Jean-Paul Belmondo : les bagnoles d’un seigneur
Toutes proportions gardées, Belmondo, c’est un peu comme Picasso : son itinéraire artistique recèle des styles très différents qui se sont succédé mais se sont aussi chevauché, car le héros de Léon Morin, prêtre ou du Professionnel était capable d’incarner à peu près n’importe qui, passant avec aisance du policier au gangster, de l’écrivain au baroudeur, du soldat à l’homme d’affaires. C’est sans doute ce qui explique l’étendue de sa popularité et le chagrin qui a touché beaucoup d’entre nous en ce début de septembre, lorsqu’une dépêche d’agence annonça qu’il avait disparu. Partir ainsi, dans le soleil d’un matin, alors que l’été s’apprêtait à mourir, ça convenait plutôt bien à un type qui avait apporté tant de jours lumineux à son public. Dans les heures qui s’ensuivirent, les chaînes d’information bouleversèrent leurs programmes afin de lui rendre hommage et, spontanément, les extraits de films qu’elles choisirent de diffuser montrèrent l’acteur que nous avions tant aimé en train de maltraiter gaîment bon nombre d’automobiles, populaires ou prestigieuses. Incontestablement, les machines motorisées — sur terre, en mer ou dans les airs — ont joué un grand rôle dans sa carrière et nous avons souhaité, à notre tour, saluer son départ en rappelant quelques-uns de ses exploits sur quatre roues.
Mort d’un sourire
Quand l’annonce de son décès est parvenue aux rédactions, sa notice nécrologique était prête depuis longtemps. Cela faisait déjà vingt ans que Jean-Paul Belmondo avait rejoint la catégorie des survivants, ceux dont la fragilité fait redouter que leur fin survienne à tout instant. Pourtant, bien d’autres que lui ne se seraient pas relevés de l’accident vasculaire cérébral qui le terrassa un jour d’août 2001, en Corse, le laissant aphasique et en grande partie paralysé. Avec une détermination et un courage qui stupéfièrent jusqu’au corps médical, il se releva pourtant, réapprenant peu à peu à parler, à marcher, à écrire — et même à conduire. Jusqu’à pouvoir de nouveau prendre le volant de sa Mini dans les rues de Saint-Germain-des-Prés, histoire d’aller promener son sourire solaire, sa flamboyance et son amour de la vie au cœur de cette ville qu’il avait su conquérir, bien des décennies auparavant.
Ceux qui veulent à tout prix catégoriser les acteurs et leur coller des étiquettes définitives ont tendance à scinder la carrière de Jean-Paul Belmondo en deux parties : celle des années 50 et 60, dédiée aux films d’auteur (Godard, Melville, Resnais, etc.), puis celle des films d’action auxquels, à quelques exceptions près, se cantonna la fin de son parcours. Les cinéphiles authentiques savent bien que les choses sont plus complexes mais, quoique volontiers méprisé par les critiques souvent aigris de Télérama ou des Cahiers, le « quinquagénaire volant des films d’hélicoptère », comme Pierre Desproges le caricatura méchamment un jour, n’avait pas honte de se livrer au divertissement, qu’il s’agisse de polars ou de comédies. Cet homme était, indéniablement, un bon vivant — au sens « XXe siècle » du terme ; comprenez qu’il aimait les femmes, la bonne chère et les bagnoles. De fait, on l’a souvent vu un volant entre les mains, bien avant les cascades soigneusement coordonnées par Rémy Julienne, lui aussi disparu récemment. Dès À bout de souffle — l’œuvre qui révéla son talent au grand public, en 1960 — il circulait à bord d’une Oldsmobile 88 et, s’adressant directement au spectateur, prononçait une réplique demeurée célèbre : « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville, allez vous faire foutre ! ».
Cours après moi, Sharif
En ce temps-là, l’automobile occupait une place de choix dans les scénarios, y compris lorsqu’ils étaient mis en image par des metteurs en scène considérés comme crédibles et légitimes par l’intelligentsia parisienne. En 1965, c’est-à-dire à l’époque où il ne se prenait pas encore trop au sérieux, Jean-Luc Godard réalisa ainsi Pierrot le Fou, film au cours duquel Anna Karina et Belmondo s’embrassent, chacun au volant de leur auto — un spider Alfa Romeo Giulietta pour elle, une plus plébéienne Autobianchi Primula pour lui.
