Les modèles que l’on désigne simplement par leur mode de suralimentation sont rares mais significatifs. Par exemple, dans les années 1980, quand vous parliez d’une Porsche Turbo tout le monde comprenait qu’il s’agissait de la 911 sommitale et non pas d’une des malheureuses « PMA » – 924 ou 944 – ainsi gréées, quels qu’aient été leurs mérites. Toutes proportions gardées, il en va de même pour les Bentley de la série « SZ », sous le capot desquelles le turbocompresseur a fait son apparition dès 1982. À l’époque, celui qui conduisait une Bentley Turbo , qu’elle soit « R » ou pas, n’avait guère besoin de préciser de quelle variante il parlait, les pouvoirs magiques de l’accessoire greffé sur le déjà vénérable V8 maison se suffisant manifestement à eux-mêmes… Pourtant, aux yeux du collectionneur d’aujourd’hui ou du chroniqueur soucieux d’exhaustivité, il n’est pas toujours facile de s’y retrouver dans le maquis des différentes versions, entre la Mulsanne des débuts et la Turbo RT lancée au couchant du modèle. Cette fois, nous nous intéressons à la plus emblématique d’entre elles, nous avons nommé la Turbo R !
Quinze ans de sommeil
Quand, au Salon de Paris 1980, la Mulsanne est dévoilée aux côtés des Rolls-Royce Silver Spirit et Silver Spur, le nom même de Bentley semble s’apparenter à une survivance épuisée plutôt qu’à une marque en pleine possession de ses moyens et à l’avenir prometteur. Réduite depuis quinze ans à un simple label victime d’un badge engineering de moins en moins respectueux de son identité, Bentley n’est alors plus que la parente pauvre de Rolls, ce dont témoignent les statistiques de production des deux marques tout au long des années 1970. Depuis l’avènement des monocoques (c’est-à-dire la série « SY » – Silver Shadow et T Series) et la fin des Continental (ces berlines, coupés et cabriolets de grand prestige, très majoritairement badgés Bentley), la marque au « B » ailé n’est plus que l’ombre d’elle-même. R-R se borne alors à commercialiser la berline T en deux empattements, à laquelle s’adjoignent un coupé et un cabriolet Corniche ; ces autos sont, à la calandre et aux logos près, les copies conformes des modèles correspondants chez Rolls-Royce qui, par surcroît, conserve l’exclusivité de la Camargue et de la Phantom VI, qui ne connaissent pas d’équivalence chez Bentley. Il faut d’abord se rappeler l’existence de la marque et, ensuite, être plus snob que snob pour choisir une Bentley T plutôt qu’une Silver Shadow et, comme on s’en doute, cette clientèle-là n’est pas la plus fournie qui soit…
Un petit tour dans la Sarthe
Le simple fait d’avoir choisi de baptiser la nouvelle berline d’un nom au lieu d’un lettrage anonyme est en soi un symbole très significatif, d’autant plus que l’appellation retenue résonne chaleureusement dans le cœur des bons connaisseurs de l’histoire de Bentley. Mulsanne, petit village blotti dans la campagne sarthoise, est connu dans le monde entier car il a donné son nom à l’un des plus célèbres virages du circuit du Mans – épreuve remportée à cinq reprises par Bentley avant son rachat par Rolls-Royce en 1931. Or, les « Derby Bentley » construites à partir de cette date sont, aujourd’hui encore, dédaignées des amoureux des « vraies » Bentley ; comprenez celles conçues par W.O. lui-même et dont la sportivité brutale possédait des relents qui incommodaient les dirigeants de Rolls. Depuis lors, aucune sports car digne de ce nom n’a plus porté le nom de Bentley, ni à Derby, ni à Crewe – usine dans laquelle les deux firmes se sont installées dès 1946. La Mulsanne adresse donc d’emblée un clin d’œil sympathique à un héritage jusqu’alors soigneusement occulté, même si, au départ, ses caractéristiques ne la différencient pas de celles des Spirit et Spur. Au demeurant, la série « SZ » ne constitue qu’une mise à jour de la « SY », sous une carrosserie modernisée mais très classique, due au designer autrichien Fritz Feller. Ainsi, la plateforme, le moteur, la boîte de vitesses et les suspensions de la Mulsanne proviennent-ils en droite ligne de la défunte T2. Le gros V8 apparu en 1959 sous le capot de la S2 n’a pas changé et ses 6750 cm3 délivrent une puissance traditionnellement non précisée par la marque – qui se contente de la qualifier de « suffisante » – mais que les spécialistes évaluent à environ 200 ch. Au risque de faire hurler certains puristes, rappelons que le V8 5 litres d’une Mercedes-Benz 500 SE contemporaine, tarifée deux fois et demie moins cher que la Bentley, délivre alors 240 ch… mais patience : les Anglais n’ont pas dit leur dernier mot !
