Henri Pigozzi : l'âme de Simca
L’histoire des marques automobiles est jalonnée d’hommes de talents, bricoleurs de génie, bateleurs hors-pair ou financiers avisés. Derrière la fameuse Simca se cache un homme de cet acabit : Henri Théodore Pigozzi. Peu d’hommes auront autant incarné la marque qu’ils dirigeaient comme le fit Pigozzi pour Simca. Homme charismatique, charmeur, bluffeur, visionnaire, roublard, Pigozzi, le petit italien turinois, sera l’un des plus grands patrons de l’automobile française, et l’âme de Simca quasiment jusqu’à sa mort en 1964.
Le petit Enrico Teodoro (il francisera plus tard son nom), né en 1898 à Turin, orphelin de père à 14 ans et obligé de travailler très tôt, n’avait pourtant pas toutes les cartes en main au départ. Mais ces années difficiles furent une bonne école pour lui, développant sa force de caractère et surtout sa débrouillardise. C’est la guerre qui lui donnera l’occasion de révéler son sens du business. Ou plutôt l’après-guerre. Car en 1918, une fois le premier conflit mondial terminé, Pigozzi a une riche idée : acheter et revendre les surplus militaires des forces alliées. A une époque ou l’automobile est encore un luxe, les véhicules démilitarisés sont une aubaine. Ces stocks militaires n’étant pas inépuisables, le jeune Pigozzi va se réorienter dans le commerce du charbon provenant de la Sarre, puis en montant son propre business d’importation d’acier français. Bien lui en a pris !!!
L’usine Simca de NanterreComment passe-t-on du commerce de l’acier en Italie à la construction automobile en France ? Il faut une suite de coïncidences qui fait croire qu’à cœur vaillant rien d’impossible ! Quant on vend de l’acier à Turin, avec qui on deale d’après vous ? Avec la fameuse Fiat ! C’est ainsi que Pigozzi va rencontrer Agnelli, Les deux personnages s’apprécient, et Agnelli va tout de suite comprendre qu’avec Pigozzi, il tient un homme intéressant. Il connaît bien la France pour commercer avec elle depuis quelques temps, l’homme est dynamique, ambitieux, et soyons clairs, culotté. Dans le même temps, Ernest Loste, qui jusqu’à présent importait les Fiat en France, semble un peu « sous-dimensionné » comme on dirait aujourd’hui par rapport aux ambitions d’Agnelli. C’est donc avec l’appui de Pigozzi qu’Agnelli va réorganiser son implantation en France en 1926, en créant la SAFAF, Société Anonyme Française des Automobiles Fiat. Pour faire bonne figure, c’est Ernest Loste qui en prend la présidence, mais l’homme lige d’Agnelli, c’est bien Pigozzi, qui prend le titre de Directeur Général. Dès lors, Fiat en France, c’est Pigozzi.
Dans un premier temps, la SAFAF se contente d’importer et de distribuer des Fiat en France. Mais la cris de 1929, la « grande dépression », va changer la donne. Dès lors, les Etats vont devenir bien plus protectionnistes, et importer des voitures en France n’est plus vraiment rentable. L’ambitieux Enrico Teodoro, qui depuis quelques temps s’est fait rebaptisé Henri Théodore histoire de paraître plus français (n’oublions pas qu’à cette époque, ce sont les italiens qu’on rejette en France), y voit une opportunité : proposer à Fiat de produire en France. Il faudra quelques temps pour que le projet se concrétise. C’est « grâce » à la faillite de la marque automobile Donnet-Zedel que les ambitions de Pigozzi vont se concrétiser. La marque, située à Nanterre, venait de construire une usine moderne tout juste avant la banqueroute. Surdimensionnée pour la petite marque, elle s’avère idéale pour la nouvelle marque française aux accents italiens, Simca.