Quelques années plus tard, en 1971, c’est au volant d’une autre voiture italienne que l’acteur va marquer les esprits, en abîmant joyeusement une berline Fiat 124 au cours de l’une des poursuites les plus mémorables de l’histoire du cinéma, dans Le Casse, de Henri Verneuil. Son duel à fleurets mouchetés avec Omar Sharif fera date et c’est aussi à partir de cette période que Belmondo va peu à peu quitter les rivages du cinéma élitaire pour s’orienter, chaque année un peu plus, vers des films populaires — épithète souvent péjoratif sous certaines plumes, dont nous ne sommes pas.
L’ID 19 sciée en deux du Cerveau, de Gérard Oury (1969) avait, d’un certain point de vue, annoncé la couleur : de toutes les palettes de son talent, Bébel allait privilégier celle du show man, du grand spectacle, de la fantaisie, des répliques percutantes, des cascades, des courses-poursuites et des bourre-pif distribués, la plupart du temps, avec ce sourire insolent et cette gouaille qu’on lui avait tellement reprochée au tout début de sa carrière. En 1975, dans Peur sur la ville, toujours sous la direction de Verneuil, on le voit lancé dans Paris à la poursuite de Minos, le tueur borgne, au volant d’une Renault 16. Dans Flic ou voyou, de Georges Lautner, tourné quatre ans plus tard, c’est une Caterham Super Seven et une Ritmo qui l’accompagnent, la seconde — une auto-école de couleur orange avec l’impayable Philippe Castelli dans le rôle de l’examinateur flegmatique assis à la place du mort — subissant les pires outrages (l’avantage des Fiat, c’est que ça ne coûtait pas cher, donc on pouvait en bousiller autant qu’on voulait).
Pierrot a rejoint Colombine
Aux Invalides cet après-midi, j’ai rédigé une partie de cet article en écoutant le thème du Professionnel joué en direct par l’orchestre de la Garde républicaine. Et j’ai pleuré. J’ai pleuré sur notre jeunesse, sur le « cinéma du dimanche soir » diffusé à 20h30 sur la première chaîne pour atténuer le spleen des fins de week-end, sur nos années d’insouciance, sur l’appétit de vivre que Belmondo matérialisait à chacun de ses clins d’œil, dont on pouvait croire qu’ils étaient adressés tout autant aux spectateurs qu’à ses partenaires. Le Professionnel date de 1981 ; c’est l’une des rares fois où l’on peut voir Bébel mourir à l’écran, fauché par une rafale du fusil mitrailleur actionné par Bernard-Pierre Donnadieu (solide second rôle injustement oublié), et la musique d’Ennio Morricone, mélancolique, majestueuse, poignante, ne peut que vous serrer le cœur. Dans ce film de Georges Lautner au scénario quelque peu chancelant — bien que cosigné par Jacques Audiard —, le héros est un agent secret français en rupture de ban aux prises avec ses anciens collègues qui le traquent afin de le liquider, sous la férule d’un Robert Hossein très convaincant dans le rôle du pourri. Un prétexte tout trouvé pour insérer, une fois encore, une course-poursuite à travers Paris (dans un style analogue à celui de plusieurs films contemporains avec Alain Delon, sans doute par pur hasard !). Cette fois, ce sont une Fiat 131 et une Peugeot 504 qui s’y collent. Deux braves propulsions à l’ancienne, lancées au fil d’un montage improbable assez peu respectueux de la géographie réelle de la capitale ; l’affaire se termine sur le parvis puis les escaliers du Trocadéro, alors que Joss Beaumont (le personnage joué par Belmondo), bien qu’ayant reçu une balle dans l’épaule, parvient à prendre le dessus sur ses poursuivants. Il est amusant de noter que la bande-son fut copieusement enrichie par des bruits de moteur de course dont la tonalité n’avait que peu de rapport avec le quatre-cylindres de la Fiat…
Mille vies valent mieux qu’une
En 1982, Jean-Paul Belmondo connaît l’un des plus grands succès commerciaux de sa carrière avec L’As des as, de Gérard Oury. Située dans l’Allemagne nazie de l’avant-guerre, l’intrigue met en scène une monumentale Mercedes inspirée à la fois des 540K et 770 « Grosser », qui occupaient le haut de gamme de la firme à l’époque — et étaient très appréciées des dignitaires nationaux-socialistes. J’écris « inspirée », car l’auto n’était qu’une réplique spécialement réalisée pour les besoins du film, avec des soubassements sensiblement moins nobles que celui des voitures de Stuttgart : le châssis provenait d’un utilitaire Bedford et le moteur n’était autre qu’un vulgaire V8 Chevrolet !
