Mercedes-AMG C 63 (W204) : tout, terriblement
Un jour, il y a bien longtemps de cela, l’un de mes professeurs m’a demandé si j’aurais préféré vivre un an comme un lion ou cent ans comme un mouton. C’est une question que l’on pourrait légitimement se poser en prenant le volant d’une C 63. Certains disent (some say…) que cette voiture n’a qu’un seul but : tuer son conducteur — ce à quoi il est possible de rétorquer qu’il existe de bien pires façons de mourir.
Elle va vous consumer, et vous aimerez ça
Le titre de cet article adresse un clin d’œil posthume à Yves Saint Laurent, dont c’était la devise et qui, s’il n’a jamais possédé de C 63, s’y connaissait en matière d’incandescence. Sa vie a été une longue, passionnante et âpre brûlure, éclairée par des ciels noirs et de menaçants soleils. Toutes proportions gardées, c’est un peu à cela que votre existence va ressembler si vous décidez de partager la vie de cette machine vouée à la combustion — essence, pneumatiques, prudence, avec elle tout finit en fumée. La différence, c’est qu’elle ne vous mènera pas à la dépression nerveuse mais à des joies inouïes et, c’est là sa substance, introuvables ailleurs. Car enfin, existe-t-il un autre manufacturier s’étant aventuré à concevoir pareil métissage, issu d’influences a priori contradictoires ?
Pas vraiment européenne…
Écoutez plutôt — dans l’esprit, la « 63 » n’est pas tout à fait européenne : à bas régime, les grondements de son huit-cylindres présentent de troublantes corrélations avec ceux de ses homologues nord-américains. Pourtant ce n’est pas non plus un muscle car : il suffit de parcourir sa fiche technique puis de s’installer à bord pour retrouver les vertus traditionnelles du Vieux Continent en général et de l’Allemagne en particulier : sophistication à tous les étages, ergonomie soignée, finition irréprochable. Et, par-dessus tout, une soif de hauts régimes inaccessible à la plupart des V8 venus de l’autre côté de l’océan. Le mobilier constitue probablement l’aspect le plus rassurant de l’auto : à quelques détails près, vous trouverez le même à bord d’une C 180 CDI et, tant que vous n’aurez pas démarré, vous pourrez songer, dans un calme absolu, à cet aphorisme d’Eugène Ionesco : « Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux ». En fait de cercle, c’est à un volant souvent serti de cuir et d’Alcantara que vous aurez affaire, mais peu importe ; ensuite, vous appuierez sur start et c’en sera fini de votre raison ; des mots comme pondération ou sagesse vous sembleront appartenir à une langue étrangère.
Un hommage à Armand Jammot
Bref rappel historique qui réjouira ceux qui aiment les chiffres et les lettres : la toute première Classe C passée par les ateliers d’Affalterbach n’est autre que la W202 de 1993, qui exista en C 36 AMG (six cylindres en ligne M104, 280 chevaux), en C 43 AMG (V8 M113, 306 chevaux) et — mais en un nombre très limité d’exemplaires — en C 55 AMG (V8 M113, 347 chevaux). En 2000, la série W203 prit le relais avec, en premier lieu, un retour inattendu au six cylindres (C 32 AMG, V6 M112 à compresseur, 354 chevaux) puis, de nouveau, un V8 atmosphérique (C 55 AMG, M113, 367 chevaux). On l’aura compris à la lecture de ce qui précède, d’une génération à l’autre l’évolution des puissances a longtemps été mesurée, sans doute parce que les moteurs susmentionnés, quelle qu’ait été leur architecture, partageaient un même substrat : il s’agissait à chaque fois d’unités profondément retravaillées par AMG, mais toujours basées sur des groupes Mercedes-Benz existants. C’est la raison pour laquelle la série 204 a suscité un tel intérêt : pour la première fois, son moteur correspondait à une création entièrement originale, ses concepteurs étant partis d’une feuille strictement blanche !
Et, manifestement, leurs consignes étaient claires : en résumé, lâchez-vous ! Le message fut reçu cinq sur cinq ; sous la férule de l’ingénieur Bernd Ramler, naquit alors un groupe d’autant plus légendaire que son existence fut brève — moins d’une décennie, ce qui est assez inhabituel chez Mercedes. De fait, lorsqu’il apparut sous le capot de la Classe C de troisième génération, ce V8 était déjà condamné. La technocratie bruxelloise aime par-dessus tout fabriquer des normes, en particulier lorsqu’il est question d’écologie punitive ; les nervis du politiquement correct et les comptables en quête de rationalisation industrielle ont fait le reste. « La vérité c’est d’être inconsolable et heureux », a écrit Henry Bauchau. Donc séchons nos larmes, il y a mieux à faire que de porter le deuil d’une époque dont il subsiste suffisamment de reliques pour que nous puissions continuer à en jouir. Il n’empêche que nous ne reverrons plus une telle démonstration de compétence et d’enthousiasme créatif et, en l’espèce, l’unité M156 présente tous les attributs d’un chant du cygne accessible à la mélancolie mais aussi au bonheur d’exister. À vous de choisir…
M156, mon amour
Même en les parcourant de façon succincte, les caractéristiques du moteur de la « 63 » n’accordaient aucune chance à une quelconque ambigüité : selon une formule bien connue, rien ne remplace les centimètres-cubes et ce sympathique théorème s’est une fois encore vérifié ici. Avec un alésage et une course de 102,2 par 94,6 millimètres, la cylindrée exacte du groupe atteignait la respectable valeur de 6208 cm3 ; la dénomination « 63 » ainsi que le badge « 6.3 » apposé sur les ailes avant de la voiture trichant un peu en se référant, une fois encore, au V8 M100 qui fit les beaux jours de la 300 SEL 6.3 de 1968… Dans sa version initiale, la puissance était de 457 chevaux à 6800 tours/minute — comptez trente chevaux de plus avec l’AMG Performance Package, qui comporte également un différentiel autobloquant — tandis que le couple ressortait à 600 Nm, disponibles 1800 tours plus bas.
