Peugeot 604 Diesel Turbo : good vibrations !
« Le Diesel ? À éviter ! » Combien de fois a-t-on pu lire ce jugement lapidaire en conclusion d’articles consacrés à des youngtimers, ou même à des automobiles plus anciennes, qui ont eu le malheur d’être proposées avec des moteurs de ce type ? Certains snobismes ont la vie dure et, aux yeux de beaucoup d’amateurs, la noblesse mécanique véritable ne concerne que l’essence — et peu importe qu’Audi ou Peugeot aient pu remporter les 24 Heures du Mans à l’aide de machines ainsi gréées. Dans le domaine des voitures de série, si l’on accepte d’en rester au stade des stéréotypes éculés, on peut bien sûr se contenter d’évoquer la modestie des performances, les inconvénients du préchauffage, certaines odeurs peu ragoûtantes ou l’exhalaison de fumées envahissantes mais, à la vérité, la redécouverte de certains modèles s’avère souvent surprenante à l’usage et donne envie d’explorer leur histoire. C’est le cas de la 604, première berline Diesel suralimentée commercialisée en Europe, ce qui lui évita de sombrer corps et biens et qui, accessoirement, justifie que nous nous penchions sur son cas…
Quand le vin est tiré, il faut le boire
Rudolf Diesel est mort en 1913, c’est-à-dire trop tôt pour avoir connu le succès planétaire de son invention. Une très longue histoire qui, comme toutes les autres, comporte ses légendes, ses ratages, ses triomphes, ses sauvetages aussi. Et, parmi ces derniers, la 604 figure en bonne place, elle qui, au départ, était vouée à ne connaître que le velours capiteux d’un six-cylindres pas forcément bien né mais plutôt sympathique à fréquenter, à condition de supporter un fonctionnement quelque peu catarrheux, une carburation capricieuse, un rendement médiocre et une consommation excessive. « Ça commence à faire beaucoup », bougonnerez-vous sans doute comme, hélas, bon nombre de clients potentiels l’ont fait bien avant vous avant de se détourner de la Peugeot. Sur le V6 PRV, tout a d’ores-et-déjà été écrit, depuis des assassinats purs et simples jusqu’à des plaidoyers rédigés avec feu — et il est vrai qu’entre le 2,7 litres des débuts et le 3 litres 24 soupapes de la 605 SV24, il y a un monde… Toujours est-il que, si elle avait dû se cantonner à cette architecture, la carrière de la 604 n’aurait peut-être pas duré autant. En grande partie cannibalisée par les versions hautes de la 505, arborant un design très géométrique qui se démoda vite, victime d’une corrosion endémique qui frappa de nombreux exemplaires, la malheureuse auto, à la fin de la décennie 70, pouvait paraître condamnée à brève échéance.
J’avais, en tout cas, le charme de l’imprévu
Nous voici donc en 1978. Voici déjà trois ans que la 604 tente d’incarner le haut de gamme à la française. Elle ne ménage pas ses efforts pour y parvenir en s’efforçant de corriger ses péchés de jeunesse : Peugeot vient justement de lui offrir l’injection et la boîte à cinq vitesses qui lui faisaient si cruellement défaut dans le match inégal qui l’oppose aux Mercedes et aux BMW. Pourtant, avenue de la Grande-Armée, dans les étages directoriaux du siège historique de la firme, existe-t-il quelqu’un d’assez candide pour croire encore à un retour en grâce de la grande routière du Lion ? À l’usine de Sochaux, les registres de production, implacables, attestent du désastre : année après année, la production stagne à moins de 30 000 unités et il ne va plus tarder à s’effondrer sous les dix mille voitures. Le projet E24, erratique dans sa définition et à l’identité introuvable — s’agit-il d’une « super 504 » ou d’une Jaguar à la française ? — n’a abouti qu’à un échec cuisant tandis que, chez Citroën, la CX affiche des résultats commerciaux sensiblement plus convaincants. Voilà de quoi faire réfléchir les responsables de Peugeot, à une époque où les deux gammes partagent nettement moins de composants qu’aujourd’hui. Depuis 1976 en effet, la CX a osé le Diesel, qui représente désormais plus de la moitié de ses ventes, sans que cela nuise à sa crédibilité en haut de gamme.
La 604, il est vrai, ne joue pas exactement la même partition. Chez Peugeot, on laisse aux berlines et breaks 504 le soin de véhiculer les familles. Le V6, aussi perfectible soit-il, demeure synonyme d’une certaine exclusivité au sein de la production française qui, en raison notamment d’une fiscalité délirante, ne compte plus aucune marque ni modèle de prestige depuis une bonne quinzaine d’années. Jusqu’à son patronyme, la 604 revendique cette spécificité hexagonale, qu’elle ne partage qu’avec les coupés et cabriolets 504, la Renault 30 et l’Alpine A310, nanties du même moteur. Tout entière pensée autour de son six-cylindres, la berline sochalienne lui doit à la fois sa majesté et son dépérissement, dans un pays durement frappé par le premier choc pétrolier — et qui s’apprête à en encaisser un autre. Pour autant, l’exemple de Mercedes-Benz, qui écoule sans peine sa série 123 dans ses variantes Diesel sans détériorer son image, n’a pas échappé aux dirigeants de Peugeot, qui savent aussi qu’en Amérique du Nord, le même constructeur n’a pas hésité à implanter son cinq-cylindres suralimenté sous le capot de sa Classe S. Dès ce moment, le turbocompresseur apparaît comme un accessoire providentiel, qui va débarrasser le Diesel de l’une de ses principales tares : une puissance trop limitée, réduisant l’agrément de conduite au néant. Dès lors, la greffe d’un tel moteur sous le capot de la 604 devient envisageable, d’autant que le Lion est très actif aux États-Unis, où le Diesel connaît un essor inattendu.
