Porsche 959 : un laboratoire sur quatre roues
Un six-cylindres multisoupapes et turbocompressé de 450 chevaux, une transmission intégrale et un amortissement variable : de nos jours, ce sont là les caractéristiques d’un certain nombre de voitures de sport ou de grand tourisme et, sans aller jusqu’à les considérer comme banales, on peut quand même constater que de telles données n’ébahissent plus que quelques béotiens hagards. En 1985 toutefois, il n’en allait pas de même et la lecture de la fiche technique de la 959 provoqua une sorte d’électrochoc intellectuel qu’on a peine à s’imaginer aujourd’hui. La première supercar commise par Porsche aura, sans doute davantage que ses descendantes, marqué son époque ; elle aura surtout préfiguré, avec une sagacité et une précision stupéfiante, à quoi allaient ressembler les 911 que nous connaissons à l’heure actuelle.
La science, pas la fiction
Un jour, Pierre Bercot, ancien P.-D.G. de Citroën, eut cette phrase lapidaire : « Si la DS avait été un chef-d’œuvre, elle aurait été copiée. » De ce jugement, chacun est libre de tirer les conclusions qu’il souhaitera — que l’on s’intéresse à son auteur ou à son sujet — mais, factuellement, force est de constater que Bercot n’avait pas tort : ni techniquement, ni esthétiquement, la DS n’aura fait école et, d’ailleurs, ses singularités hydrauliques ont été peu à peu abandonnées sur les modèles qui lui ont succédé. L’influence somme toute modeste qu’aura exercée l’un des monuments de l’automobile est éclairante ; prétendre annoncer l’avenir par l’innovation constitue un art difficile et nombreuses sont les solutions présentées comme avant-gardistes qui ont très vite sombré dans la marginalité et l’oubli ; on songe par exemple à la propulsion par turbine, aux carrosseries interchangeables ou au moteur rotatif. C’est l’une des raisons pour lesquelles la 959, tant d’années après sa présentation, continue de fasciner autant : les solutions qu’elle recelait ne ressemblaient pas au contenu de ces revues américaines des années 1950 du genre Mechanix Ilustrated, qui présentaient à longueur d’année des procédés et des inventions plus ou moins farfelus, dont la candeur vous ferait sourire. Il ne s’agissait pas d’une démarche romantique et encore moins d’un concept car vaguement adapté à une production en petite série, mais d’une machine aboutie, compétente, utilisable, conçue avec toute la rigueur attendue et qui, au beau milieu de la décennie 80, mettait d’ores-et-déjà à la portée de l’amateur un package qui n’allait se généraliser qu’une bonne vingtaine d’années plus tard…
Fille de la course
Un amateur fortuné, toutefois, car il convient de mentionner qu’en 1987 la 959 figurait sur le tarif officiel de Porsche France au prix de 1 780 000 francs, soit un peu plus de 460 000 euros actuels — c’est-à-dire deux fois la valeur d’une 992 Turbo S hors options. Il est vrai qu’en comparaison de la supercar de Weissach, la 930 contemporaine s’apparentait à une survivance aux archaïsmes certes émouvants mais qui en proclamaient déjà la sénescence… Tandis qu’en découvrant l’aspect général de la 959, on reconnaissait aisément la cellule centrale de la 911 mais, tout autour d’elle, les bouleversements opérés par les responsables du projet semblaient provenir d’un ouvrage d’anticipation.
C’est à Francfort, durant l’IAA 1983, que l’aventure avait commencé. Sur le stand Porsche, les visiteurs du Salon avaient découvert une 911 très spéciale, baptisée Gruppe B. Même les moins germanistes de nos lecteurs auront compris la signification de cette dénomination : la firme de Stuttgart avait bel et bien l’intention de venir se mesurer aux Audi quattro et aux Lancia 037 qui, à ce moment-là, en décousaient dans le cadre du championnat du monde des rallyes. La Gruppe B — qui existe toujours et que Porsche exhume de temps à autre de ses réserves — allait cependant connaître un destin bien différent, en course comme sur la route et, exactement deux ans plus tard, au même endroit, le Typ 959 entamait une carrière aussi courte que fulgurante !
Walter Röhrl aux côtés d’un des prototypes de 959 en 1985La métamorphose d’un cloporte
Le temps où les orgueilleuses berlinettes à douze cylindres construites en Émilie-Romagne pouvaient se permettre de toiser les chétifs coupés allemands, aux ambitions mécaniques infiniment plus modestes, était définitivement révolu. De la sorte, en face d’une 288 GTO, elle aussi initialement pensée pour le Groupe B, non seulement la 959 n’avait-elle plus à nourrir le moindre complexe d’infériorité mais, de surcroît, elle s’avérait capable de renvoyer la voiture italienne à ses chères études à bien des égards. C’est que, là où la Ferrari demeurait résolument ancrée dans sa contemporanéité, la Porsche s’installait déjà dans le siècle encore à naître, dont elle prophétisait les tendances, alors même que ses concepteurs, au lieu de partir d’une feuille blanche, avaient une fois de plus basé leur démarche sur l’inusable 911 ; de sorte qu’en pénétrant dans l’habitacle, ses très chanceux propriétaires — seuls 283 exemplaires furent produits ce qui, en comparaison, ferait presque de la 918 Spyder un produit de grande consommation — ne risquaient pas d’éprouver le moindre dépaysement. Le mobilier de bord et l’instrumentation étaient très semblables à ceux de la « Onze » mais un œil attentif pouvait très vite y repérer un certain nombre d’intrigantes singularités. Ainsi, et pour la première fois, un thermomètre d’eau faisait son apparition dans le combiné traditionnel, car le flat-six de 2 849 cm3 (oui, exactement comme certains V6 PRV !) se caractérisait par un double système de refroidissement — à air pour les cylindres et à eau pour les culasses. Le pilote notait aussi la présence de quatre témoins lumineux (un par roue) correspondant au système de surveillance de la pression des pneumatiques, deux cadrans indiquant la répartition du couple entre les essieux avant et arrière et, sur une console centrale très proche, dans son dessin, de celle de la future 964, un commutateur rotatif permettant d’ajuster le tarage des amortisseurs flanqué d’un autre dédié à la hauteur de la garde au sol.
