Alfa Romeo 6C 2300B MM – Un rendez-vous avec une diva
Alfa Romeo est la plus noble des marques automobiles italiennes, la « mère » de la carrière d’Enzo Ferrari, dont la Scuderia est apparue, à l’origine, en tant qu’écurie de course du constructeur milanais. Et les Mille Miglia : une course folle qui, chaque année pendant trois décennies, a traversé l’Italie de Brescia à Rome, aller et retour ; une compétition acharnée, capable de réunir toute la nation au bord de la route, attendant avec impatience le passage de ses héros, tels des chevaliers intrépides et intemporels.
Les histoires du biscione d’Alfa Romeo et de la Flèche rouge des Mille Miglia sont étroitement liées : on peut, à juste titre, affirmer qu’Alfa Romeo a été le principal protagoniste de cette compétition, avec onze victoires au classement général en 24 éditions. Des courses légendaires qui ont alimenté le mythe de pilotes comme Nuvolari, Varzi et Campari, et ont propulsé la marque italienne vers une renommée internationale. Comme Porsche à l’époque moderne, Alfa Romeo était une sorte de constructeur d’avant-guerre, qui gagnait tout. Il n’était pas rare que la marque rafle les podiums des courses les plus importantes : conduire une Alfa maximisait les chances de gagner.
C’est probablement pourquoi Giovanni Lurani, Luigi Villoresi, Eugenio Minetti et Franco Cortese, fondateurs de l’équipe milanaise la Scuderia Ambrosiana, l’ont choisie pour la saison 1938. Pour participer au championnat d’Italie dans la catégorie Sport Nazionale, la Carrozzeria Touring a été chargée de créer une carrosserie unique pour le tout premier châssis construit (sur 107 au total) des Alfa Romeo 6C 2300B MM (Mille Miglia). Le résultat était une carrosserie ouverte de type « cigare » en aluminium, profilée et parfaite pour atteindre des vitesses très élevées sur les longues lignes droites de l’époque : la voiture était créditée d’une vitesse de pointe de plus de 170 km/h. Le projet a été soutenu par Alfa Romeo, sous la supervision directe de son directeur technique, Vittorio Jano. Le moteur a bien sûr bénéficié lui aussi d’une série d’améliorations. C’est l’évolution finale du six-cylindres en ligne à double arbre à cames en tête de 2 309 cm3 à aspiration naturelle qui lui a permis de dépasser largement le seuil des 100 chevaux (la version initiale de 1935 en délivrait déjà 70).
Son conducteur attitré était l’un des fondateurs de la Scuderia Ambriosiana, le rapide et expérimenté Franco Cortese. Vous ne le connaissez peut-être pas, mais à l’époque, il était l’un des pilotes les plus respectés de tous. Il a commencé sa carrière à la fin des années 1920 et a fini par détenir le record du plus grand nombre d’arrivées aux Mille Miglia. Il a également été le premier pilote de la marque au cheval cabré et le à remporter une course au volant d’une Ferrari. Et avec cette Alfa Romeo, Cortese a tout simplement dominé le championnat italien de 1938, remportant sept victoires de catégorie en huit courses ; la première de ces victoires a eu lieu aux Mille Miglia, terminant en seulement 13 heures 38 minutes et 11 secondes.
Après cette saison réussie, la 6C 2300B MM a été vendue et, conformément aux usages de l’époque, elle fut reconstruite avec une carrosserie de cabriolet plus conventionnelle et luxueuse, pour rouler sur route ouverte. Puis avec le début de la Seconde Guerre mondiale, la voiture est tombée dans les oubliettes avant de refaire surface seulement dans les années 1970, lorsqu’un ancien pilote de course et chef d’écurie, John Coombs, l’a découverte en train de pourrir dans un garage égyptien avant de la ramener en Europe.
Mais revenons au présent. L’édition 2021 des Mille Miglia Storica doit débuter dans moins d’un mois. C’est le moment qu’attendent environ 400 équipes du monde entier. Dans un garage de la Bassa Padana, au cœur de la Motor Valley italienne, certaines des voitures qui participeront à ce rallye de régularité historique sont prêtes pour la mise en route, après des journées des réglages et de préparation. Un drap de coton blanc recouvre les lignes et les courbes sexy d’une voiture d’avant-guerre : lorsque les mécaniciens la dévoilent, je découvre pour la première fois l’Alfa et sa tonalité rouge foncé brillant. C’est une voiture de course des années 30, mais la carrosserie aérodynamique ressemble plus à celle d’un avion. Ses dimensions sont énormes, comparées aux voitures de course des années 60 et 70. Le cockpit est spacieux mais spartiate, le cuir n’étant pas ici une concession au luxe.
Un grand « 140 » blanc est peint à la main sur la porte (et à plusieurs autres endroits). Cela me rappelle les photos d’époque que j’ai trouvées en surfant sur le Web pour documenter l’histoire de la voiture il y a quelques jours, après avoir reçu l’appel de Tommaso, créateur de GPS Classic. Ce nombre correspond à l’heure de départ de la voiture, qui fut construite par Touring pour la Scuderia Ambriosiana ; elle a couru et remporté sa catégorie aux Mille Miglia de 1938.
Mon rythme cardiaque a un peu accéléré lorsque nous avons démarré le moteur. Ce vieux truc de 83 ans n’hésite pas à l’allumage, ne vibre pas, et ne fume pas : il tourne simplement en douceur, comme au premier jour. La façon dont cette voiture a été entretenue est incroyable. Après son arrivée en Europe, l’Alfa Romeo a été immatriculée au Royaume-Uni et a fait l’objet d’une longue restauration, en respectant chaque détail, avec une exigence de qualité maximale. Les plans et dessins originaux de la Carrozzeria Touring ont été utilisés pour reproduire fidèlement sa forme exacte et authentique. Après l’avoir vue en chair et en os, je peux affirmer qu’il s’agit d’un véritable chef-d’œuvre sur roues.
Pierre, son actuel propriétaire suisse, a conduit cette vieille dame à de nombreuses reprises dans la version moderne des Mille Miglia, et a terminé à chaque fois. Il rejoindra le peloton cette année aussi, comme il l’a fait en 2020.
Nous avons quitté le garage il y a quelques minutes pour un petit essai routier dans la campagne de Soragna, près de Parme, afin de vérifier le bon fonctionnement de tous les systèmes. Des freins à tambour à la boîte de vitesses, l’ensemble répond comme il se doit. Cela signifie que j’aurai tout le temps qu’il me faut pour photographier cette beauté. Sur le siège passager de l’Alfa rouge foncé, je peux entrevoir ce que Cortese et son copilote ont vécu il y a des décennies : le son non filtré du moteur, les flux d’air autour de la carrosserie, une perception de la vitesse si différente de ce que l’on connaît aujourd’hui. Au risque d’être borné, je dirai que cette auto ne doit pas être conservée dans un musée ou cachée quelque part. Elle est née pour courir, et je parie que si elle pouvait parler, elle dirait « je suis heureuse ».
Texte & Photos : Tommaso Bertotti