Pigozzi devant la Simca 1300En 1934 naît donc la Société Industrielle de Mécanique et de Carrosserie (Simca) dont le principal actionnaire est bien évidemment la Fiat (mais pas seulement), et qui rachète illico presto (en italien s’il vous plaît) l’usine de Donnet-Zédel. On notera dès alors le flair de Henri Pigozzi, qui aura trouvé en deux temps trois mouvements une usine, bien placée (les méandres de la Seine sont prisés, et Simca y restera fidèle en s’installant par la suite à Poissy), à bon prix, et malgré peu de capital. Car si Fiat et Agnelli font confiance à Pigozzi, ils restent prudents.
Si Loste quitte l’aventure, Pigozzi n’en devient pas le maître absolu. Il reste directeur général, et finalement, cela lui va bien. Ce qu’il aime, c’est l’opérationnel. A partir de 1934, Simca va donc assembler des Fiat, siglées « Simca licence Fiat » (lire aussi: Simca 5). Petit à petit, la référence à Fiat disparaîtra malgré une parenté évidente. La marque s’impose lentement mais sûrement sur le territoire français. La guerre viendra interrompre momentanément cette progression. Réquisitionnée, l’usine de Nanterre produira des équipements mécaniques pour l’armée Allemande, mais dès la libération de Paris, c’est pour les alliés que Simca va travailler. Son job ? Réparer les moteurs des Jeep. Simca aura traversé la guerre sans trop de dommage, sans doute grâce à son dynamique Directeur général, qui aura su jouer de son entregent pour maintenir un semblant d’activité ! Mais contrairement à d’autres (on pense notamment à Louis Renault), personne n’y trouvera à redire, et l’usine de Nanterre sera même décorée pour son aide précieuse à l’avance alliée pour la conquête de l’Allemagne. Pourtant, l’appartenance à la mouvance Fiat (italienne, donc membre de l’Axe) aura permis un petit traitement de faveur pendant la guerre… Mais peu importe.
La Ford Vedette qui deviendra Simca après le rachat de Ford SAFLa paix signée, Pigozzi ne reste pas inactif. De plus en plus indépendant vis à vis de Fiat, du moins dans son esprit (la marque italienne n’a jamais été majoritaire au capital), il a l’ambition de devenir un vrai constructeur. Il lui faudra d’abord éviter une nationalisation qui pendait au nez de Simca. L’art de la diplomatie, mais aussi l’aplomb et la superbe d’un Pigozzi, éviteront le pire. Dès lors, le petit Enrico devenu Henri a de plus en plus d’ambition, dont celle de se détacher de l’encombrante tutelle de Fiat. C’est avec l’Aronde que Simca gagnera ses lettres de noblesse et deviendra un « vrai constructeur français ». Sortie en 1951, elle ne ressemble pas à une Fiat : pas de doute, c’est une Simca. Les années 50 seront fastes pour la « petite marque » devenue française et surtout « grande » !
C’est en 1954 que Pigozzi fera son plus gros coup. Sa gamme est trop limitée : seule l’Aronde représente Simca. De plus, la marque, malgré sa production presque « monoproduit », commence à être à l’étroit à Nanterre. Sans beaucoup de capitaux, délaissée par la Fiat, engoncée à Nanterre, Simca doit réagir. Ca tombe bien car Ford SAF est dans la panade. Ses modèles sont peu adaptés au marché français de l’après guerre, et son usine ultramoderne de Poissy sous-exploitée. Grâce à un habile tour de passe-passe, Pigozzi va réussir l’un des plus grands coups de sa carrière : en s’alliant à Ford, et sans débourser un sou, Simca va élargir sa gamme (notamment vers le haut aves la Vedette, seule « française » à moteur V8 de grande diffusion), et surtout s’offrir une usine idéalement placée (à Poissy donc), moderne, et tout à fait adaptée à ses ambitions. Chapeau l’artiste.
