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Mercedes-Benz 190 E 2.6 : l’ivresse sous contrôle

Par Nicolas Fourny - 01/08/2022

Décembre 1982 : la Daimler-Benz présente une création à l’importance toute particulière puisque, pour la première fois depuis la fin des années quarante, la firme de Stuttgart consent à descendre en gamme sous les traits d’une 190 depuis longtemps annoncée, par la presse spécialisée, comme la petite Mercedes. La réalité s’avère cependant plus complexe : si la nouvelle venue présente en effet des dimensions nettement plus réduites que la série 123, avec une longueur inférieure d’une trentaine de centimètres, elle demeure cependant très loin d’une petite voiture ; ses 4,42 mètres et ses quatre portes l’inscrivent dans un segment de marché atypique et peu fréquenté — celui des familiales dynamiques. S’y ébattent déjà des automobiles aussi différentes que l’Alfa Romeo Giulietta, la Saab 900 ou, surtout, la BMW série 3 E30, qui fait elle aussi son apparition en ce même automne.

La révolution et la conquête aux 6 cylindres

Parmi celles-ci, la voiture de Munich se distingue immédiatement par l’agrément de ses moteurs à six cylindres en ligne qui lui ont permis d’incarner, en particulier sous la forme de la 323i, l’archétype de la berline sportive de gabarit raisonnable ; cette dernière, il faut bien le reconnaître, domine alors insolemment les valeureuses tentatives d’une concurrence marginalisée par le savoir-faire de la Bayerische Motoren Werke. Un constat que l’on a évidemment partagé à Stuttgart durant la longue gestation de la W201, très exactement conçue pour tailler des croupières à la BMW ! En grande partie étudiée par le bureau d’études Porsche, la 190 transporte avec elle un grand nombre d’innovations esthétiques, techniques et commerciales.

En dépit de son matricule, il ne s’agit en aucun cas d’une 200 en réduction, comme en témoignent la sophistication de ses trains de roulement, avec en particulier un essieu arrière multibras assurant des qualités routières très supérieures à celles de la W123, ainsi qu’un design parvenant à concilier l’identité Mercedes avec un saut radical dans la modernité. Dessinée sous la férule de Bruno Sacco, qui pilote le design maison depuis 1976, la 190 conserve certes des traits de physionomie qui la rattachent immédiatement à ses grandes sœurs (doubles phares rectangulaires, feux arrière rainurés, étoile au bout du capot), mais abandonne les gouttières, bannit toute trace de chrome à l’exception de la calandre traditionnelle, biseaute panneau de coffre et ailes arrière, réduit très sensiblement sa pénétration dans l’air.

La clientèle visée est soigneusement ciblée par le marketing de la firme : l’enjeu consiste à convaincre les DINK (Double Income No Kids, c’est-à-dire les couples actifs sans enfants), groupe social aisé, évidemment sensible à l’entrelacs de valeurs a priori opposées que lui propose la nouvelle berline : une forme de sportivité pondérée par un raffinement discret, le tout avec la nonchalance bourgeoise d’une marque persuadée de concevoir les meilleures berlines de l’univers.

Puissance (et gloire)

La partie postérieure de l’engin le proclame sans ambiguïté : les familles nombreuses sont priées d’aller voir ailleurs. D’une habitabilité correcte aux places avant, la 190 s’apparente plutôt à une 2+2 à l’arrière — ce qui n’empêchera pas un certain nombre de chauffeurs de taxi (probablement des sadiques refoulés) de jeter leur dévolu sur le modèle. On peut aussi y déceler les indices d’un rejet plus ou moins délibéré de l’image traditionnelle de la familiale, concédée sans regret à des machines plus roturières telles que l’Opel Ascona ou la VW Passat, à peu près aussi excitantes qu’un verre d’eau tiède. Il n’empêche que l’auto, au début de son parcours, se cantonne à des groupes à quatre cylindres qui constitueront d’ailleurs l’écrasante majorité de ses variantes, tout au long de ses onze ans de carrière.

