Audi 80 : les vertus secrètes de l’abbé Un
Sur les routes européennes d’aujourd’hui, les Audi A4 sont aussi répandues que les épidémiologistes sur les plateaux des chaînes d’information en continu. Cependant, la plupart de ceux qui conduisent cette remarquable berline n’ont probablement aucune idée de ses origines, ni de son héritage technique, ni de l’histoire de ses aînées. C’est fort regrettable car, s’ils se donnaient la peine d’effectuer quelques recherches, ils s’apercevraient qu’il y a près de cinquante ans, l’histoire de la firme bavaroise — et, au-delà, de l’ensemble du groupe VAG — a pris un tournant décisif lors de l’apparition de la toute première 80. Une voiture fort injustement oubliée et dont les derniers exemplaires encore en état de rouler font la joie d’amateurs éclairés. Après avoir lu ce qui suit, vous aurez sans nul doute envie de les rejoindre…
Une nouvelle ère
Nous venons tous de quelque part et il en va de même pour les automobiles ; pour autant, nous ne ressemblons pas tous à nos trisaïeuls et, lorsque l’on compare l’A4 actuelle (génération « B9 ») aux côtés de la toute première 80 (génération « B1 »), on peut mesurer à quel point les automobiles ont évolué en un demi-siècle. Bien sûr, l’architecture générale a perduré et la familiale aux quatre anneaux continue de porter ses moteurs en long, alors que la totalité de ses rivales à roues antérieures motrices a cédé, depuis longtemps, aux avantages du montage « est-ouest ». En juillet 1972 néanmoins, lorsque les journalistes spécialisés purent prendre le volant de la nouvelle berline Audi pour la première fois, beaucoup des concurrentes de la 80 s’en tenaient encore à la propulsion — on pense par exemple à la Ford Taunus, à l’Opel Ascona ou à la Fiat 124, sans parler d’une VW 411 dont les spécificités héritées de la Coccinelle furent impitoyablement condamnées par la nouvelle venue ; et, parmi les points positifs relevés dès lors par la presse automobile européenne, les qualités routières figuraient en bonne place. Ainsi, dans un essai publié en 1973 sous la plume de Bernard Carat, l’Auto-Journal concluait son propos ainsi : « Avant tout, l’Audi 80 s’affirme par sa sécurité routière, l’efficacité de son train avant et la stabilité de sa direction. Son freinage est aussi à l’abri de tout reproche ainsi que son insonorisation. Pour la 1 300 cm3, les performances, surtout les accélérations, nous ont agréablement surpris, ainsi qu’une grande aisance à tous les régimes. » Le chroniqueur s’exprimait toutefois moins aimablement à l’égard de la suspension, jugée trop ferme — un reproche typiquement français et que, étonnamment, l’on ne retrouvait guère dans les colonnes d’Auto Motor und Sport, par exemple…
D’Auto Union à Audi
Lancée en deux cylindrées sur la base du nouveau moteur EA827 — un groupe moderne à arbre à cames en tête et qui allait connaître une longue et glorieuse carrière —, la 80 prenait la succession des anciennes 60, 75 et 90 dont les origines remontaient à la DKW F-102, rebadgée Audi après que la Daimler-Benz eut cédé le groupe Auto Union à Volkswagen au printemps 1965. Si les premiers modèles n’offraient que des puissances relativement modestes, la version GL, forte de 85 chevaux, tutoyait déjà les 170 km/h. Accessible à partir de 17 750 francs à la rentrée 1973, la 80 ainsi gréée s’avérait tout à la fois plus performante, moins onéreuse et plus facile à appréhender pour un conducteur moyen qu’une BMW 1602 ; dans un tout autre genre, elle pouvait semblablement incarner une alternative valable à une Peugeot 304 S, à peine moins coûteuse mais sensiblement moins puissante et aussi moins convaincante en termes de liaisons au sol. Ces deux comparaisons illustrent fort opportunément les ambiguïtés du positionnement d’Audi à une époque où la marque se trouvait en mesure de s’adresser aussi bien à la clientèle des constructeurs généralistes qu’à celle, plus exigeante, de ceux que l’on qualifiait alors de « spécialistes ».
Dessinée par Hartmut Warkuß, la première 80 se cantonnait à un certain classicisme et, à l’évidence, n’avait pas été conçue dans le but de bouleverser l’esthète. Stricte trois volumes aux lignes discrètes, l’auto flirte dangereusement avec les limites de la banalité mais offre au regard un design cohérent, dont le propos concerne davantage la fonctionnalité que l’émotion. Plus habitable que la moyenne, ce n’est certes pas une Citroën ou une Alfa Romeo ; c’est une élève appliquée et silencieuse et, la prochaine fois que vous songerez à une traduction concrète du vieux principe selon lequel la fonction dicte la forme, pensez donc à elle…
La tête et les jambes
La carrière de la 80 « B1 » aura été relativement courte mais, en un peu plus de six années, elle aura multiplié les variantes avec, en particulier, une GTE apparue en septembre 1975 et dont les caractéristiques résonnent très familièrement aux oreilles des amateurs de Golf GTI… C’est en effet cette auto qui eut la primeur du valeureux 1 588 cm3 de 110 chevaux à injection Bosch K-Jetronic sur les talents duquel il est superflu de revenir, sinon pour souligner, une fois encore, l’invraisemblable retard des constructeurs français, incapables d’opposer la moindre réplique valable à une voiture aussi ambitieuse que soigneusement élaborée ! Proprement éclipsée par le succès de la Volkswagen susnommée, la 80 GTE a désormais retrouvé une certaine aura dans le cœur des passionnés, en particulier outre-Rhin où la rareté et l’intérêt technique du modèle — que l’on ne croise plus guère qu’au Techno Classica d’Essen ou au Retro Classics de Stuttgart — l’ont transformé en mythe.
Les sentiers battus sont faits pour en sortir
Avant de s’éteindre prématurément, victime d’un restylage très discutable à l’été 1976, la 80 « B1 » s’est attachée à transmettre ses schèmes architecturaux et mécaniques à une nombreuse descendance. Son moteur, on l’a vu, était promis à l’une des plus longues carrières de l’industrie automobile et il serait bien trop long d’énumérer ici la totalité des modèles Volkswagen, Audi, Skoda ou Seat qui en ont bénéficié. De surcroît, sa structure elle-même a servi de base à la première Passat, qui n’était rien d’autre qu’une 80 fastback… On l’aura compris, la « B1 » ne mérite pas l’ingratitude dont elle fait l’objet depuis déjà bien trop longtemps. Sans parler de l’inaccessible GTE, les autres versions appellent une considération réelle de la part des amateurs de machines introuvables, dont la disparition progressive s’est opérée dans une complète indifférence et qui demeurent en mesure de procurer des sensations de conduite merveilleusement datées. Avec ses généreuses surfaces vitrées, sa planche de bord monacale et son nuancier très seventies, la voici parée pour assurer au quotidien — du moins là où elle a encore le droit de rouler… — un voyage dans le temps d’autant plus confortable que l’auto a les moyens de s’insérer sans difficulté dans le trafic routier de 2020. Assurément, et y compris sur le marché allemand, le plus difficile sera d’en trouver une… Bonne chasse !
Texte : Nicolas Fourny