Grande séductrice s’il en est, la Jaguar XJ – nous voulons parler ici de la première du nom (1968-1992) – est aussi une lady capricieuse à ses heures, pourvoyeuse de grandes satisfactions mais aussi d’un lot non négligeable d’emmerdements en tous genres. « On ne peut tout avoir », en concluront les fatalistes, jugeant par-là que l’ensorcelante beauté et la classe indépassable de la fameuse berline anglaise s’accompagnent forcément d’une fiabilité incertaine, rançon d’un raffinement mécanique pas toujours maîtrisé. Faudrait-il donc choisir, à cette aune, entre l’élégance superlative et une relative tranquillité d’esprit ? Que non pas : grâce à Alejandro De Tomaso, créateur de la firme éponyme, il existe une alternative, certes moins sophistiquée, certes moins authentique (et pour cause), mais également moins ondoyante dans son fonctionnement : nous avons nommé la Deauville !
Les Jaguar à moteur Ford ne datent pas d’hier
Avouons-le d’emblée, la Deauville sera également bien plus difficile à trouver que sa rivale britannique : seuls 244 exemplaires de la berline De Tomaso ont été construits entre 1970 et 1985, versus un total d’environ 300 000 Jaguar XJ (versions six et douze cylindres confondues, même si, compte tenu de ses performances, c’est plutôt à une XJ12 qu’à une XJ6 qu’il faudrait la comparer). Car la Deauville, si elle n’a connu qu’un seul moteur, s’est installée d’office au sommet de sa catégorie : avec ses 300 ch et ses faramineux 46 mkg de couple, le V8 Ford Cleveland de 5763 cm3, aussi rustique soit-il – bloc et culasses en fonte, arbre à cames central, alimentation par carburateur – ne craint pas grand-monde en termes de ressources. Quand le modèle apparaît, à la fin de 1970, la concurrence se résume aux Iso Fidia ou Mercedes-Benz 300 SEL 6.3, elles aussi animées par des V8. La Jaguar ne recevra son V12 que deux ans plus tard, tandis qu’il faudra attendre 1974 pour que Stuttgart dévoile sa démoniaque 450 SEL 6.9 de 286 ch. Cette courte énumération situe le débat : la Deauville a été conçue pour le grand tourisme rapide ; elle s’adresse aux amateurs de berlines aussi luxueuses que véloces et plus ou moins noblement motorisées. Au reste, l’auto est tarifée nettement plus cher qu’une Daimler Double Six, qui se négocie 160 000 francs en septembre 1979, alors qu’il faut débourser 219 500 francs pour une Deauville (environ 122 000 euros d’aujourd’hui), 281 980 francs pour une Mercedes 6,9 litres ou 247 000 francs pour une Maserati Quattroporte 4900.
Un V8 à tout faire
Puisque nous abordons le sujet de la noblesse mécanique, j’en entends d’ici certains rigoler en détaillant les caractéristiques du V8 Ford, évidemment moins sophistiqué que ses rivaux européens. Tout a été écrit depuis longtemps au sujet des divergences philosophiques entre les motoristes états-uniens et leurs collègues du Vieux Continent et De Tomaso, dont Ford détenait 84 % du capital depuis 1971, s’était, à l’instar de Bizzarrini, Monteverdi ou Iso, tourné sans vergogne vers Detroit pour motoriser ses voitures – solution bien plus commode et bien moins onéreuse que d’embaucher des ingénieurs afin de consacrer plusieurs années d’études fastidieuses à l’élaboration d’un V12 susceptible d’en remontrer aux Ferrari ou aux Lamborghini. Simple de conception, ne recelant aucune innovation particulière et d’une solidité ferroviaire, le V8 Cleveland incarne, en quelque sorte, l’antithèse de son équivalent chez Maserati – firme rachetée par De Tomaso en 1975 –, authentique moteur de course dont les spécifications sont aussi satisfaisantes pour l’esthète que contraignantes pour l’utilisateur soucieux de pouvoir exploiter la puissance affichée sans arrière-pensées. Et c’est à ce dernier que s’adresse la Deauville, tout comme, dans un autre style, la Pantera dotée du même moteur.
Come Together
Au demeurant, à sa naissance les chronos de la XJ transalpine s’avèrent difficilement surpassables par quelque berline européenne que ce soit. Et même à son couchant quinze ans plus tard, à cet égard la Deauville sait encore tenir son rang face aux Mercedes 500 SEL, BMW 745i ou… Maserati Quattroporte III, rivale fratricide à laquelle la De Tomaso a légué sa plateforme – mais pas son moteur, la firme au Trident demeurant fidèle au V8 maison. Les 230 km/h dont l’auto est capable n’amusent pas le terrain et ses occupants profitent, de surcroît, du raffinement attendu à ce niveau de gamme : les cuirs sont de première qualité, les boiseries sont authentiques et tous les gadgets de son temps répondent à l’appel (quand ils fonctionnent : le V8 est américain, mais l’électricité est italienne). Dotée de trains roulants sérieusement étudiés – le train arrière ressemblant étrangement, dans sa conception, à celui d’une voiture anglaise qu’il est inutile de nommer –, l’auto se révèle par ailleurs presque aussi agréable à conduire que la Jaguar dont Tom Tjaarda a juré ne pas s’être inspiré lorsqu’il a dessiné la Deauville. Feu le designer américain, employé par Ghia (alors filiale de De Tomaso) a toujours affirmé que son projet était déjà finalisé lorsque la XJ fut présentée, à l’automne 1968. Un peu comme John Lennon s’est ardemment défendu, au cours d’un procès retentissant, d’avoir songé à You Can’t Catch Me, de Chuck Berry, quand il composa Come Together… Chacun est libre d’y croire (ou pas).
Un état d’esprit
Si vous êtes séduit par l’engin, vous serez ravi d’apprendre que sa cote n’est pas proportionnelle à sa rareté : à l’automne 2022, Bonhams a ainsi vendu un exemplaire de 1979, dans son jus et nécessitant quelques travaux, pour un peu plus de 22 000 euros – à notre sens, un exemplaire irréprochable ne saurait dépasser les 35 000 euros. Archétype de l’auto de connaisseurs, la Deauville demeure méconnue de la plupart des gens et la demande est donc faible. Juridiquement parlant, la marque existe toujours mais ce n’est plus qu’un label vide de sens dont les droits ont été successivement acquis par plusieurs aigrefins, comme en témoigne le consternant crossover présenté sous le nom de Deauville au Salon de Genève en 2011 et qui n’est heureusement pas entré en production. Alejandro De Tomaso n’aura pas assisté à cette odieuse exploitation de son nom et de son histoire : il est mort en 2003, un an avant que son entreprise ne soit mise en faillite. Bien moins identifiée que l’emblématique Pantera, la Deauville est néanmoins représentative d’une certaine approche, très seventies dans l’esprit, de la berline de luxe européenne. Si elle lui a été longtemps reprochée, avec le recul du temps sa ressemblance avec la XJ s’est peu à peu muée en une sorte de clin d’œil esthétique suscitant davantage de sympathie que de quolibets. À présent, entre l’aristocrate anglaise et la roturière italo-américaine, à vous de choisir…
Texte : Nicolas Fourny