

Dans les années 60 et 70, les constructeurs de GT ou de sportives italiennes étaient séparés par une implacable ligne de démarcation : d’un côté, les aristocrates concevant leurs propres moteurs – Maserati, Ferrari et Lamborghini ; et de l’autre, les rustauds cédant à la facilité en allant se procurer outre-Atlantique de gros V8 aussi puissants que frustes. Aux côtés d’Iso, De Tomaso a été de ceux-là et, lorsque l’on évoque la petite firme de Modène, ce sont bien sûr la Mangusta ou la Pantera qui viennent spontanément à l’esprit. Pourtant, sa production ne s’est pas limitée aux berlinettes à moteur central ; de 1972 à 1989, la confidentielle Longchamp, étroitement dérivée de la berline Deauville, s’est chargée de combler les désirs des amateurs d’exotisme…



Le catalogue d’un exilé
Alejandro de Tomaso est né en Argentine en 1928. Expulsé de son pays en 1955 à la suite d’une tentative avortée de coup d’État destinée à renverser le président Juan Perón, il s’installe en Italie, pays d’origine de son père, et se lance dans une peu concluante carrière de pilote automobile à laquelle il met sagement un terme dès 1959, année de la création de la société De Tomaso Modena SpA. Son fondateur ne manque pas d’ambition : il s’agit, en toute simplicité, de s’attaquer aux ténors de la catégorie que sont alors Ferrari, Maserati ou Porsche. Après une très confidentielle Vallelunga, lancée en 1963 et modestement motorisée par un quatre-cylindres 1,5 litre issu de la Ford Cortina, les choses sérieuses commencent dès 1966 avec la spectaculaire Mangusta, animée cette fois par un V8 Ford et dessinée par Giorgetto Giugiaro pour le compte de Ghia – carrossier dont De Tomaso prend le contrôle l’année suivante. Construite jusqu’en 1971 à 400 exemplaires, la Mangusta est remplacée par une Pantera au design moins flamboyant mais qui, en comparaison de sa devancière, ferait presque figure de bagnole populaire : plus de 7000 unités en seront assemblées jusqu’en 1992. De fait, c’est avec la Pantera que De Tomaso accède à une certaine notoriété, en particulier outre-Atlantique où, en vertu d’accords conclus avec Ford, l’auto est diffusée via le réseau Lincoln-Mercury. En Europe, les 335 ch du V8 Ford une fois encore mis à contribution permettent en théorie à l’engin de rivaliser avec Ferrari 365 GT4 BB, dont le noble V12 « à plat » navigue dans les mêmes eaux. Pour autant, Alejandro de Tomaso n’entend pas se limiter à ce seul segment de marché…
Du sport au luxe
En 1970, De Tomaso s’est ainsi lancé à l’assaut des berlines de luxe européennes avec la Deauville, dessinée par Tom Tjaarda dans un style rappelant furieusement une certaine Jaguar XJ – bien que le styliste se soit toujours défendu d’avoir plagié le dessin de la voiture britannique, ce que personne n’est obligé de croire. Motorisée par le même V8 Ford que la Pantera, la Deauville concurrence aussi les Mercedes S-Klasse dans leurs variantes les plus généreusement pourvues en termes de centimètres cubes. Or, à Stuttgart, aux côtés des grandes berlines patriciennes, on sait aussi concevoir des coupés de grand tourisme qui en sont directement issus. À l’automne de 1971, le constructeur stuttgartois a renouvelé son offre en la matière en lançant une SLC qui, si elle a perdu en opulence par rapport aux coupés de la série 111, fait figure de référence absolue dans sa catégorie. Voilà de quoi inspirer Alejandro de Tomaso, qui demande à Tom Tjaarda d’élaborer une version coupé de la Deauville. Ça tombe bien, le designer a commis, en 1969, un très séduisant prototype baptisé Marica et établi sur la base de l’agonisante Lancia Flaminia. Comme il arrive souvent chez les carrossiers italiens de ce temps-là, Tjaarda reprend les substrats du travail réalisé pour la Marica en l’adaptant au châssis de la Deauville, l’empattement d’icelui étant raccourci de dix-sept centimètres.

Entre Stuttgart et Maranello, mon cœur balance
Présentée au salon de Turin 1972, la Longchamp agrège une certaine agressivité à l’élégance formelle requise à ce niveau de gamme. Voulue moins bourgeoise et d’inspiration plus sportive que la Mercedes 450 SLC à laquelle elle va se confronter plus ou moins directement, la voiture italienne s’avère plus courte et plus râblée que sa rivale allemande et, comme on s’en doute, la qualité de finition de la De Tomaso n’est pas comparable : à la rigueur luthérienne de la SLC, la Longchamp oppose le cocktail cent fois rabâché par les Italiennes de ce calibre, à base de matériaux luxueux, de coloris improbables et d’assemblage désinvolte. Sous le capot, comme les autres De Tomaso, l’auto fait parler la poudre avec – vous l’avez deviné – le sempiternel et roturier V8 Ford « Cleveland », à l’évidence moins sophistiqué que ses rivaux européens mais d’une redoutable solidité et dont les valeurs faramineuses de puissance et de couple (335 ch et surtout 46 mkg !) terrassent la concurrence, du moins sur le papier. En termes de puissance brute, il faut une fois encore aller du côté de Maranello pour trouver une concurrente à la mesure de la Longchamp ; la somptueuse Ferrari 365 GT4 2+2, œuvre de Leonardo Fioravanti pour Pininfarina, recèle un V12 de 4,4 litres pour 340 ch. Mais s’adresse-t-elle exactement à la même clientèle que la Longchamp ? Poser la question, c’est y répondre…
L’aristocratie contre la plèbe
Comparaison n’est pas raison, c’est bien connu, mais la destinée des deux modèles présente néanmoins de nombreuses similitudes. La De Tomaso et la Ferrari – devenue 400 puis 412 – sont ainsi apparues la même année et ont disparu simultanément, en 1989. Mais les volumes de production n’ont pas grand-chose à voir : si quelque 2900 coupés frappés du Cavallino Rampante ont vu le jour en dix-sept ans de production, la Longchamp ne totalise pour sa part qu’un peu plus de 400 unités – en ce compris la version décapotable présentée en 1980. Le charme de l’artisanat a manifestement des limites… Reste la question de la rusticité mécanique ; propriétaire de Maserati à partir de 1975, le pragmatique Alejandro n’hésitera pas à lancer, sous cette marque, un coupé Kyalami qui devait pratiquement tout à la Longchamp – même si, en dépit des apparences, les carrosseries des deux modèles ne partageaient aucun embouti – à l’exception de son moteur, un V8 Maserati de pure race… De nos jours, les Longchamp ne sont pas rares sur le marché et peuvent séduire ceux qui veulent profiter d’une machine exclusive, puissante et gratifiante à conduire, sans pour autant en passer par les coûts de maintenance inévitablement corrélés à la possession d’un V12 ou d’un V8 transalpins. D’autant que, tout bien considéré, l’auto n’est pas chère : la cote LVA donne une valeur plancher de 45 000 euros pour un bel exemplaire. Il y a amplement de quoi se laisser tenter…






Texte : Nicolas Fourny