Un feu d’artifice technologique
La transmission intégrale de la 959 n’était pas totalement inédite ; on en avait eu un avant-goût sur le prototype 911 Turbo 4×4 Cabrio Studie de 1981 mais c’était la première fois qu’un modèle de route en héritait. Associé à une boîte à six vitesses, le système était capable de faire varier la distribution du couple dans des rapports allant de 20/80 à 50/50 entre les essieux avant et arrière, en fonction du « programme de conduite » choisi par le conducteur — quatre possibilités : tout-terrain, verglas, route mouillée, route sèche. Dans les deux derniers cas, sans aucune intervention humaine, l’électronique de bord se chargeait de répartir le couple en permanence, en s’adaptant aux conditions routières. Enfin, on l’a vu, la suspension proposait une garde au sol variable selon trois valeurs possibles, la position la plus basse (soit 120 mm) étant automatiquement sélectionnée dès que l’on dépassait les 160 km/h. À cette allure, l’auto n’en était qu’à la moitié environ de ses possibilités puisque sa vitesse maximale était affichée à 317 km/h dans sa version « Sport »…
Gavé par deux turbos KKK, le moteur, étroitement apparenté à celui de la 956, profitait d’un couple de 500 Nm pour délivrer des performances de haut vol. Trente-cinq ans plus tard, les automobiles capables de passer sous les quatre secondes dans l’exercice du 0 à 100 km/h ne sont toujours pas courantes et, en combinaison avec la sophistication de la transmission et des trains roulants, l’ensemble aboutissait à une machine dont le comportement général et les aptitudes n’avaient strictement rien à voir ce que l’époque pouvait proposer. À l’automne de 1986, Pierre Dieudonné publia le compte-rendu de son essai dans Automobiles Classiques : « L’autre aspect sidérant de la 959 concerne l’efficacité avec laquelle cette puissance est transmise au sol par le système de traction intégrale programmée à répartition variable. Si ce n’est par la vivacité des accélérations, le pilote n’éprouve jamais l’impression que ses roues sont soumises à de telles forces d’arrachement. À aucun moment, le patinage ne paraît imminent, du moins sur sol sec. De la même façon, le fait d’enfoncer l’accélérateur en virage ne déstabilise nullement l’équilibre du comportement. Dans tous les cas, on s’étonne de constater avec quelle justesse la puissance, qui deviendrait largement excédentaire dans l’hypothèse d’une conception classique, paraît être distribuée vers les roues les plus aptes à la transmettre au sol. »
Dieu doit beaucoup à Porsche
Si l’on compare les possibilités d’une 992 Carrera 4S avec celles d’une 959, certaines analogies sautent aux yeux : les niveaux de puissance et de couple sont directement comparables, voire identiques, pour des performances très voisines. La différence, c’est qu’en un peu plus de trois décennies, les prestations qui étaient jadis celles d’une supercar sont devenues accessibles à une GT de référence, mais qui ne présente plus les contraintes corrélées à l’utilisation d’une automobile d’exception, constituée de matériaux exotiques et présentant tous les inconvénients liés aux détails de sa novation. L’architecture électronique de la 959 vieillit mal et, de plus, seule l’usine est habilitée à en assurer la maintenance, en raison de sa complexité inusitée. Si vous disposez d’un million de dollars (soit à peu près le prix d’un exemplaire de 1987 mis en vente par RM Sotheby’s l’année dernière), il conviendra d’aborder l’objet comme l’un des plus captivants avatars de la saga 911, capable de courir au Mans comme au Paris-Dakar (qu’elle remporta d’ailleurs), plus que comme un youngtimer susceptible d’être utilisé sans se préoccuper des circonstances. Il s’agit néanmoins d’un précieux manifeste et du témoignage de ce dont fut capable l’un des bureaux d’études les plus réputés au monde lorsque, ayant évacué toute préoccupation financière — Porsche perdit de l’argent sur chacune des 959 produites —, ses collaborateurs s’attachèrent à développer un engin indépassable en son temps et dont le charisme demeure intact. Ce n’est pas le moindre exploit de la firme de Zuffenhausen et il méritait d’être salué !
Texte : Nicolas Fourny