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TÉMOIGNAGES

Pourquoi nous aimons les autos

Par Vladimir Grudzinski - 19/04/2023

« Au climax de l’admiration, l’acte de possession devient secondaire ; le précède, et d’assez loin, la fête pour l’esprit et les sens dont chacun peut se repaître, même fugitivement, lorsque l’on se trouve en présence d’une automobile »

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C’est une réflexion que les béotiens et les cyclistes militants expriment fréquemment : au fond, une bagnole, ce n’est qu’un trivial agrégat de métal, de verre et de plastique, un outil, un objet aux vertus strictement utilitaristes, un vulgaire déplaçoir incapable de dépasser son rôle initial. Bien sûr, si l’on envisage l’automobile sous cet angle — c’est-à-dire avec l’imagination et la sensibilité d’un lombric —, il est bien difficile de comprendre pour quels motifs obscurs, à une époque où la bien-pensance écologique domine la majorité des esprits, des collectionneurs continuent malgré tout à communier autour de cette machine polymorphe dont l’apparition, il y a bientôt cent quarante ans, a transformé le monde et dont les premiers utilisateurs n’ont pas tardé à discerner le potentiel récréatif. Car n’en déplaise aux stipendiés du politiquement correct, l’automobile demeure tout à la fois une créature aussi captivante que paradoxale, un objet de rêve et de servitude, un moyen de transport et un véhicule à fantasmes, et puis, surtout, un inégalable vecteur de liberté, que l’on soit milliardaire ou smicard. Cette liberté qui n’est jamais définitivement conquise et qu’il faut donc savoir défendre — avant tout avec des mots !

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Parce qu’on n’est bien qu’ailleurs

« Venise n’est pas en Italie », chantait Serge Reggiani. Il avait raison : le bonheur n’habite pas forcément loin, il ne se résume pas nécessairement à une fuite. Et parfois il suffit de se pencher attentivement sur les choses que nous avons sous les yeux pour qu’elles révèlent leur âme, nous parlent, nous consolent, nous emportent. Je me souviens ainsi de ces moments volés à la mélancolie des jours sombres de l’adolescence, installé pour une heure ou deux au volant d’une Jaguar XJ qu’une panne quelconque — il est inutile de rigoler — avait condamnée à l’immobilité. Du moins en apparence car, croyez-moi, nous avons beaucoup voyagé ensemble et, à travers la poussière d’un pare-brise fendillé, bien des paysages peuvent défiler si l’on sait ouvrir son cœur à la poésie secrète d’un tableau de bord aux boiseries éprouvées par l’âge mais dont la beauté demeure, d’un volant de bakélite qui semble capable de vous emmener au bout d’un monde dont vous êtes le seul à détenir les clés, ou bien d’un siège au cuir craquelé mais dont la fragrance s’obstine à ne pas mourir. De la sorte, l’on se prépare à des transhumances plus concrètes et qui, quelle que soit leur destination, racontent toutes le même songe : il s’agit avant tout de partir. Au demeurant, les premières encablures d’un itinéraire sont-elles toujours les plus éblouissantes, celles qui scarifient à tout jamais la mémoire des conducteurs vieillissants et saisis par l’émotion lorsque, bien des années plus tard, le souvenir vient les tarauder ? Pensez à ces gestes que l’on accomplit avec la distraction que confère l’habitude : s’installer à bord, claquer la portière, mettre le contact, démarrer. Les premiers tours de roue ressemblent à ce qu’écrivait Romain Gary dans La promesse de l’aube — mais là, vous avez les moyens de faire en sorte que la promesse soit tenue. C’est merveilleux de partir et c’est toujours une aventure, de celles qu’autorise la longue théorie de libertés échevelées et consubstantielles à la voiture : liberté de l’itinéraire, liberté de la solitude ou de la compagnie, liberté de l’horaire de jour ou de nuit, liberté de la destination qui, peut-être, changera au gré des possibles. En somme, tout peut arriver et, assez vertigineusement, ne dépend en fait que de vous-même !

