Cette fois, ça y est : avec la commercialisation de l’ultime série spéciale ZP Edition (150 exemplaires pour le monde), Jaguar a officialisé la fin prochaine de la F-Type, sa dernière sportive à moteur thermique. En mettant ainsi un terme à 75 ans d’histoire (celle par qui tout a commencé, la XK 120, fut présentée en 1948), la firme de Coventry s’apprête à négocier un virage pour le moins périlleux. Pour ses dirigeants, il est désormais question, en toute simplicité, de s’attaquer à Bentley en s’appuyant sur une gamme entièrement électrifiée – ce qui explique, depuis trois ans, la regrettable absence d’évolution de la gamme actuelle, constituée, F-Type mise à part, de berlines invendables et de SUV dont la pertinence ne saute pas aux yeux au sein d’un groupe abritant également Land Rover. Quoi qu’il en soit, la F-Type aura été un pari magnifique et audacieux qui, même s’il a été perdu, a donné naissance à une enthousiasmante série d’automobiles qui réjouissent l’amateur soucieux de piloter autre chose qu’une certaine sportive allemande incontournable, mais trop vue aux yeux de certains. Il est donc temps de lui dire au revoir – mais certainement pas adieu !
Sport ou grand tourisme, il faut choisir
S’il existait ailleurs que dans l’imaginaire des collectionneurs, le chemin qui mène du sport au grand tourisme ressemblerait probablement à une vieille route humide constituée de pavés disjoints et dévalant une colline – le genre d’itinéraire que l’on parcourt toujours plus vite dans un sens que dans l’autre. De fait, l’histoire des sports cars sorties des ateliers Jaguar a longtemps hésité entre les deux concepts – dont la frontière est souvent poreuse… – au fil des évolutions mécaniques et de restylages souvent synonymes d’abâtardissement (il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les premières XK 120 et les ultimes XK 150, et il en va de même dans le cas des E-Type). Le processus s’est maintes fois répété : à la pureté esthétique éblouissante des premières années succéda systématiquement la longue glissade des compromis rendus nécessaires par l’évolution du marché et les attentes de la clientèle. Jusqu’à ce jour de l’automne 1975 où, en présentant sa XJ-S, Jaguar choisit définitivement son camp : celui des cruisers plus ou moins opulents, certes puissants et rapides mais dont le poids et l’encombrement engendrent une incompatibilité notoire avec la sportivité, synonyme pour beaucoup de légèreté et donc d’un certain ascétisme. Il en alla de même avec les X100 puis X150 qui, jusqu’en 2014, perpétuèrent le concept : ainsi avons-nous eu affaire, des décennies durant, à des coupés et cabriolets généreusement motorisés, confortables et classieux à souhait – et tout à fait capables de s’encanailler à l’occasion –, mais qui concurrençaient bien davantage les Mercedes-Benz ou BMW équivalentes que les Porsche 911 tarifées dans les mêmes eaux.
Le spectre de la E-Type
Effet collatéral de cette stratégie : chacun put observer, à partir des années 1980, un vieillissement accéléré de la clientèle Jaguar, la plupart des trentenaires en capacité de s’offrir une XK8 ou une XKR s’exclamant, goguenards : « Je m’en achèterai une pour fêter mes 70 ans ! » lorsqu’on leur suggérait qu’il n’y avait pas que les 911 ou les BMW M3 dans la vie. En dépit d’un palmarès enviable, les victoires au Mans étaient loin et, pour ce qui concernait les voitures de route, même les plus dévergondées des XKR-S, affublées d’un accastillage censément « sportif » et rappelant un peu ces sexagénaires pathétiques à catogan et blouson de cuir, ne parvinrent pas à tromper leur monde. Rajeunir la cible en faisant revenir la firme sur le territoire étroitement balisé des voitures de sport n’allait donc pas de soi et il convient de saluer le courage dont firent preuve ses dirigeants en lançant le projet X152, dont l’appellation commerciale ratifiait dès l’abord le typage : il s’agissait bel et bien de donner enfin un véritable successeur à la E-Type, et en particulier à ses toutes premières variantes à châssis court, belles à se damner et d’une agilité aujourd’hui encore appréciée des amateurs. Construite sur une base de X150 raccourcie, la F-Type – annoncée sous la forme du concept-car C-X16 lors du Salon de Francfort 2011 – revendiqua dès l’abord une compacité bienvenue, avec une longueur réduite de 32 cm par rapport à la XK sortante !