Inutile de tourner autour du pot : treize ans plus tard, ces chiffres impressionnent encore, même si l’actuelle C 63 et son quatre litres biturbo font sensiblement mieux. Pour autant, la capacité émotionnelle d’une automobile, même lorsque l’on s’intéresse à une sportive de ce calibre, ne s’évalue pas uniquement à l’aune de données mesurables et, en l’occurrence, l’ancien V8, tout à fait capable de s’exprimer sans assistance respiratoire, ne craint personne dès lors qu’il s’agit de secouer l’âme. La pédale d’accélérateur ne vous permet pas uniquement de vous déplacer, elle vous transporte. La bande-son n’a pas besoin d’être trafiquée ; elle accompagne idéalement les images — ces virages qui vous sautent à la gorge, ce paysage que vous n’avez strictement pas le temps d’admirer, le flou généralisé qui s’est emparé du monde, bâtiments, arbres, silhouettes, tout est devenu indistinct. L’aiguille du compte-tours méconnaît toute inertie et voyage à la vitesse de la pensée. Peu importe le nombre de kilomètres que vous parcourez, cette auto, son moteur, ses soubresauts, sa violence intrinsèque, sa démence ne cesseront de vous bousculer et, surtout, de vous rappeler que vous êtes vivant. C’est le moment de penser à Jack Kerouac : « Tout est en désordre. Les cheveux. Le lit. Les mots. La vie. Le cœur. »
Sous tes pieds, il y a l’enfer
Esthétiquement parlant, et contrairement à ses devancières, la « 63 » ne fait pas dans la dentelle. Sa physionomie traduit très précisément les paradigmes de son tempérament et il est impossible de la confondre avec une Classe C plus ordinaire, même si, tout comme aujourd’hui, bon nombre de clients n’ont pas hésité à affubler leur berline Diesel d’un kit optique AMG moyennement proche de la « vraie » et tutoyant les sommets en termes de comique involontaire… De surcroît, en cas — très improbable — de doute, vos vertèbres vous le confirmeront : ni la sellerie ni les lois d’amortissement ne sont celles d’une Renault 25 et une fermeté quasiment caricaturale est de rigueur, ce qui en dit long quant aux limites du châssis, lesquelles ont dicté un compromis délibérément orienté vers l’efficacité, au détriment du confort postural. À moins d’adopter une conduite perpétuellement smooth — mais, en pareil cas, on voit mal l’intérêt d’une telle machine — le voyant dédié à l’ESP vous adressera de fréquents clins d’œil ; cela dit, on est tout de même très loin des fantaisies d’une Ford Fiesta Mk3 Turbo et l’auto témoigne d’une mise au point particulièrement rigoureuse. Bien qu’elle limite le choix de la transmission à une très bonne boîte automatique 7 vitesses, elle invite tout bonnement à une conduite active et concernée ; le conducteur est prié de s’impliquer, de soigner ses trajectoires et, pour en tirer la quintessence, un solide bagage technique peut s’avérer nécessaire. À défaut, la « 63 » demeurera tragiquement sous-exploitée et se trouvera réduite au triste rôle d’un gros jouet pour frimeurs, toujours prêts à brûler de la gomme au feu rouge et à faire du bruit mais incapables de négocier proprement la moindre courbe un tant soit peu exigeante.
Dangereusement vôtre
Au vrai, des C 63 de la génération 204, il y en a eu plus d’une et, de nos jours, l’amateur bénéficie d’un choix étendu. Contrairement à BMW, qui a hésité des décennies durant avant de proposer une M3 Touring, Mercedes a eu la bonne idée de décliner son AMG en break — ce n’est bien sûr pas le plus logeable du marché, mais sa polyvalence est indéniable — et aussi sous la forme d’un coupé aux proportions maladroites mais dont la variante Black Series, poussant la plaisanterie jusqu’à 517 chevaux, fait figure de collector immédiat, comme en attestent les prix de vente affichés outre-Rhin, les plus beaux exemplaires dépassant les 150 000 euros, c’est-à-dire davantage que le tarif auquel l’auto était proposée neuve…
À l’autre bout du spectre, il faut prévoir une enveloppe minimale d’environ 30 000 euros pour pouvoir se procurer une berline saine et disposant d’un historique clair. C’est là un rapport prix/puissance fichtrement attrayant mais, compte tenu du typage du modèle, de sa sophistication, du prix des pièces AMG et du style de conduite auquel il incite, la circonspection est impérative. Les voitures dépourvues d’un dossier d’entretien exhaustif doivent être rejetées sans pitié et, d’une manière générale, la plus grande vigilance s’impose. Gardez à l’esprit que, si la cote est très basse, les coûts d’utilisation — et, éventuellement, de réparation — demeurent ceux d’une automobile d’exception pour laquelle toute approximation est à proscrire. À ces réserves près, si vous aimez les mécaniques expressives, si la conduite semi-autonome ne vous intéresse pas, si vous connaissez un bon ostéopathe et si vous lui prodiguez les soins qu’elle réclame, la « 63 » vous les rendra au centuple ; tout bien considéré, les autos susceptibles de vous donner le sourire en toutes circonstances ne sont pas si répandues !