Entre l’Inde et le Nord
Peugeot et le Diesel, c’est déjà une longue histoire. Par le biais de sa filiale Indenor (ce qui signifie « société Industrielle de l’Est et du Nord »), depuis la 403 « D » lancée en 1958, le Lion a accumulé une solide expérience de ce type de motorisation, ayant longtemps été le seul constructeur français à en équiper des modèles de tourisme. En cette fin des années 1970, la marque dispose de la sorte d’un quatre-cylindres de 2 304 cm3 qui, dans la 504, développe 70 chevaux à 4500 tours/minute pour un couple de 13,4 mkg. L’ajout d’un turbo Garrett n’octroie qu’une progression modérée de la puissance, qui ne gagne que dix chevaux, mais à 4 150 tours ; de fait, c’est surtout la souplesse de l’ensemble qui bénéficie de l’opération avec, dorénavant, 18,8 mkg à 2000 tours — soit un bond de 40 % ! Dans ces conditions, il existe deux façons d’envisager la 604 « D turbo » (cette caractéristique figurant crânement en lettres rouges sur la malle arrière) ; on peut, bien entendu, considérer qu’une voiture qui n’était déjà pas la plus performante de sa classe avec les 144 chevaux de la V6 Ti ne risquait pas d’améliorer les choses en s’équipant d’un groupe délivrant 64 unités de moins ; mais, en observant les choses depuis un point de vue moins obsédé par la performance pure, la proposition témoigne d’une réelle cohérence. Les ressources de son moteur permettent à la voiture de s’inscrire dans la même catégorie que les CX 2500 et Mercedes 300 D, soient les routières Diesel européennes les plus rapides de l’époque. Très soigneusement réalisée par les motoristes, l’adaptation du vieux bloc à la suralimentation ne permet évidemment pas de rivaliser avec les possibilités des 604 à essence, mais la conduite de la version « mazout » ne ressemble certes pas à une punition, surtout en comparaison de certaines rivales — songez que Mercedes propose encore une 200 D de seulement 60 chevaux, dont les temps d’accélération se rapprochent de ceux d’une 2 CV6, mais tarifée plus cher que la 604 !
Dans cet épisode, André se roule un joint
Au mois d’avril 1979, l’Auto-Journal publie le premier banc d’essai de la 604 Diesel. C’est André Costa qui s’y colle et le légendaire scripteur ne cache pas son enthousiasme, jusqu’à franchir allègrement les limites de l’objectivité : « … le moteur affiche un tel agrément d’utilisation que l’on songe parfois au comportement d’un petit V8, le nombre des manœuvres de boîte se réduisant au point que, sauf en ville, la boîte automatique devient superfétatoire », écrit-il sans rire, probablement emporté par la satisfaction de voir — une fois n’est pas coutume — une firme française rattraper ses concurrentes germaniques, en termes de performances du moins ; car, pour le reste, la 604 « Indenor » reste fidèle à elle-même : très habitable, proposant un confort postural supérieur à la moyenne et un coffre généreux, l’auto n’a toutefois pas profité de l’occasion pour améliorer sa finition, qui ne vaut guère mieux que celle d’une 504. Il n’empêche que sa consommation moyenne, en baisse de près de 40 % par rapport à celle de la V6, et assortie de performances acceptables pour qui ne vit pas en permanence avec un chronomètre sous les yeux, va séduire plus d’un acheteur. Pas assez, malheureusement, pour repartir à la conquête du marché : le bilan de 1979 montre que la « D turbo » a tout juste permis à la 604 de maintenir ses chiffres de production par rapport à l’année précédente et, à partir de 1980, la vertigineuse descente du modèle vers les abysses va fâcheusement rappeler celle du Titanic — mais sans orchestre… Au vrai, dès cet instant, Peugeot concentre tous ses efforts sur la 505 qui, en version STi, se montre presque aussi rapide que la 604 éponyme, en coûtant et en consommant nettement moins ; de surcroît, le modèle reprendra sans vergogne l’appareil propulsif de la 604 Diesel, privant celle-ci d’une bonne part de son intérêt. En 1983, dans l’indifférence générale, la 604 GTD turbo recevra néanmoins l’ultime évolution de l’Indenor, sous la forme d’un 2,5 litres poussé à 95 chevaux, avant de s’éteindre deux ans plus tard. À l’évidence, si l’aventure vous tente (et si votre nostalgie vous pousse à apprécier le crépitement caractéristique du Diesel Peugeot), c’est celle-ci qu’il faut rechercher en priorité : luxueusement équipée et profitant d’un différentiel à glissement limité, c’est une machine très agréable à fréquenter comme à conduire, et dont la cote demeure plus que raisonnable pour une voiture qui s’apparente à un jalon historique ; n’oublions pas que, de nos jours, le turbo s’est généralisé sur la totalité des moteurs Diesel disponibles sur le marché et, comme souvent, la pionnière du genre a paradoxalement disparu de la plupart des mémoires. Puissent ces quelques lignes lui restituer la place qu’elle y mérite !
Texte : Nicolas Fourny