Parce que la mémoire est d’abord un voyage

Les automobiles ne se contentent pas d’emporter avec elles des bielles, un vilebrequin, des soupapes, des vapeurs d’huile, et puis des cockpits plus ou moins logeables, un peu de velours et d’ébénisterie, ou peut-être une horloge scandant les heures qui vous séparent de retrouvailles longtemps espérées. Elles fredonnent aussi incomparablement bien l’air de leur temps, exhument des séquences entières que, souvent, nous n’avons pas connues ; elles sont d’hier comme on est d’un pays — avec sa langue en déshérence, ses coutumes oubliées, ses panoramas détruits, les vestiges de sa civilisation. Prenez place à bord d’une Bugatti 57 Galibier et vous voici au mitan des années 1930, assistant à l’agonie d’un monde dans l’insouciance fataliste caractéristique d’une ère que le désespoir disputait à une forme de gaieté funèbre ; empruntez, pour une heure ou deux, une Aston Martin DB4 et ce sont les rues du swinging London que vous arpenterez à la nuit tombée, en ralentissant comme il se doit dans Abbey Road au moment de franchir le passage piétons le plus célèbre de l’univers ; procurez-vous une Maserati Quattroporte et, dans le rétroviseur, vous croiserez sans doute le regard désabusé d’un fantôme nommé Aldo Moro, remugle de l’Italie de la barbarie politique et des années de plomb ; offrez-vous une Porsche 928 et vous vous immergerez dans les paradoxes d’une technologie triomphante mais austère, taillant sans vergogne son chemin dans un océan de grisaille et d’asthénie dont seuls les boomers se souviennent vraiment. Une voiture ancienne vous offre bien davantage qu’un simple habitat peuplé de scories dont les décennies écoulées ont aboli la pertinence ; sa grammaire ne se borne pas à la désuétude, aussi charmante que celle-ci puisse être. Si l’on en croit Shakespeare, « le passé est un prologue ». Pour autant, un progrès demeure un progrès et la performance ne meurt jamais, même lorsque, inévitablement, ils ont été balayés par une découverte ou une innovation qui se sont chargés de les périmer. C’est aussi cela qu’il faut savoir découvrir, comprendre et respecter. Ainsi, peu importe qu’une Ferrari 400 soit moins puissante, moins rapide ou moins efficace qu’une Mercedes A45 AMG. Comme en architecture, les manifestes de jadis n’ont pas à être extraits de leur contexte historique pour se retrouver sottement confrontés à une contemporanéité elle-même promise, par définition, à la sénescence. Les autos d’avant-hier sont aussi des témoins, systématiquement postés aux carrefours décisifs de l’histoire, de la littérature, du cinéma ; la Citroën DS est indissociable de la légende gaullienne, tout comme la Lincoln Continental porte à tout jamais les traces sanglantes de l’assassinat de JFK ; à l’Alfa Romeo Giulietta Sprint des Choses de la vie répond le Taxi mauve de Michel Déon. Et puis, notre tendresse instinctive aidant, il ne faut pas grand-chose pour que le plus anodin des souvenirs se transforme en mythologie…

Parce que nous sommes des esthètes

« La mode n’est pas un art, mais il fallait un artiste pour la créer » disait Pierre Bergé. Il en va de même pour le design d’une automobile : dans le substrat de tout projet, il y a toujours un rêve que seuls peuvent matérialiser les crayons du styliste. Peu importe qu’il s’agisse de dessiner une GT, une berline de luxe ou la plus populaire des citadines ; qu’elle soit constituée d’acier, de polyester, d’aluminium ou de carbone, une carrosserie a toujours quelque chose à raconter. Certaines sont nées dans la fluidité de l’intellect, d’autres dans la tourmente des conflits ; on en connaît dont, presque miraculeusement, la physionomie a découlé d’un trait de crayon solitaire et décidé ; et puis il y a celles dont la gestation a nécessité des impasses, des colères, des négociations, parfois de longues mises en sommeil, avant que l’œuvre finisse par venir au monde et soit livrée à l’implacable cruauté du jugement, de la précarité du succès, de la mode, du délaissement, du temps qui passe — et souvent de l’oubli. Mais, exactement comme au Louvre après la fermeture des portes au public, c’est à ce moment que les choses deviennent intéressantes ; dans le silence un peu intimidant qui s’installe une fois que la foule inconséquente s’en est allée gazouiller ailleurs, nous voici seuls face à l’objet dont, à nos yeux, la capacité de séduction ne recélera jamais la moindre flétrissure. Le temps n’est plus un ennemi. Les courbes, les angles, les plis de tôle, le million de détails que nous contemplons ne viennent pas de n’importe où ; celui qui les a fait naître a souvent succombé depuis des lustres, mais qu’importe ? L’œuvre qu’il a laissée fait bien plus que lui survivre : c’est un présage d’éternité. Au climax de l’admiration, l’acte de possession devient secondaire ; le précède, et d’assez loin, la fête pour l’esprit et les sens dont chacun peut se repaître, même fugitivement, lorsque l’on se trouve en présence d’une automobile — d’une vraie. C’est-à-dire l’une de ces machines, volontiers mythiques, auxquelles la légende a permis de dépasser leur statut primaire de véhicule. À bord, l’on voyage véritablement au lieu de se cantonner au prosaïsme des déplacements contraints, parce qu’autour de soi l’on ne rencontre que la noblesse du matériau, la virtuosité du dessin, le charme inaltérable de raffinements et de morceaux de bravoure si discrets qu’ils passeront inaperçus aux yeux de la plupart des gens ; mais bien au contraire, quand on sait aimer, chaque regard est un hommage, chaque kilomètre est une découverte, chaque vrombissement est une cantate.