Un sauveur nommé turbo
Dix-huit mois plus tard, au Salon de Genève 1982, la résurrection de Bentley se confirme avec le lancement de la Mulsanne Turbo. À l’étude depuis 1973, la suralimentation du V8 a été menée avec un soin extrême, de façon à ne pas dénaturer le typage de l’auto qui, vous l’aviez deviné, ne s’est pas transformée en voiture de sport pour autant ; tel n’était pas le but de ses concepteurs, avant tout désireux de dynamiser l’image de Bentley tout en commençant à différencier la marque des modèles badgés R-R. D’où cette appellation qui s’affiche sans vergogne sur la malle arrière, à l’instar d’une plébéienne Renault 18… Et, tout comme à Billancourt, il ne s’agit pas d’une suralimentation light : la puissance du huit-cylindres a progressé « d’environ 50 % », aux dires du constructeur – on peut donc l’estimer à environ 300 ch, ce qui remet les pendules à l’heure vis-à-vis de la concurrence germanique. Car oui, n’en déplaise à certains thuriféraires des berlines britanniques, cela fait déjà presque vingt ans que la clientèle visée peut légitimement s’interroger : en 1963, la Mercedes 600 a, par sa modernité, renvoyé les Silver Cloud III et Bentley S3 au rang d’aimables antiquités et, par la suite, la série des « SY » n’est jamais parvenue à égaler les prestations de la voiture de Stuttgart, cependant dix fois moins diffusée que ses rivales. Incapable de lutter contre la sophistication toujours plus ambitieuse revendiquée dans les bureaux d’études de la Daimler-Benz, l’usine de Crewe recourt fort habilement au turbocompresseur – moyen commode de redonner du souffle à une mécanique hors d’âge et qui, à ce stade, conserve encore ses carburateurs Solex. Mais plus pour longtemps : quoique disposant de moyens sans comparaison avec ceux des Allemands, les ingénieurs de chez Rolls sont bien décidés à pousser la plaisanterie encore plus loin…
Une Bentley qui ne manque pas d’R
Tels les valeureux pilotes de la RAF luttant héroïquement contre les as de la Luftwaffe durant la bataille d’Angleterre, les motoristes se penchent sans relâche sur leur seul et unique moteur en compensant leur manque de ressources – il est bien sûr hors de question d’étudier un nouveau groupe – par une ingéniosité et une imagination qui méritent d’être saluées. C’est grâce à elles que ce vieux et attachant tromblon a, contre toute attente, survécu jusqu’en 2020, après avoir connu une impressionnante succession de modifications en tous genres dont, à l’automne de 1986, la moindre n’aura pas été l’adoption de l’injection Bosch Motronic. À ce moment-là, cela fait plus d’un an que la Mulsanne Turbo s’est muée en Turbo R – le « R » signifiant Roadholding, afin de valoriser les évolutions du châssis, de nouveaux réglages de suspension ayant significativement amélioré le comportement de l’auto. Dans la revue Automobiles Classiques, en février 1990, Pierre Dieudonné remarque ironiquement que le « R » ne signifie certes pas Racing (ce à quoi, à la vérité, personne ne s’attendait en présence d’une berline de 2,4 tonnes à vide). Il note que le constructeur, s’il « incorpore régulièrement à son inimitable production le bénéfice de certains progrès », ne s’avance qu’avec circonspection sur les chemins de l’innovation. Il n’en demeure pas moins qu’au fil des millésimes, la Turbo R va progressivement densifier sa fiche technique : de la sorte, l’ABS et un amortissement à pilotage électronique viennent combler une partie du retard de la Bentley vis-à-vis d’une concurrence engagée dans une course à la puissance et à la technologie hors de portée de la firme anglaise. Laquelle joue, très intelligemment, dans un autre registre : à la froide efficacité ingénieriale des Allemands, la Turbo R oppose le raffinement inégalable de l’artisanat et le snobisme ultime de l’exclusivité (on ne risque pas de retrouver le logo de la marque sur des taxis ou des autocars), à une époque où le tarif d’une Mercedes 600 SEL se rapproche sans complexes de celui d’une Mulsanne « de base » …
Un rêve à portée de main
On l’a vu, la Turbo R n’a pas cessé d’évoluer au fil de ses treize années d’existence – ce qui aura violemment contrasté avec le quasi-immobilisme de la T-Series, à peu près immuable dans ses fondamentaux en quinze ans de production. Sur une base strictement identique, la « SZ » version Bentley, avec ses quatre phares ronds, ses gros pneumatiques et une puissance qui, sur les dernières Turbo RT, atteignait tout de même les 406 ch, sera parvenue à incarner une tout autre philosophie que celle des Rolls-Royce, même si, sur la fin, certaines d’entre elles reçurent également le turbo qui aura tant fait pour la légende de leurs cousines. Car la Turbo R a donné le coup d’envoi d’une renaissance qui se poursuivit en 1991 avec le coupé Continental R, étroitement dérivé de la berline et qui survécut jusqu’après la prise de contrôle de la marque par Volkswagen. Elle a préparé le terrain pour l’Arnage qui lui a succédé, puis pour la Mulsanne deuxième du nom, à laquelle VW a malheureusement décidé de ne pas donner de descendance – à présent, les amateurs de berlines Bentley ne peuvent plus compter que la Flying Spur des temps modernes, qui n’est rien d’autre qu’une Porsche Panamera recarrossée. Un tout autre univers que celui de la Turbo R, certes bien plus approximative dans sa définition mais dont les archaïsmes recèlent un charme qu’aucune berline contemporaine surmotorisée n’atteindra jamais. Aujourd’hui encore, prendre le volant de la Bentley vous emporte très loin des trivialités de ce monde, dans un voyage sensoriel qui vous marquera longtemps, même s’il ne dure que quelques kilomètres. Naturellement, cette atmosphère unique – les boudoirs tendus de cuir Connolly et capables d’abattre le 0 à 100 km/h en moins de 7 secondes ne courent pas les rues – a un coût ; nous ne parlons pas du prix d’achat, absolument ridicule de nos jours (à l’heure où ces lignes sont écrites, la cote LVA donne 22 000 euros pour un exemplaire en excellent état), mais des frais qu’entraînera immanquablement une maintenance et des réparations effectuées dans les règles de l’art. Si vous êtes prêt à les assumer, de grands bonheurs vous attendent !
Texte : Nicolas Fourny