Remontant à 1980, silencieux et bien élevé, le moteur M102 ne s’avère pas particulièrement démonstratif mais, dans sa version 122 chevaux à injection, il emmène déjà la Mercedes de la Kompaktklasse aux environs des 200 kilomètres « dans l’heure » — performance encore fantasmatique au début des eighties. Dès 1983 cependant, les observateurs comprennent que le développement de la nouvelle gamme n’en est qu’à ses prémices : la version 2.3-16, commercialisée à partir du Salon de Francfort, s’exprime dans un langage inédit chez le constructeur souabe, aussi bien en termes de technique que de style. Elle doit ses quatre soupapes par cylindre — et les 185 chevaux qui vont avec — aux compétences de Cosworth, tandis que son accastillage ne fait pas dans la dentelle : spoiler, aileron de coffre, jupes latérales et élargisseurs d’ailes lui confèrent un visage très différent de celui des 190 ordinaires. À ce niveau de gamme, la 190 « 16 v » ne connaît tout simplement aucune rivale et il faudra attendre trois années pour que la toute première BMW M3 relève le gant.

Smooth operator

Pouvant de surcroît compter sur des versions Diesel nettement plus agréables à conduire que les 200 ou 240 D connues jusqu’alors (et qui, en gros, proposaient la nervosité d’une Mobylette au prix d’une Porsche 924), on aurait pu alors croire que les stratèges d’Untertürkheim allaient en rester là, la nouvelle gamme s’adressant déjà à des publics très diversifiés. C’est la raison pour laquelle, à l’automne de 1985, l’implantation du six cylindres M103 sous le capot cunéiforme de la 190 provoque une véritable surprise, tout en confirmant le fait que Mercedes est bien décidé à ne laisser aucun répit à une Série 3 jamais à court d’arguments ni de nouveautés.

La 190 E 2.6 s’approprie ainsi le groupe apparu l’année précédente dans la série 124  ; nous nous trouvons en présence d’une architecture conventionnelle (bloc fonte, culasse en alu, un seul arbre à cames en tête) et dont le rendement ne risque pas de bouleverser les sybarites. Avec 166 chevaux, qui plus est associés à une boîte mécanique à l’étagement quelconque et désagréablement guidée — ce qui incite bon nombre de clients à s’orienter vers l’excellente transmission automatique proposée en option —, l’auto, fréquemment confrontée à la 325i apparue la même année, ne relève pourtant pas de la même philosophie. En comparaison du moteur bavarois, le six en ligne de Stuttgart joue une partition différente ; à l’allégresse et à la musicalité de sa concurrente, la 190 oppose les charmes plus éthérés d’un velours mécanique qui ne rechigne certes pas à monter en régime si l’envie ou le besoin s’en font sentir, mais qui, la plupart du temps, invite plutôt à une conduite à la fois rapide et décontractée.

C’est d’ailleurs là que réside le paradoxe de cette 2.6 : avec un tel châssis, on pourrait rêver d’un moteur plus véhément, capable de renoncer à la disponibilité feutrée qui le caractérise en toutes circonstances au profit d’envolées sinon sauvages, à tout le moins plus suggestives. Néanmoins, lorsqu’on s’éloigne de la froide logique des fiches techniques et de la trivialité des comparatifs, l’auto demeure fort agréable à mener dans l’absolu. La bonne volonté et la disponibilité du groupe, la qualité des liaisons au sol et la compacité relative de l’ensemble aboutissent à une machine bien plus maniable et joyeuse que le classicisme assumé de son design peut le laisser supposer.

Bien sûr, il faut toujours composer avec certaines marottes du constructeur, dont une direction collante et commandée par un volant digne d’un autobus, un commodo solitaire aux 247 fonctions, sans oublier l’inénarrable essuie-glace unique — facétieusement rebaptisé l’unijambiste sauteur dans les colonnes du Moniteur Automobile — très vite dépassé par les événements dès que l’on souhaite rouler vite sous la pluie, en dépit d’une cinématique aussi spectaculaire qu’inefficace. C’est d’autant plus regrettable que, contrairement à la plupart des propulsions contemporaines, la 190 révèle des aptitudes très acceptables sur le mouillé. Confortable, véloce, rassurante, équilibrée et rationnelle, elle dissimule sa bonhomie sous le masque d’une fausse placidité qui limite son potentiel de séduction auprès d’une certaine clientèle. Est-ce ce qui explique le délaissement dont elle a été victime de la part de son constructeur ?

