de marche, ce quatre-cylindres atteint 139 chevaux dans sa version multisoupapes et fait les beaux jours de la Golf GTi 16 S. Malheureusement, si sa culasse en aluminium est une véritable pièce d’orfèvrerie, son bloc est toujours en fonte et, conséquemment, le premier V8 qui en dérive se signale par son poids excessif, ce d’autant plus qu’à l’instar de ses aînées, la future « D1 » va l’installer en porte-à-faux, disposition propice à un sous-virage endémique et bien connu des habitués de la marque.

Quattro, Torsen et Connolly

Après avoir essayé le prototype et avec la brutalité qu’on lui connaît, Piëch flanque le chef de projet à la porte et ordonne à ses équipes de repartir d’une feuille blanche, ou presque. Ce qui va aboutir au groupe tout en alu que nous connaissons et dont les caractéristiques imposent le respect même si, à ce stade, nous ne sommes pas encore en présence d’un monstre de puissance : ce 3,6 litres à 32 soupapes développe 250 chevaux à 5800 tours/minute. Comme il est systématiquement associé à la transmission intégrale à différentiel Torsen, combinée, pour la première fois chez Audi, à une boîte automatique ZF à quatre rapports, on comprend vite que l’auto ne prétend pas bousculer la hiérarchie en matière de performances chiffrées. Pas beaucoup plus rapide ni plus nerveuse qu’une BMW 735i pourtant nettement moins puissante, la V8 — toute d’acier revêtue — n’est pas une machine légère : 1 710 kilos à vide, soit 400 de plus qu’une 100 quattro. Il faut dire que la firme aux anneaux, prenant le contrepied de ses rivales, a joué la carte du « tout compris » : contrairement à la Classe S, scandaleusement sous-équipée sur le marché allemand, il n’est pas indispensable d’avoir recours au catalogue d’options pour voyager dans de bonnes conditions. De la sorte, sur la plupart des marchés d’exportation, les boiseries, le cuir — qui vient carrément de chez Connolly lorsque l’on s’offre le pack Classic Line — , les jantes en alliage, la climatisation automatique (et à affichage digital, Mazel-Tov !), les sièges avant à réglages électriques ou la peinture métallisée font partie de la dotation de série. Au printemps 1991, le modèle s’affiche ainsi à 445 000 francs sur le marché français. On peut lui opposer une Mercedes 400 SE (V8, 286 chevaux, non importée en France), une BMW 735i déjà évoquée (6 cylindres en ligne, 211 chevaux, 364 000 francs), ou encore une Jaguar XJ-R 4 litres (6 cylindres en ligne, 248 chevaux, 447 400 francs). Et c’est à peu près tout, si l’on excepte la balbutiante Lexus LS 400 (V8, 245 chevaux, 352 000 francs)…

Une enfant aux cheveux gris

La gamme proposée au départ est plus qu’embryonnaire : un seul moteur, une seule carrosserie, une seule transmission, un seul niveau de finition (finalement, la Twingo n’a rien inventé !). À cette aune, il n’est pas excessif de considérer la V8 comme une sorte de prototype destiné à évaluer les réactions de la clientèle-cible dans le cadre d’un car clinic test géant. À la différence de l’A8, il n’a jamais été question de V6 — y compris après 1991, alors que la 100 2.8E accomplissait ses premiers pas — et encore moins de TDi. Hormis l’apparition d’une boîte manuelle en 1990, la seule évolution notable a concerné le moteur lui-même, poussé à 4 172 cm3 l’année suivante (une cylindrée qui fera long feu chez Audi), ce qui a permis aux chronos de l’engin de s’élever d’un cran et, surtout, d’améliorer le velouté traditionnellement attendu de la part d’un V8 de ce calibre. « Un moteur de 280 chevaux, c’est émouvant », clamèrent alors les publicités du constructeur ; mais il faut bien reconnaître que ce surcroît de puissance passa globalement inaperçu, l’actualité de la marque étant particulièrement dense à ce moment-là à d’autres échelons de la gamme — le même moteur était également disponible dans la 100 S4, moins onéreuse, plus moderne à tous égards et pas forcément moins agréable à habiter si l’on choisissait les bonnes options. Si la notion de cannibalisation interne vous vient à l’esprit, vous n’aurez pas tout à fait tort : là où une Classe S a toujours été appréhendée comme la référence absolue de la gamme Mercedes, la V8 n’est jamais parvenue à s’extraire d’une certaine marginalité. À tel point qu’au début des années 1990, il m’est arrivé de rencontrer des vendeurs Audi qui semblaient ne pas être au courant de l’existence du modèle, dernier représentant de sa génération et déjà esthétiquement daté. Même l’étonnant succès de l’auto en compétition (elle a remporté le championnat DTM en 1990 et 1991, aux mains de Hans-Joachim Stuck puis de Frank Biela) n’aura pas suffi à la rendre désirable…

Soit je gagne, soit j’apprends

En 1989, Ursula Piëch a eu la chance de recevoir la seule et unique V8 Avant jamais produite — l’auto est exposée de temps à autre à l’Audi Museum Mobile d’Ingolstadt. S’y sont ajoutées environ 300 limousines dénommées V8 Lang, construites sur un empattement de 302 centimètres, pour une longueur totale de 5,19 mètres. Ensuite, l’A8 « D2 » — avec sa carrosserie entièrement spécifique, sa structure ASF, ses puissantes versions « S » et son W12 — a fait irruption, trouvant immédiatement sa place dans l’histoire de l’automobile et renvoyant la V8 à sa véritable nature : un bricolage ingénieux, prometteur et très soigné, mais pas tout à fait à la hauteur des enjeux. Les chiffres sont là : en six ans, Audi n’en a fabriqué qu’un peu plus de 21 000 unités. À Sochaux ou Billancourt, un tel résultat aurait inévitablement conduit à un renoncement ou, à tout le moins, à un successeur moins ambitieux. Mais Piëch ne raisonnait pas ainsi. Face à l’adversité, il n’existe que deux attitudes possibles : abandonner ou persévérer. « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends », disait Nelson Mandela. Voilà comment, trente-trois ans après l’apparition de la V8, il subsiste encore une A8 au sommet de la gamme Audi ; et c’est pourquoi la V8 possède plusieurs visages. Le collectionneur de 2021 en prendra toujours le volant avec plaisir — performant, confortable, extrêmement bien construit et doté de qualités routières « tous temps », le modèle demeure très plaisant à emmener, notamment avec le moteur 280 chevaux et la boîte manuelle. Pour sa part, l’historien verra en elle l’un des premiers stigmates du rêve de Ferdinand Piëch : rejoindre BMW et Mercedes et, pourquoi pas, les surpasser un jour. La V8 est tout à la fois un brouillon talentueux, un fantasme d’ingénieur en vente libre, une démonstration technologique et, par-dessus tout, une automobile très attachante, presque exotique si on la compare au classicisme de ses concurrentes, en tout cas un choix original, y compris chez les amoureux des quatre anneaux, qui lui préfèrent souvent la 200 quattro 20v, certainement plus gratifiante à piloter pour le conducteur sportif. Il reste toutefois quelques beaux exemplaires à traquer, en particulier de l’autre côté du Rhin. Si votre hédonisme est attentif à la singularité et si vous savez apprécier l’ingénierie lorsqu’elle s’exprime avec autant de rigueur que d’enthousiasme, ce n’est pas le plus mauvais choix !



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