Sus à la 911 !
L’on ne pouvait cependant pas dresser un constat identique au sujet du poids de l’engin. À moteur équivalent, la F-Type ne pesait en effet qu’une vingtaine de kilos de moins qu’une X150, dépassant les 1,7 tonne dans ses versions les mieux motorisées en dépit de la construction « tout alu » héritée de sa devancière et qui faisait alors la fierté du constructeur. L’auto s’avérait donc plus lourde, lors du lancement de sa version définitive, au Mondial de l’Automobile de 2012, que l’incontournable 911 que l’Anglaise tenait dans sa ligne de mire. Pour autant, sur le papier, ses ambitions apparaissaient comme légitimes. Roadster biplace ou coupé de la même eau, l’auto, superbement dessinée par le chief designer Ian Callum, ne manquait certes pas d’arguments. Les étagères de la marque recelaient, il est vrai, tout le nécessaire pour conférer au nouveau modèle le niveau de performances adéquat. On avait ainsi le choix entre le V6 et le V8 maison, tous deux suralimentés par compresseur. Si le V8 était déjà connu, le V6, quoique dérivé de son grand frère, était inédit ; tous deux permettaient à la F-Type d’offrir un large éventail de puissances, de 300 à 495 ch, transmises soit au seul essieu arrière, soit – pour la première fois dans l’histoire de la marque à ce niveau de gamme – par le truchement d’une transmission intégrale. S’y ajoutaient un habitacle bien construit, exigu mais au design original et (en dépit des critiques acerbes formulées à cet égard par Jeremy Clarkson) un coffre suffisant pour un week-end en amoureux. Après tout, que demande-t-on de plus à une voiture de sport ?
Ce sera peut-être votre première Jaguar
Les premiers essais de la presse spécialisée n’ont pas tardé à confirmer les impressions que chacun avait pu éprouver lors de la découverte statique de la voiture : la F-Type ne se contentait pas d’être puissante, sophistiquée et joliment dessinée ; son châssis n’avait pas été mis au point par des branquignols mais, singulièrement dans sa version à deux roues motrices, s’adressait à des gens qui aimaient véritablement conduire, voire piloter. Avec un empattement de 262 cm et une puissance pouvant aller jusqu’à 450 ch dans cette configuration, la Jag exige une certaine concentration pour être exploitée comme il convient quand la route commence à tournicoter. Ne nourrissant aucun complexe vis-à-vis de la concurrence germanique, et ce malgré des moyens peu comparables avec ceux de Porsche, Mercedes ou BMW, Jaguar n’a de surcroît pas hésité à pousser la plaisanterie bien plus loin encore, l’inépuisable V8 délivrant jusqu’à 575 ch dans ses versions les plus vindicatives, tout en n’hésitant pas, à l’autre extrémité de la gamme, à développer une variante d’accès animée par un roturier quatre-cylindres 2 litres. Et, avec plus de 60 000 exemplaires construits en neuf ans de production, le bilan commercial n’est pas déshonorant pour une firme de la taille de Jaguar, dont la situation s’est par-dessus le marché nettement détériorée depuis le lancement de la F-Type et qui ne doit son salut actuel qu’aux E-Pace et F-Pace… Cela dit, reverra-t-on, dans l’ère électrifiée qui s’annonce, une sportive de cet acabit dans le catalogue de la marque ? Rien n’est moins sûr quand on observe, par exemple, ce qu’il est en train d’advenir de Lotus. Mais laissons, voulez-vous, ces lugubres perspectives de côté pour profiter d’un présent encore radieux : même si sa sortie du catalogue est imminente, l’offre de F-Type est abondante sur le marché et le rapport prix/plaisir de l’auto est on ne peut plus séduisant ! À vous de savoir en profiter…
Texte : Nicolas Fourny