En dépit de résultats flatteurs au box-office, la décennie 80 s’avère néanmoins crépusculaire pour Bébel. Les scénarios sombrent dans la médiocrité ; les cascades et les poursuites en voiture, aussi spectaculaires soient-elles, ne parviennent pas à en dissimuler l’indigence. Les cinéphiles se désolent mais, pour les petrolheads que nous sommes, il reste quelques jolis lots de consolation, à commencer par la Ford Mustang profondément modifiée qu’en hommage au personnage de Frank Bullitt — incarné par Steve McQueen dans le film éponyme — l’acteur pilote dans Le Marginal (1983), film de Jacques Deray qu’il est impossible de considérer comme un chef-d’œuvre mais qui peut constituer un divertissement passable pour un dimanche après-midi pluvieux, si vous en avez momentanément marre de Netflix.
Lui succèderont Joyeuses Pâques, de Georges Lautner, d’un intérêt artistique proche du zéro absolu mais qui assurera une excellente publicité à la toute récente Fiat Uno, puis Le Solitaire, de nouveau mis en scène par Jacques Deray en 1987, dans lequel Belmondo s’embourgeoise au volant d’une 505 Turbo. Le film est un semi-échec commercial et, à son sujet, l’acteur confie à Gilles Durieux, dans la biographie que celui-ci lui consacre en 2009 : « C’était le polar de trop. Je le savais et le public aussi. J’en avais marre et le public aussi. »
Il a 54 ans et la dernière séquence de sa carrière s’ouvre devant lui, avec Itinéraire d’un enfant gâté, de Claude Lelouch — l’un de ses meilleurs rôles, à mon avis. Mais c’en est fini du justicier en jeans et blouson de cuir, à la musculature avantageuse et à la répartie facile. Grand amateur d’automobiles dans la vie — il posséda notamment plusieurs Ferrari, et non des moindres —, Jean-Paul Belmondo n’en usera plus guère à l’écran et se consacrera d’ailleurs principalement au théâtre au cours des années 1990. Toutefois, chez les plus indécrottables nostalgiques, il subsiste encore, empoussiérées au fond d’un placard, quelques VHS aux étiquettes à demi-effacées mais sur lesquelles on peut encore déchiffrer des titres que nous avons tant aimés : Le corps de mon ennemi, Borsalino ou bien encore La Sirène du Mississippi. Ces films enregistrés il y a trente ou quarante ans sur des bandes magnétiques usées, parfois entrecoupés de publicités désuètes, nous parlent de nous-mêmes, d’un monde qui a cessé d’exister et d’un acteur de légende que personne ne pourra jamais remplacer, dont la filmographie contient quelques nanars et beaucoup de chefs-d’œuvre. Il y a quarante ans exactement, deux fins différentes du Professionnel furent tournées et, en écrivant ces lignes, je songe à celle, jamais diffusée, où Joss Beaumont repart vivant du château de Maintenon. Car quand on a eu cette vie-là, qu’on a su l’aimer comme elle le méritait et qu’on a donné autant de bonheur aux gens, on ne peut véritablement mourir. En août 2018, il confiait à Corse-Matin : « Vous savez, je n’ai pas peur de la fin. J’ai eu une vie si heureuse… » Bonne route, Jean-Paul !