Si l’on s’avisait d’établir une hiérarchie dans la catégorie des sportives improbables, la Lotus Omega (ou l’Opel Omega Lotus, ou la Lotus Carlton, ou la Vauxhall Carlton Lotus, à vous de choisir), arriverait probablement en tête de liste. Car en effet, qu’est-ce qui destinait cette paisible et robuste familiale – certes très sérieusement conçue mais aussi charismatique qu’un bol d’eau tiède – à devenir la berline de série la plus rapide du monde en son temps, dominant sans coup férir les BMW et Mercedes les mieux motorisées ? Souvent incapable de tirer le meilleur parti de son copieux portefeuille de marques, la General Motors a néanmoins su en exploiter de temps à autre les synergies afin d’accoucher de modèles particulièrement attachants. Dans le cas présent, il est cependant recommandé d’apprécier les brûlantes vertus de la dynamite, la brave Opel revisitée à Hethel n’étant vraiment pas à mettre entre toutes les mains…
Ce n’est pas l’Opel de ton grand-père
Présentée à l’automne de 1986, l’Opel Omega s’inscrit dans la longue lignée des familiales de la marque au Blitz. Succédant à plusieurs générations de Rekord, le nouveau modèle, par son changement d’identité, entend illustrer une forme de rupture par rapport à ses devancières, unanimement louées pour leur robustesse et leur fiabilité, moins pour leurs qualités routières, leurs performances ou leur agrément de conduite même si, au début des années 1970, les Commodore GS et GS/E ont pu séduire une petite tribu de conducteurs soucieux de sortir des sentiers battus. C’est un fait : des décennies durant, on choisissait une Rekord comme on aurait acheté un outil dépourvu d’attrait et dont on aurait attendu davantage de solidité que de séduction. Toutefois, depuis le début des années 1980, la firme de Rüsselsheim entend transformer son image, proposer des voitures plus aguichantes esthétiquement et plus ambitieuses sur le plan technique. L’Omega correspond en tous points à cette démarche en s’éloignant très nettement de la rusticité de la Rekord E ; l’auto dispose en effet de liaisons au sol profondément modernisées – le train arrière multibras se signalant en particulier par une sophistication inhabituelle chez Opel – et de mécaniques plus entreprenantes (ce qui n’était pas difficile). En haut de gamme, on assiste en effet à l’apparition d’une inattendue version « 3000 », nantie du six-cylindres maison – il s’agit en fait du groupe équipant la Senator A, alors à son couchant – et, sur certains marchés, affublée d’un kit carrosserie agressif, histoire de bien faire passer le message : les Opel « à l’ancienne », c’est bel et bien terminé (… ou pas).
Le plumage, pas le ramage
Car si l’emballage est prometteur, on déchante assez vite en levant le capot de l’Omega 3000 Sport, dont le moteur fait pâle figure en comparaison des meilleures réalisations du moment, même si ses 177 ch lui permettent a priori de se positionner de façon compétitive face aux Audi 200 Turbo, Mercedes-Benz 300 E, Saab 9000 turbo 16 ou Renault 25 V6 Turbo. De conception ancienne et en dépit de sa bonne volonté, ce groupe entièrement en fonte et dont les origines remontent à 1966 – il a fait son apparition sous le capot de la Rekord C – manque de raffinement pour pouvoir espérer rivaliser avec les références de l’époque. Les motoristes travaillent alors à la mise au point d’une culasse à quatre soupapes par cylindre, mais celle-ci ne verra le jour qu’en 1989. En attendant, l’Omega ne peut compter que sur la 3000 pour jouer le rôle de locomotive charismatique pour une gamme qui peine à s’imposer sur le marché européen et dont, malgré les efforts de ses concepteurs, l’image demeure désespérément terne, alors que la série 124 de Mercedes se vend comme des petits pains et que la BMW Série 5 E34 va très opportunément renouveler l’offre du constructeur bavarois. Pourtant, tout n’est pas perdu…
La course à la puissance
Depuis 1986, General Motors contrôle également Lotus, petite officine rendue célèbre par ses voitures de sport et un impressionnant palmarès en course, mais fragilisée par la mort prématurée de Colin Chapman, son fondateur, survenue quatre ans plus tôt. Or, à l’instar de Porsche – mais dans des proportions plus modestes – la firme anglaise possède un bureau d’études de bonne réputation auquel GM Europe décide de confier le développement d’une Omega mieux motorisée, susceptible de métamorphoser l’inoffensive berline en authentique voiture de sport et de retenir l’attention des amateurs qui, pour l’heure, se morfondent en attendant la sortie de la prochaine M5, ou vont se fournir chez les préparateurs-constructeurs tels qu’Alpina ou AMG. L’enjeu n’a pas changé : il demeure indispensable, en partant plus ou moins de zéro, de construire la crédibilité d’Opel dans un segment de marché dont le niveau d’exigence n’a pas grand-chose à voir avec celui des clients usuels de la marque. Et, c’est peu de le dire, les responsables du projet ne vont pas y aller avec le dos de la cuillère ; de la sorte, quand la brave Omega revient d’Angleterre, c’est à une véritable transfiguration que l’on assiste : il ne reste vraiment pas grand-chose du déplaçoir endimanché confié – pour le meilleur – aux ingénieurs britanniques !