Ne m’oubliez pas !

Car, dame ! huit ans sans le moindre changement significatif, c’est une éternité pour une automobile, même dans le contexte des années 1980. C’est pourtant ce qui est arrivé à notre 190 et à son six-cylindres dont l’évolution, jusqu’à la disparition du modèle en 1993, s’est bornée à une diminution de la puissance due à l’arrivée du catalyseur (six chevaux de perdus), au léger restylage commun à toute la gamme au millésime 1989 (nouveaux pare-chocs, bandeaux de protection latéraux rapidement surnommés Sacco boards, sièges avant redessinés) et à l’introduction des versions Sportline. Celles-ci sont certainement les plus convoitées aujourd’hui et elles le méritent amplement, car leur définition est soignée : suspensions rabaissées, amortissement plus ferme, diamètre du volant réduit (d’un centimètre, ne rêvez pas) et sièges sport. Ainsi gréée, la 2.6 délivre un agrément de conduite plus jubilatoire, mais sans jamais franchir les limites de la bienséance.

Une 190 E 2.6 aux côtés d’une Brabus 190 3.5

Pour autant, et lorsque l’on considère les modifications dont la plupart des autres 190 ont régulièrement bénéficié, on ne peut que regretter l’immobilisme — voire la pusillanimité — dont Mercedes a fait preuve en bornant sa familiale à un seul moteur multicylindre, qui plus est figé dans ses caractéristiques. À cet égard, un bref coup d’œil aux préparations proposées par AMG à l’époque, dont la capiteuse 3,2 litres de 234 chevaux, suffit à aiguiser nos regrets. Il est réellement dommage de n’avoir pas davantage exploité les possibilités du M103, dont la version 3 litres, très répandue à l’époque dans la gamme, aurait pu constituer une réponse convaincante à la 325i E36… Faute de quoi, la 2.6 a vécu la fin de sa carrière dans un anonymat aussi injuste que consternant.

Vous allez rencontrer une belle et sombre inconnue

Il y a plus de vingt-cinq ans que les dernières 190 sont tombées de chaîne et, peu à peu, ces voitures s’extirpent du purgatoire des voitures d’occasion que leur solidité et les ressources limitées de leurs propriétaires successifs condamnent souvent à une maintenance approximative puis à des restaurations effectuées à grand renfort de chatterton. Bien évidemment, l’indestructibilité n’est qu’un mythe et c’est souvent après de longues années de mauvais traitements que bon nombre d’exemplaires ont fini par rendre leur dernier soupir. Déjà rare à l’époque où l’on pouvait l’acheter neuve, la 2.6 est devenue aussi répandue que les amateurs de Tecktonik et, naturellement, sa cote commence à s’en ressentir. Il y a une dizaine d’années, il fallait avoir le nez creux pour en déceler les charmes ; il n’était alors pas très difficile de trouver un bel exemplaire pour le prix de deux iPhone. En l’espèce, les choses ont cependant bien changé et, désormais, il faut compter un minimum de 7000 euros pour espérer acquérir une auto irréprochable — valeur largement dépassée sur le marché allemand où, il est vrai, la notion de bon état est assez éloignée des mœurs françaises en la matière…

Avec une esthétique calibrée pour affronter les outrages du temps, mais éclipsée par les outrances des versions 16 soupapes, une qualité de fabrication et de finition supérieure à celle de la Classe C qui lui succéda sans jamais parvenir à la remplacer, la seule 190 à six cylindres n’est pas très loin d’un certain exotisme. Rarement en tête de liste des autos que l’on rêve de s’offrir, elle recèle toutefois une générosité aussi discrète qu’authentique. À vous d’en profiter avant qu’il ne soit trop tard !

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