En considérant le flot des attaques plus venimeuses les unes que les autres qui se sont abattues sur la firme britannique depuis quelques semaines, on pourrait en conclure que la situation de Jaguar n’est vraiment pas reluisante. Le Jag bashing a commencé dès mois de novembre, quand la marque a révélé un logo inédit ainsi qu’une nouvelle identité visuelle, par le truchement d’un clip publicitaire dont c’est peu dire qu’il a déchaîné les passions, sur les réseaux sociaux en particulier. Puis, quelques jours plus tard, après la diffusion de photographies montrant le prototype roulant et camouflé de sa prochaine nouveauté, Jaguar a présenté le concept car qui nous occupe aujourd’hui, sous le nom de Type 00. Là aussi, affirmer que l’accueil a été plutôt frais serait pécher par excès d’euphémisme – à la vérité, l’auto a été aussitôt cruellement vilipendée et taillée en pièces par l’immense majorité des commentateurs non professionnels, les journalistes spécialisés se montrant plus pondérés dans leurs analyses. Jaguar joue ne rien moins que sa survie avec le modèle qui s’annonce ; faut-il vraiment le jeter aux orties avant même d’en avoir découvert sa version définitive ?
Provocation, j’écris ton nom
Tout à fait entre nous, depuis combien d’années l’annonce d’une nouvelle Jaguar n’avait-elle pas réussi à susciter autant de commentaires, y compris de la part des médias généralistes ? « Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi ! », affirmait Léon Zitrone. C’est sans nul doute ce même principe qui a guidé les dirigeants de Jaguar, qui ont délibérément choisi de choquer le grand public en recherchant le maximum de buzz et en tournant sans vergogne le dos à l’image traditionnelle du constructeur. Gerry McGovern, actuel Chief Creative Officer de la firme, l’a confirmé en déclarant que Jaguar envisageait de ne conserver que 15 % de sa clientèle actuelle ! Depuis lors, tout un phalanstère de gardiens du temple autoproclamés se répand en lamentations sur X, Instagram ou Facebook en proclamant la mort de la firme à grand renfort de sentences définitives, ou en publiant des images de ses modèles les plus iconiques comme pour mieux souligner l’inanité de la Type 00. Il faut dire que celle-ci fait tout pour susciter l’ire de ses contempteurs : non seulement sa propulsion est exclusivement électrique, mais en plus les responsables du projet ont manifestement choisi de heurter la sensibilité des jaguaristes patentés en multipliant les détails grossiers et provoquants, comme cette proue cartoonesque et digne d’une Batmobile dessinée par un demeuré, répondant à une partie arrière ressemblant fâcheusement à un climatiseur domestique géant…
Copy Nothing ?
Toutefois, lorsqu’on examine l’objet avec la distance critique qui convient, la fièvre des emportements éruptifs s’estompe et permet à chacun de reprendre ses esprits afin de rappeler quelques évidences. Premièrement, la Type 00 n’est qu’un faux concept car – c’est-à-dire qu’il s’agit en réalité du modèle définitif déguisé en prototype, en multipliant les utopies stylistiques uniquement destinées à épater le public (ou à offenser le bourgeois) et qui n’ont aucune chance de survivre sur le modèle de production. Ensuite, une fois retranchés les détails les plus clivants, l’on a en définitive affaire à un véhicule assez convenu dans sa forme (même si l’on peut toujours se réconforter en constatant qu’il ne s’agit pas d’un SUV de plus) : capot démesuré, habitacle rejeté vers l’arrière, forme fastback – rien de révolutionnaire dans tout ça, ce que l’on pouvait d’ailleurs aisément présager en examinant les photos du prototype roulant mentionné plus haut. À cette aune, le nouveau slogan de la marque – Copy Nothing, selon un propos attribué à Sir William Lyons lui-même – semble donc pour le moins surfait… Au vrai, si l’on met de côté tout le bullshit régurgité par les gens du marketing, on comprend que la vraie « révolution » Jaguar est à rechercher ailleurs que dans le design, ailleurs que dans un nouveau logo, ailleurs que dans l’esthétique woke d’une campagne qui, qu’on le veuille ou non, a atteint son but ; ici, la prise de risque réside dans l’électrification totale du futur catalogue et dans une montée en gamme pour le moins hasardeuse…
La fortune sourit aux audacieux (ou pas)
Résumé des épisodes précédents : en 2023, on a appris que Jaguar allait prendre le virage de l’électrique – c’est peut-être la connerie du siècle, soit dit en passant – puis que, de surcroît, la firme allait changer de cible : dorénavant, il n’allait plus être question de s’attaquer à BMW, mais à Porsche et Bentley ! Rappelons, à toutes fins utiles, qu’à l’heure actuelle, la Jaguar la plus onéreuse – la F-Type R75 – s’affiche à 135 300 €, versus 208 538 € pour la Bentley la plus accessible… La marche à gravir s’avère donc particulièrement élevée et choisir de se (re)lancer avec une grande GT exclusivement électrique n’est peut-être pas la meilleure façon d’y parvenir, étant donné l’enthousiasme plutôt modéré suscité par les Porsche Taycan ou Audi e-tron GT. Plusieurs constructeurs, qui avaient clamé leur intention de basculer dans le tout-électrique à l’horizon 2030, ont récemment annoncé la remise à plat de leur stratégie – et on les comprend, quand on observe le peu d’appétence du marché pour les voitures à piles. Coincées entre l’insolente réussite de Tesla d’un côté et le dynamisme des constructeurs chinois de l’autre, les marques européennes ne semblent pas en mesure de négocier valablement le virage de l’électrification à tout crin que tentent de leur imposer des pouvoirs publics une fois encore déconnectés des réalités sociales, commerciales et industrielles du Vieux Continent.
Quitte ou double
Dans ces conditions, le pari de Jaguar semble particulièrement aventureux. Il faudra patienter jusqu’à l’automne 2025 pour découvrir la version de série qui, on l’a vu, sera sensiblement assagie par rapport au concept car. Les deux portes en élytre laisseront ainsi la place à quatre ouvrants traditionnels et il faudra s’attendre à un traitement nettement plus conventionnel du reste de la carrosserie comme de l’habitacle, même si, concernant ce dernier, il se confirme que les amateurs de ronce de noyer et de design classique seront priés d’aller voir ailleurs. Dans l’Auto-Journal daté du 12 décembre 2024, Rawdon Glover, directeur général de Jaguar, enfonce le clou : « Si vous voulez un choix conservateur, ne mettez pas une Jaguar dans votre liste (…) Je pense aussi que le public sera plus jeune et plus urbain ». Le message est on ne peut plus clair : la clientèle désormais visée par la marque n’aura pas grand-chose à voir avec l’image que projetaient, jusqu’alors, les conducteurs de XJ ou de XK. Quant à la machine électrique élaborée pour déplacer l’engin, aucune information officielle n’est disponible à ce jour. On sait seulement qu’il n’y a pas de plan B, l’architecture conçue pour les trois modèles qui composeront, à terme, la future gamme étant exclusivement électrique… Un conseil aux amoureux de Jaguar : la prochaine fois que vous passez devant une église, prenez donc quelques minutes pour y entrer et allumer un cierge. Ça peut toujours servir…
Texte : Nicolas Fourny