La Simca MarlyEn intégrant Ford SAF, Pigozzi va s’imprégner de cette culture automobile américaine inconnue en France : c’est l’introduction du « marketing » (mot inconnu à l’époque), des « restyling » et des chromes. Quand Citroën joue sur le terrain de la « technologie », Simca, elle, la joue à l’affectif et à l’ego ! Banco. Simca devient le n°2 français. Malgré ses origines italo-américaines, Simca jongle avec les noms qui fleurent bon la France, le luxe et le prestige : Marly, Beaulieu, Régence, Trianon, Versailles, Chambord, ou Ariane. Que des chateaux, des villes prestigieuses de l’ouest parisien (bourgeoises donc) ou, exception, la fille du roi Minos (si elle n’est pas déesse, Ariane est sans doute un clin d’oeil à sa concurrente DS).
L’usine Simca de PoissyIl faut tout de même se rendre compte qu’en 1958, alors que Chrysler rachète les parts encore détenues par Ford (15 %), Simca est le deuxième constructeur français derrière Renault, mais devant Peugeot et Citroën. Si pour nous ces années ont été marquées par la DS, la 2CV ou la 403, en réalité, les Aronde, Vedette et autres Versailles cartonnent grâce à un positionnement marketing pointu (certains diront de l’esbroufe). Ce n’est pas pour rien que Chrysler s’intéresse à Simca : une culture « à l’américaine » depuis le rachat/fusion de Ford SAF, une usine moderne et évolutive (Poissy n’est pas Billancourt ou le quai de Javel, les expansions étaient alors possibles) et la marque Simca n’est rien de moins que le numéro 2 français. En outre, son actionnariat est très dilué, là où Peugeot est une entreprise familiale, Renault nationale et Citroën contrôlée par Michelin : la cible idéale. Pigozzi, qui n’espère qu’une chose (avoir les coudées franches) ne voit pas d’un mauvais œil l’arrivée d’un nouvel actionnaire : voilà longtemps qu’il a prouvé qu’il n’avait que faire de ses commanditaires.
En 1958, année de tous les chambardements, Chrysler rachète les 15 % de Ford. Dès lors, les américains ne cesseront de monter au capital, pour en prendre totalement le contrôle en 1962 (avec 63 % du capital). Si l’argent « ricain » a permis à Pigozzi de lancer son « bébé », la Simca 1000, sans doute n’imaginait-il pas se retrouver avec un seul donneur d’ordre. Pigozzi se croyait sans doute protégé par Fiat qui détenait encore une part non négligeable du capital. Mais l’introduction du nouveau marché commun et la chute des taxes douanières prohibitives rendaient caduques les besoins pour Fiat de produire en France. Business et amitié n’ont jamais fait bon ménage, et Fiat, contre toute attente, vendit sans coup férir ses parts à Chrysler.
Pigozzi, malin comme un singe, avait plus d’un tour dans son sac. Il avait réuni les droits sur la marque, et un certain nombre d’actifs, au sein de Simca Industries, qu’il revendit au prix fort à Chrysler ! Ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace, mais cela contribuera à une mauvaise collaboration entre français et américains au sein de la nouvelle filiale de Chrysler Europe. D’ailleurs, Pigozzi sera évincé aussitôt ! A croire que sa vie, c’était Simca, puisqu’il mourra d’une crise cardiaque peu de temps après, le 18 novembre 1964.
La 1000, dernière Simca née sous l’ère Pigozzi !Pigozzi aura incarné sa marque jusqu’à la fin, jouant de toutes les ascendances possibles, qu’elles soient italiennes ou américaines, tout en la préservant comme « purement » française. Malgré sa « francisation », il restera fidèle à son Italie natale en mettant le pied à l’étrier d’Amédée Gordini (lui aussi « immigré » italien) ou en rachetant la marque Talbot-Lago à son compatriote Anthony Lago fin décembre 1958. Ce qui explique qu’en 1979, lors du rachat de Chrysler Europe par Peugeot, la marque Talbot fut exhumée !
Pigozzi fut un grand homme, avec sans doute sa part d’ombre, et ses travers. Mais il révolutionna l’univers automobile, adoptant les méthodes italiennes puis américaines, de production comme de commercialisation. On dit souvent d’ailleurs que le succès de Simca dans les années 50 tenait beaucoup à son charismatique patron. Sans être héritier, ni même propriétaire d’une marque automobile, il réussit à l’incarner comme personne. Chapeau !
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