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Parce que nous aimons la musique

À cet égard, je vous parle d’une époque bénie — et pas si lointaine — où le chant des mécaniques se suffisait à lui-même et où personne n’aurait eu l’idée saugrenue d’installer des bruiteurs synthétiques chargés d’enjoliver la mélopée falote de moteurs sans âme. Quand vous démarrez un Jaguar XK, vous en reconnaissez immédiatement la tessiture, et il en va de même lorsqu’il s’agit d’un bialbero Alfa Romeo ou d’un flat-six Porsche. De tous les sens qu’une auto peut mobiliser, l’ouïe n’est certes pas le moindre ; il ne suffit pas d’énoncer des performances alléchantes ou une fiche technique ambitieuse pour accélérer le rythme cardiaque du conducteur averti. Les pisse-vinaigre venus s’installer à proximité des circuits, à Nogaro ou ailleurs, pour ensuite se plaindre du bruit ne se contentent pas d’être sectaires ; ils nous consternent jusque dans leur révoltante absence de sensibilité, associée à une ignorance patrimoniale qui abasourdit l’honnête homme. Par exemple, et selon un théorème d’autant plus méconnu que je viens de l’inventer, quiconque n’a pas les larmes qui lui inondent les yeux en percevant les déchirantes montées en régime d’un V12 Lamborghini n’a pas sa place au royaume des cieux. Les petrolheads authentiques n’accélèrent pas simplement pour augmenter l’allure, ni pour faire la course (quoique…), ni pour améliorer leur moyenne, ni pour frimer au feu rouge. En définitive, appuyer sur la pédale de droite ça veut surtout dire accroître le volume. « Écoutez, ça n’a rien à voir », proclamait jadis une station de radio bien connue ; l’on pourrait aisément paraphraser ce postulat au volant d’une de ces voitures dont la jubilatoire mélodie rend tout autoradio superflu. L’animalité — et donc l’humanité — de cette clameur sans cesse renouvelée et qui tient tantôt de la complainte, tantôt du mugissement, n’est pas niable ; continûment nos autos nous parlent, nos autos chantent, nos autos ronchonnent, nos autos balbutient, nos autos déclament leur joie d’être et de rouler. Soudain ces vers de Barbara me reviennent en mémoire : « Les choses ont leurs secrets / Les choses ont leurs légendes / Mais les choses murmurent si nous savons entendre ».

Parce que nous savons ce qui est perdu

Ne nous faisons aucune illusion, mes frères : le monde qui vient pue la grisaille, la norme obsessionnelle et les convictions automatiques. Pour préserver les îlots de liberté qui subsistent encore — de liberté absolument sauvage, insoucieuse des règlements et des limites, brûlante jusqu’à s’y consumer —, il convient de se battre et de se battre encore — mais que je sois damné s’il n’est pas possible de le faire en souriant. Ce sourire appartient à celui qui conduit. « Voyageur, pose des yeux tristes sur les choses, elles te le rendront au centuple », écrivait Roger Nimier ; à l’instar de toutes les autres joies, le Freude am Fahren cher à une marque bavaroise dont nous chérissons l’histoire, c’est à nous de le faire vivre. Live and let’s drive ! Il y a un peu plus de vingt ans, un siècle a cessé d’être ; ce fut celui des génocides et des guerres, de l’inhumanité paroxystique, de la laideur endémique et de la mort pour tout horizon. Mais ce fut aussi celui des renaissances successives, de l’espoir, de la reconstruction des villes et des êtres, de la dolce vita, de la vitesse, des blessures qui se referment, du soleil après l’ondée, du progrès technique, de l’enthousiasme créatif — celui qui a permis la naissance de la Jaguar Type E, de la Mercedes-Benz 300 SL, de la Ferrari 365 GTB/4, de la Porsche 911, de la Citroën SM et de tant d’autres machines que nous avons la chance de pouvoir encore piloter de nos jours dès que le cœur nous en dit. Nos automobiles sont des souvenirs vivants, et même pantelants de vie pour tout dire mais, simultanément, elles incarnent aussi l’à venir, celui que nous désirons réellement et qui devra s’abreuver à d’autres sources qu’à celles de la nostalgie — sentiment évidemment confortable mais qui exsude aussi une forme de résignation. Or, notre fascination parle bien d’autres langages, à commencer par celui d’une allégresse sans fin : aujourd’hui, demain et dans les cent ans qui viennent, qu’il sera beau de prendre encore une fois la route au volant d’une auto sexagénaire en nous disant que sa vie, et la nôtre, ne font que commencer !

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Texte : Vladimir Grudzinski / Photos : Nicolas Receveur / Antoine Lapierre / Dorian Barugola / Vladimir Grudzinski

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