Quand Lotus joue au Meccano
Leur travail va aboutir à une voiture étonnamment tonitruante et décalée par rapport aux Omega « civiles » et, pour y parvenir, les gens de chez Lotus ont largement profité de l’opulente banque d’organes du groupe américain. Ils y ont prélevé pêle-mêle la boîte de vitesses de la Chevrolet Corvette ZR1 (dont le moteur, rappelons-le, fut également développé en Angleterre), ou bien encore le différentiel autobloquant de la Holden Commodore. Mais, bien entendu, c’est le moteur qui a constitué l’essentiel du travail. Là aussi, hormis le bloc lui-même, il ne subsiste que peu de pièces du 3 litres 24 soupapes originel, qui atteint désormais 3615 cm3 par la grâce d’une sensible augmentation de la course. Toujours à quatre soupapes par cylindre, la culasse est entièrement retravaillée afin de s’entendre au mieux avec les deux turbocompresseurs Garrett T25 qui permettent à l’Omega by Lotus d’afficher une puissance maximale de 377 ch – soit une progression de 85 % par rapport à la 3000 24v –, le couple atteignant pour sa part 557 Nm à 4200 tours. On l’aura compris, le modèle a totalement changé de catégorie : les ressources de son moteur évoluent dans les mêmes eaux qu’une Ferrari Testarossa (370 ch, 480 Nm) et laissent loin derrière la Porsche 964 Turbo (320 ch, 450 Nm) tandis que, chez les berlines, il n’y a guère que les Alpina B10 Bi-Turbo ou AMG 300 E 5.6 pour pouvoir engager la conversation avec la berline germano-britannique !
Un missile méconnu
Indéniablement, ce sont bien là les deux cibles prioritaires de la nouvelle Lotus (dont, au demeurant, l’identité demeure floue : si les logos Opel ou Vauxhall apparaissent bien sur le capot, seul le nom de Lotus est apposé sur la malle arrière). À ce niveau de ressources, les berlines sportives de série (y compris la Mercedes 500 E) ne sont plus de taille, ce que confirment les performances mesurées par Le Moniteur Automobile en 1991 : 284 km/h en pointe, 24,5 secondes au kilomètre départ arrêté, le 0 à 100 en 5,8 secondes. Pour situer le contexte, ce sont des valeurs qui avoisinent ou surpassent les chronos d’une Ferrari 348, d’une Porsche 928 S4 ou d’une Honda NSX… mais avec quatre portes, un habitacle vaste et confortable ainsi qu’un coffre généreux. L’ensemble – dont la maîtrise demande des compétences particulières, l’ESP restant encore à inventer… – est facturé 480 000 francs de l’époque (soit environ 120 000 euros de 2023), versus 500 000 francs pour une M5 E34 de 315 ch. Dans la bonne tradition Opel, l’Omega Lotus s’avère donc très compétitive – mais, au vrai, s’agit-il d’une priorité pour ses acquéreurs potentiels ? Au total, sous les logos Opel et Vauxhall, l’engin ne s’extraira pas de la marginalité en s’écoulant à seulement 950 exemplaires en deux ans (GM Europe envisageait d’en écouler 1100 unités au départ). Et, comme on pouvait s’y attendre, l’opération ne connaîtra hélas pas de suite : lancée en 1994, l’Omega B ne quittera pas les rivages d’une bourgeoisie rassurante et disparaîtra dans l’indifférence générale, sans même avoir reçu le V8 Chevrolet entr’aperçu sous le capot d’un prototype de salon… De nos jours et faute d’image, la plus démoniaque des Opel demeure quant à elle ignorée de beaucoup de collectionneurs, d’où une cote singulièrement attractive : LVA l’évalue à 45 000 euros et c’est sans doute l’un des meilleurs rapports prix/plaisir du moment ! Sachez en profiter…
Texte : Nicolas Fourny